Duel entre la mort et la vie

 

 Article du Cardinal DANNEELS, «Pastoralia» n°5, pp100-103 sur l'encyclique “l'Évangile de la vie” (Evangelium vitæ) du pape Jean-Paul II.

 

Duel entre la mort et la vie 1

Une réflexion collégiale 1

Comme un veilleur 1

Inédit ! 2

Une méditation. 2

Prés de perce-neige 2

Ce merveilleux don de la vie 2

Se sentir responsable 3

Trois prises de position. 3

Rapprocher la loi civile de la loi morale 3

Peuple de la vie 4

Entre le Christ et chaque être humain, un lien extraordinaire 4

Un souffle pastoral 4

 

Une réflexion collégiale

L'encyclique “L'Évangile de la vie” est un document pastoral né d'un processus de réflexion collégiale. Ce sont les cardinaux réunis en consistoire en 1991 qui l'ont demandée.

A ce moment-là, les multiples atteintes contre la vie dans les différents continents ont été longuement évoquées. En conclusion, les cardinaux ont demandé au pape de publier un document pastoral sur la valeur et la beauté de la vie et sur les risques de dérive. Le pape a ensuite envoyé une lettre à tous les évêques du monde pour leur demander de se prononcer sur l'opportunité d'un tel document et d'envoyer leurs suggestions.

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Comme un veilleur

Dans un contexte où les attitudes collectives à l'égard de la naissance, de la souffrance et de la mort sont touchées par la confusion entre le bien et le mal, il était important qu'une voix se lève pour défendre les plus petits. Quand l'être humain est menacé, du début à la fin de sa vie, - car personne ne conteste les multiples atteintes à la vie - est-il possible de garder le silence ?

Comme un veilleur, le pape dresse un tableau des ombres et des lumières de nos civilisations. “Fils d'homme, je l'ai fait sentinelle pour la maison d'Israël" (Éz 3,17) . “Ni le jour ni la nuit, les veilleurs ne doivent se taire” (Is 62, 6) .

Ce texte est donc un plaidoyer pour la vie, destiné à réveiller nos consciences et à mobiliser nos responsabilités pour que nos sociétés de “vie en commun” ne deviennent des “sociétés d'exclus, de bannis et d'éliminés” [18].

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Inédit !

Aux menaces anciennes qui pèsent sur la vie (guerre, famine, exploitation, violence...) s'ajoute “un aspect inédit et encore plus injuste”. La multiplication cancéreuse des atteintes à la vie est désormais un phénomène de culture : une partie croissante de l'opinion publique justifie certains crimes contre la vie au nom des droits de la liberté individuelle.

Le pape aborde le sujet moins en termes individuels de culpabilité personnelle qu'en termes de dérive collective de la culture. Nous passons du stade de la fragilité morale à celui de la légalisation de certaines pratiques contre la vie. Les services de santé finissent par aller à l'encontre de la logique humaine et du serment d'Hippocrate, quand on les utilise pour la mort et non pas pour la vie.

Les démocraties risquent de ne plus être au service d'une échelle de valeurs et de se situer au-dessus d'elles; elles sont parfois soumises à des groupes de pression et à des rapports de force qui prétendent situer ces valeurs dans la sphère du privé, de sorte que l'ordre légal se sépare souvent de l'ordre moral.

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Une méditation

Le pape présente les ombres de notre époque dans le cadre d'une méditation. Dès les premières pages de la Genèse, "le frère tue le frère". Mû par la colère et la convoitise, il devient un ennemi de sa propre parenté. Sans trouble ni désir de pardon après le meurtre d'Abel, Caïn répond à Dieu: “Suis-je le gardien de mon frère ?” Il cherche à couvrir son crime par le mensonge “Qu'as-tu fait ?- “Je ne sais pas.”

Aujourd'hui Caïn a pris le visage de l'indifférence collective. Il symbolise la perte du sens des responsabilités à l'égard des membres les plus faibles de l'humanité, et l'idéologie qui sert à masquer, voire à légaliser, les atteintes à la vie de la personne [8] . Cette page de la Genèse est réécrite chaque jour dans le livre de notre histoire. A la question du Seigneur “Qu'as-tu fait?” nous ne pouvons nous dérober derrière “l'ignorance” de notre culture.

L'histoire de Caïn trouve un relais dans celle de Pharaon qui ressentait comme une menace, pour son bien-être et pour la tranquillité de son pays, le développement démographique d'un peuple : il tue les enfants et soumet ce peuple à toutes les formes d'oppression [16] . Et puis il y eut Hérode… Les forces du mal sont symbolisées dans l'Apocalypse par le dragon qui veut dévorer “l'enfant aussitôt né" (Ap 12, 4) , l'enfant étant la figure du Christ et la figure de tout être humain faible et menacé [104].

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Prés de perce-neige

Certes ces ombres révèlent une contradiction surprenante entre les droits de l'homme et leur violation aux moments les plus significatifs de l'existence, à la naissance et à la mort. Mais il y a aussi des zones de lumière. Plus discrètes, parce qu'elles attirent moins l'attention des médias, elles émaillent le quotidien : d'innombrables familles, personnes et institutions se dévouent au service des personnes les plus faibles et sans défense. Des groupes de bénévoles prennent des initiatives et des mouvements sensibilisent la société en faveur de la vie.

Partout des symptômes de guérison affleurent, comme des perce-neige au printemps. La protection de la vie va de ses expressions les plus simples, comme le respect de la nature, jusqu'à ses formes les plus hautes : la liberté humaine et la vie spirituelle. Il y a une aversion de plus en plus grande envers la peine de mort, l'emprisonnement arbitraire, la torture. D'innombrables personnes accomplissent avec amour des gestes d'accueil, des sacrifices et prodiguent des soins désintéressés. L'ardeur des chercheurs dans les milieux médicaux pour trouver des remèdes aux calamités et pour développer la sensibilité éthique sont le signe d'une solidarité croissante entre les peuples.

Il n'y a pas que le sang d'Abel qui crie vers Dieu. Le sang du Christ est “plus éloquent que celui d'Abel" (Hb12, 24) . Il est source d'une vie nouvelle et révèle à l'homme que sa vocation est le don total de lui-même. Tant de signes d'espérance dans nos sociétés annoncent la victoire de la résurrection.

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Ce merveilleux don de la vie

Le chapitre II est une hymne à la vie, la vie reconnue comme un don. Ici le style devient lyrique.

Si nous disons que toute vie est don de Dieu, c'est parce que nous reconnaissons qu'il y a un Créateur et que la vie n'a pas surgi par hasard, du mouvement de l'eau tiède... Nous sommes à l'image du Créateur et cela suscite en nous action de grâce et joie.

Si notre être tout entier est un don, ce caractère de gratuité est en quelque sorte inscrit dans nos gènes, et se traduit nécessairement par le don de soi aux autres. Toute la dynamique de la création est un mouvement d'abandon, de décentrement, de “lâcher-prise” et de don de soi. La charité, l'altruisme, la philanthropie, sont congénitales. Cela appartient au tissu de notre être. L'homme est don et il se donnera aussi aux autres.

Mais l'Évangile de la vie n'est pas seulement une réflexion, ni même une exhortation : il est la personne même du Christ, mort et ressuscité. C'est en contemplant le Seigneur sur la croix que nous comprenons comment “la vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée” [5]. Ici la méditation se fait louange, action de grâce et désir de servir la vie.

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Se sentir responsable

Le chapitre III nous invite à intérioriser la loi. Si la vie est un don, nous en sommes responsables, car lorsque l'on a reçu un bien, on doit le respecter, le promouvoir et s'en sentir responsable.

Le commandement de Dieu est formulé de façon négative, mais il est donné “pour la croissance et pour la joie de l'homme" [52]. La limitation n'est que le revers d'une responsabilité positive : promouvoir la vie. Elle marque le seuil en dessous duquel nous ne pouvons descendre et ouvre un espace illimité à la créativité au service de la promotion de la vie.

Toute vie doit être respectée même celle du coupable. Remarquons que la peine de mort ne peut être tolérée que dans les cas “de nécessité absolue, lorsque la défense de la société ne peut être assurée autrement”. C'est donc un pas en avant dans la délicatesse morale. Cela veut dire que nous sommes sur le chemin de l'interdiction totale, car un état moderne est normalement capable de protéger ses citoyens par d'autres moyens et les raisons qui conduisent à cette mesure extrême deviennent rares sinon inexistantes [56].

Nous sommes ici devant un exemple de raffinement moral, comme il y en eut d'autres dans l'histoire. Prenons le cas du prêt à intérêt. Au Moyen Âge, c'était un péché, car cette activité entraînait l'appauvrissement progressif du débiteur jusqu'à sa mort. C'était un acte mauvais. Aujourd'hui, le système économique a changé. Cette pratique ne signifie plus l'exploitation du pauvre, mais, sauf publicité abusive, le crédit permet aux personnes et aux sociétés d'entreprendre un projet. Aujourd'hui, on se demande aussi s'il y a encore une “guerre juste” ? Une guerre est-elle un moyen adapté pour obtenir justice, quand les dégâts provoqués sont pires que le mal qu'on voulait endiguer? S'il faut tout faire pour rendre moins inhumaines les conséquences des interventions militaires, il est surtout urgent d'apprendre à résoudre nos différends par des moyens plus conformes à la dignité humaine (G.S. 79-82) .

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Trois prises de position

Au coeur de ce chapitre, le style change. Le pape engage son autorité de successeur de Pierre et la collégialité des évêques sur trois points : le meurtre d'un innocent [52], l'avortement [62] et l'euthanasie [69]. Il s'agit, dans les trois cas, d'actes moralement inacceptables. Ce sont des paroles de très haute autorité magistérielle, fondées sur “la loi non écrite que tout homme trouve dans son coeur à la lumière de la raison” et sur l'Écriture, la tradition ecclésiale et le magistère de tous les temps. Le pape n'ajoute rien à ce qui est déjà dit : il ne faut pas dogmatiser les évidences! Il ne fait que rappeler solennellement que cette vérité, mise en question, se trouve dans l'Écriture, dans la tradition et le magistère ordinaire.

C'est très clair pour le meurtre direct dont parle l'Écriture.

C'est clair aussi pour l'avortement, même si la Bible n'en parle jamais. Vu la considération qu'elle a pour l'être humain dès le sein maternel, le “Tu ne tueras pas” englobe aussi l'enfant avant sa naissance, comme en témoigne la Didachè, le plus ancien écrit non biblique : “Tu ne tueras pas l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance” [54;64]. Cette évaluation morale englobe aussi toute technique qui porte atteinte au respect de l'embryon (expérimentation; utilisation comme donneur d'organes ou de tissus; eugénisme...) .

Le caractère moralement inacceptable de l'euthanasie dérive de l'Écriture. Il s'agit d'un “meurtre délibéré”. Il faut distinguer cet acte de deux autres attitudes : le renoncement à l'acharnement thérapeutique (décision qui consiste à ne pas engager des moyens disproportionnés pour sauver un mourant) et les soins palliatifs (traitement de la douleur qui, pour des motifs raisonnables, peut comporter un risque d'abréger la vie) . L'évaluation morale de l'euthanasie englobe aussi le suicide et la collaboration à cet acte.

Les trois affirmations solennelles ne sont pas seulement l'expression d'une doctrine infaillible de l'Église. Les formulations fortes “Je confirme”,- “Je déclare”,- “Je confirme” expriment autant une prise de position ferme qu'un cri de détresse dans une société où chaque jour nouveau apporte un cruel démenti à ces évidences. Elles expriment en même temps l'intelligence et le cœur, un cri chargé d'émotion et une question radicale posée à la civilisation tout entière.

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Rapprocher la loi civile de la loi morale

Conscient des contraintes des parlementaires dans un état moderne pluraliste et soumis à des rapports de force, le pape distingue bien les niveaux de la loi civile et de la loi morale et précise les rapports entre les deux.

La loi civile doit garantir la convivialité dans le respect des personnes. Elle a une portée plus limitée que la loi morale et ne peut tout embrasser.

La loi morale ne doit pas être entièrement codifiée. S'il faut tant légiférer, n'est-ce pas parce que nous perdons le sens éthique?

S'il faut distinguer les plans, il faut aussi les unir. La loi civile ne peut jamais aller à l'encontre de la loi morale, surtout quand il s'agit des droits fondamentaux de l'homme. Elle doit se rapprocher le plus possible des exigences de la loi morale : elle ne peut jamais légitimer une atteinte profonde à la personne humaine, et a fortiori aux membres les plus faibles de la société. En pareil cas “l'autorité cesse d'être elle-même et dégénère en oppression” : ses dispositions ne peuvent jamais obliger les consciences [72]; elles peuvent parfois entraîner l'obligation de l'objection de conscience [73, 89]. ce qui ne veut pas dire des interventions violentes...

Un problème de conscience se pose dans le cas où un parlementaire, opposé à l'avortement, est invité à soutenir une loi “inique” qui voudrait pourtant restreindre les effets d'une législation trop permissive : il peut être légitime d'appuyer cette loi civile même si elle n'est pas encore entièrement conforme à l'ordre moral, afin que cette loi obtienne un suffrage suffisant.

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Peuple de la vie

Le chapitre IV est entièrement positif Le pape plaide pour une “culture de la vie” qu'il oppose à une “culture de la mort”. Il invite à ressentir la joie de la vie, la joie de la célébrer, de l'annoncer, de la promouvoir et de la servir. Cette joie découle d'un regard contemplatif, un regard qui ne prétend pas se faire maître de la vie, mais qui l'accueille comme un don, découvre en toute chose un reflet du Créateur et en toute personne, même la plus diminuée, l'image de Dieu et l'icône du Christ.

Le pape loue et encourage chaleureusement tous les efforts déployés dans les milieux des sciences, de la santé, de l'éducation, de la vie politique; le bénévolat et bien entendu la famille comme le lieu le plus favorable à l'éclosion et à la protection de la vie. Il loue l'héroïsme au quotidien des enfants comme des adultes, des malades comme des bien portants et encourage, au-delà du bénévolat, à une responsabilité de tous dans les choix et les engagements politiques en faveur de la justice tant au niveau national qu'au niveau mondial.

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Entre le Christ et chaque être humain, un lien extraordinaire

Lorsqu'on referme un triptyque aux couleurs turbulentes de la vie et de la mort, il reste à contempler les volets extérieurs qui nous y introduisent. Sur le premier volet (introduction) figure l'Annonciation: Marie et la promesse de l'Enfant; sur le second (conclusion) , figure l'Apocalypse : la femme et la menace qui pèse sur l'enfant, mais aussi la promesse : “de mort, il n y en aura plus”. L'enfant représente le Christ et la dignité absolue de tout être humain, car “par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme” (G.S.22) . Cette citation ouvre et ferme l'encyclique [1 et 104]. Ce qui frappe, c'est le réalisme christologique de cette hymne à la vie : “Tout ce que vous avez fait au plus petit, c'est à moi que vous l'aurez fait” [87,104].

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Un souffle pastoral

Ce document porte avant tout un regard sur la culture et pas seulement sur des comportements individuels.

Même si la partie centrale rappelle avec force la limite en dessous de laquelle il ne faut pas descendre, ce texte parle beaucoup plus de la vie et des signes positifs. Il fait une distinction nette entre le registre de la contraception et celui de l'avortement, même si les deux se côtoient [13]. La vie à protéger englobe largement des situations très diverses: les embryons, les enfants à naître, les personnes handicapées, âgées ou incurables, les sidéens, les exclus et les marginaux.... Le pape prend aussi fortement position contre les causes de la famine, le commerce des armes ou des drogues, le gâchis du milieu...

Ce document manifeste de la compréhension envers les personnes prises dans des cas de conscience ou des circonstances difficiles [73, 99...]

C'est un texte très pastoral, spirituel et engagé : il responsabilise, prend la défense des petits, mobilise les consciences en faveur d'une vraie démocratie, basée sur le respect des personnes, et d'une vraie paix, fondée sur une “économie de communion”. Il mobilise les centres de recherche biomédicale, les invitant à mettre toutes leurs techniques au service de la vie, encourage une nouvelle culture et engage un débat de société.

 

 Article du Cardinal DANNEELS, «Pastoralia» n°5, pp100-103 sur l'encyclique “l'Évangile de la vie” (Evangelium vitæ) du pape Jean-Paul II.

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