LETTRE ENCYCLIQUE EVANGELIUM VITAE DU SOUVERAIN
PONTIFE JEAN-PAUL II AUX ÉVÊQUES AUX PRESBYTRES ET AUX DIACRES AUX RELIGIEUX
ET AUX RELIGIEUSES AUX FIDÈLES LAÏCS ET À TOUTES LES PERSONNES DE BONNE
VOLONTÉ SUR LA VALEUR ET L’INVIOLABILITÉ DE LA VIE HUMAINE
INTRODUCTION
LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE VERS MOI DU SOL
LES MENACES ACTUELLES CONTRE LA VIE HUMAINE
JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE
LE MESSAGE CHRÉTIEN SUR LA VIE
TU NE TUERAS PAS
LA LOI SAINTE DE DIEU
C’EST À MOI QUE VOUS L’AVEZ FAIT
POUR UNE NOUVELLE CULTURE DE LA VIE HUMAINE
1. L’Évangile de la vie se trouve au cœur du message de Jésus. Reçu chaque jour par l’Église avec amour, il doit être annoncé avec courage et fidélité comme une bonne nouvelle pour les hommes de toute époque et de toute culture.
À l’aube du salut, il y a la naissance d’un
enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle: « Je vous annonce une grande
joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd’hui vous est né un Sauveur,
qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David » (Lc 2, 10-11). Assurément,
la naissance du Sauveur a libéré cette « grande joie », mais, à Noël, le
sens plénier de toute naissance humaine se trouve également révélé, et la
joie messianique apparaît ainsi comme le fondement et l’accomplissement
de la joie qui accompagne la naissance de tout enfant (cf. Jn 16, 21).
Exprimant ce qui est au cœur de sa mission rédemptrice, Jésus dit: « Je
suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn
10, 10). En vérité, il veut parler de la vie « nouvelle » et « éternelle
» qui est la communion avec le Père, à laquelle tout homme est appelé par
grâce dans le Fils, par l’action de l’Esprit sanctificateur. C’est précisément
dans cette « vie » que les aspects et les moments de la vie de l’homme acquièrent
tous leur pleine signification.
2. L’homme
est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de
son existence sur terre, puisqu’elle est la participation à la vie même
de Dieu.
La profondeur de cette vocation surnaturelle
révèle la grandeur et le prix de la vie humaine, même dans sa phase temporelle.
En effet, la vie dans le temps est une condition fondamentale, un moment
initial et une partie intégrante du développement entier et unitaire de
l’existence humaine. Ce développement de la vie, de manière inattendue et
imméritée, est éclairé par la promesse de la vie divine et renouvelé par
le don de cette vie divine; il atteindra son plein accomplissement dans
l’éternité (cf. 1 Jn 3, 1-2). En même temps, cette vocation surnaturelle
souligne le caractère relatif de la vie terrestre de l’homme et de la femme.
En vérité, celle-ci est une réalité qui n’est pas « dernière », mais « avant-dernière
»; c’est de toute façon une réalité sacrée qui nous est confiée pour que
nous la gardions de manière responsable et que nous la portions à sa perfection
dans l’amour et dans le don de nous-mêmes à Dieu et à nos frères.
L’Église sait que cet Évangile de la vie,
qui lui a été remis par son Seigneur,1 trouve un écho profond et convaincant
dans le cœur de chaque personne,
croyante et même non croyante, parce que, tout en dépassant infiniment ses
attentes, il y correspond de manière surprenante. Malgré les difficultés
et les incertitudes, tout homme sincèrement ouvert à la vérité et au bien
peut, avec la lumière de la raison et sans oublier le travail secret de
la grâce, arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les
cœurs (cf. Rm 2, 14-15), la valeur sacrée de la vie humaine depuis son commencement
jusqu’à son terme; et il peut affirmer le droit de tout être humain à voir
intégralement respecter ce bien qui est pour lui primordial. La convivialité
humaine et la communauté politique elle-même se fondent sur la reconnaissance
de ce droit.
La défense et la mise en valeur de ce droit
doivent être, de manière particulière, l’oeuvre de ceux qui croient au Christ,
conscients de la merveilleuse vérité rappelée par le Concile Vatican II:
« Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même
à tout homme ».2 Dans cet événement de salut, en effet, l’humanité reçoit
non seulement la révélation de l’amour infini de Dieu qui « a tant aimé
le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16), mais aussi celle de
la valeur incomparable de toute personne humaine.
Et, scrutant assidûment le mystère de la
Rédemption, l’Église reçoit cette valeur avec un étonnement toujours renouvelé
3 et elle se sent appelée à annoncer aux hommes de tous les temps cet «
évangile », source d’une espérance invincible et d’une joie véritable pour
chaque époque de l’histoire. L’Évangile de l’amour de Dieu pour l’homme,
l’Évangile de la dignité de la personne et l’Évangile de la vie sont un
Évangile unique et indivisible.
C’est pourquoi l’homme, l’homme vivant,
constitue la route première et fondamentale de l’Église.4
3. En
vertu du mystère du Verbe de Dieu qui s’est fait chair (cf. Jn 1, 14), tout
homme est confié à la sollicitude maternelle de l’Église. Aussi toute menace
contre la dignité de l’homme et contre sa vie ne peut-elle que toucher le
cœur même de l’Église; elle ne peut que l’atteindre au centre de sa foi
en l’Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu et dans sa mission d’annoncer
l’Évangile de la vie dans le monde entier et à toute créature (cf. Mc 16,
15).
Aujourd’hui, cette annonce devient particulièrement
urgente en raison de la multiplication et de l’aggravation impressionnantes
des menaces contre la vie des personnes et des peuples, surtout quand cette
vie est faible et sans défense. Aux fléaux anciens et douloureux de la misère,
de la faim, des maladies endémiques, de la violence et des guerres, il s’en
ajoute d’autres, dont les modalités sont nouvelles et les dimensions inquiétantes.
Dans une page d’une dramatique actualité,
le Concile Vatican II a déploré avec force les multiples crimes et attentats
contre la vie humaine. Trente ans plus tard, faisant miennes les paroles
de l’assemblée conciliaire, je déplore ces maux encore une fois et avec
la même force au nom de l’Église tout entière, certain d’être l’interprète
du sentiment authentique de toute conscience droite: « Tout ce qui s’oppose
à la vie elle-même, comme toute espèce d’homicide, le génocide, l’avortement,
l’euthanasie et même le suicide délibéré; tout ce qui constitue une violation
de l’intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture
physique ou morale, les tentatives de contraintes psychiques; tout ce qui
est offense à la dignité de l’homme, comme les conditions de vie infra-humaines,
les emprisonnements arbitraires, les déportations, l’esclavage, la prostitution,
le commerce des femmes et des jeunes; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de
rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable: toutes
ces pratiques et d’autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu’elles
corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s’y livrent plus
encore que ceux qui les subis- sent, et elles insultent gravement à l’honneur
du Créateur ».5
4. Malheureusement, ce panorama inquiétant, loin de se rétrécir, va plutôt en s’élargissant: avec les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès scientifique et technique, on voit naître de nouvelles formes d’attentats à la dignité de l’être humain. En même temps, se dessine et se met en place une nouvelle situation culturelle qui donne aux crimes contre la vie un aspect inédit et ; si cela se peut ; encore plus injuste, ce qui suscite d’autres graves préoccupations: de larges couches de l’opinion publique justifient certains crimes contre la vie au nom des droits de la liberté individuelle, et, à partir de ce présupposé, elles prétendent avoir non seulement l’impunité, mais même l’autorisation de la part de l’État, afin de les pratiquer dans une liberté absolue et, plus encore, avec l’intervention gratuite des services de santé.
Tout cela provoque un profond changement
dans la façon de considérer la vie et les relations entre les hommes. Le
fait que les législations de nombreux pays, s’éloignant le cas échéant des
principes mêmes qui fondent leurs Constitutions, aient accepté de ne pas
punir ou, plus encore, de reconnaître la légitimité totale de ces pratiques
contre la vie est tout à la fois un symptôme préoccupant et une cause non
négligeable d’un grave effondrement moral: des choix considérés jadis par
tous comme criminels et refusés par le sens moral commun deviennent peu
à peu socialement respectables. La médecine elle-même, qui a pour vocation
de défendre et de soigner la vie humaine, se prête toujours plus largement
dans certains secteurs à la réalisation de ces actes contre la personne;
ce faisant, elle défigure son visage, se met en contradiction avec elle-même
et blesse la dignité de ceux qui l’exercent. Dans un tel contexte culturel
et légal, même les graves problèmes démographiques, sociaux ou familiaux,
qui pèsent sur de nombreux peuples du monde et qui exigent une attention
responsable et active des communautés nationales et internationales, risquent
d’être résolus de manière fausse et illusoire, en contradiction avec la
vérité et avec le bien des personnes et des nations.
Le résultat auquel on parvient est dramatique:
s’il est particulièrement grave et inquiétant de voir le phénomène de l’élimination
de tant de vies humaines naissantes ou sur le chemin de leur déclin, il
n’est pas moins grave et inquiétant que la conscience elle-même, comme obscurcie
par d’aussi profonds conditionnements, ait toujours plus de difficulté à
percevoir la distinction entre le bien et le mal sur les points qui concernent
la valeur fondamentale de la vie humaine.
5. Le problème des menaces contre la vie humaine en notre temps a fait l’objet du Consistoire extraordinaire des Cardinaux qui a eu lieu à Rome du 4 au 7 avril 1991. Après un examen ample et approfondi du problème et des défis lancés à toute la famille humaine, en particulier à la communauté chrétienne, les Cardinaux m’ont, par un vote unanime, demandé de réaffirmer avec l’autorité du Successeur de Pierre la valeur de la vie humaine et son inviolabilité, eu égard aux circonstances actuelles et aux attentats qui la menacent aujourd’hui.
Après avoir accueilli cette requête, j’ai,
le jour de la Pentecôte 1991, adressé une lettre personnelle à chacun de
mes Frères dans l’épiscopat pour qu’il m’apporte, dans l’esprit de la collégialité
épiscopale, sa collaboration en vue de la rédaction d’un document portant
sur cette question.6 Je suis profondément reconnaissant à tous les évêques
qui m’ont répondu, me donnant des informations, des suggestions et des propositions
qui m’ont été précieuses. De cette façon aussi, ils ont apporté le témoignage
de leur participation unanime et sincère à la mission doctrinale et pastorale
de l’Église au sujet de l’Évangile de la vie.
Dans la même lettre, peu avant la célébration
du centenaire de l’Encyclique Rerum novarum, j’attirais l’attention de tous
sur cette singulière analogie: « De même qu’il y a un siècle, c’était la
classe ouvrière qui était opprimée dans ses droits fondamentaux, et que
l’Église prit sa défense avec un grand courage, en proclamant les droits
sacro- saints de la personne du travailleur, de même, à présent, alors qu’une
autre catégorie de personnes est opprimée dans son droit fondamental à la
vie, l’Église sent qu’elle doit, avec un égal courage, donner une voix à
celui qui n’a pas de voix. Elle reprend toujours le cri évangélique de la
défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés et à qui
l’on dénie les droits humains ».7
Il y a aujourd’hui une multitude d’êtres
humains faibles et sans défense qui sont bafoués dans leur droit fondamental
à la vie, comme le sont, en particulier, les enfants encore à naître. Si
l’Église, à la fin du siècle dernier, n’avait pas le droit de se taire face
aux injustices qui existaient alors, elle peut encore moins se taire aujourd’hui,
quand, aux injustices sociales du passé qui ne sont malheureusement pas
encore surmontées, s’ajoutent en de si nombreuses parties du monde des injustices
et des phénomènes d’oppression même plus graves, parfois présentés comme
des éléments de progrès en vue de l’organisation d’un nouvel ordre mondial.
La présente encyclique, fruit de la collaboration
de l’épiscopat de tous les pays du monde, veut donc être une réaffirmation
précise et ferme de la valeur de la vie humaine et de son inviolabilité,
et, en même temps, un appel passionné adressé à tous et à chacun, au nom
de Dieu: respecte, défends, aime et sers la vie, toute vie humaine! C’est
seulement sur cette voie que tu trouveras la justice, le développement,
la liberté véritable, la paix et le bonheur!
Puissent ces paroles parvenir à tous les
fils et à toutes les filles de l’Église! Puissent-elles parvenir à toutes
les personnes de bonne volonté, soucieuses du bien de chaque homme et de
chaque femme ainsi que du destin de la société entière!
6. En
profonde communion avec chacun de mes frères et s¦urs dans la foi et animé
par une amitié sincère pour tous, je veux méditer à nouveau et annoncer
l’Évangile de la vie, splendeur de la vérité qui éclaire les consciences,
lumière vive qui guérit le regard obscurci, source intarissable de constance
et de courage pour faire face aux défis toujours nouveaux que nous rencontrons
sur notre chemin.
Et, tandis que je repense aux riches expériences
vécues pendant l’Année de la Famille, comme pour donner une conclusion à
la Lettre que j’ai adressée « à chaque famille concrète de toutes les régions
de la terre »,8 je porte mon regard avec une confiance renouvelée vers tous
les foyers et je souhaite que renaisse et se renforce à tous les niveaux
l’engagement de tous à soutenir la famille, pour qu’aujourd’hui encore
; au milieu de nom- breuses difficultés et de lourdes menaces
; elle demeure constamment, selon le dessein de Dieu, comme un «
sanctuaire de la vie ».9
À tous les membres de l’Église, peuple de
la vie et pour la vie, j’adresse le plus pressant des appels afin qu’ensemble
nous puissions donner à notre monde de nouveaux signes d’espérance, en agissant
pour que grandissent la justice et la solidarité, et que s’affirme une nouvelle
culture de la vie humaine, pour l’édification d’une authentique civilisation
de la vérité et de l’amour.
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LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE VERS
MOI DU SOL
LES MENACES ACTUELLES CONTRE LA VIE HUMAINECONTRE
LA VIE HUMAINE
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« Caïn se jeta contre son frère Abel et
le tua » (Gn 4, 8): à la racine de la violence contre la vie
7. « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être... Oui, Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité; il en a fait une image de sa propre nature. C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde; ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent » (Sg 1, 13-14; 2, 23-24).
L’Évangile de la vie, proclamé à l’origine
avec la création de l’homme à l’image de Dieu en vue d’un destin de vie
pleine et parfaite (cf. Gn 2, 7; Sg 9, 2-3), fut contredit par l’expérience
déchirante de la mort qui entre dans le monde et qui jette l’ombre du non-sens
sur toute l’existence de l’homme. La mort y entre à cause de la jalousie
du diable (cf. Gn 3, 1.4-5) et du péché de nos premiers parents (cf. Gn
2, 17; 3, 17-19). Et elle y entre de manière violente, à cause du meurtre
d’Abel par son frère Caïn: « Comme ils étaient en pleine campagne, Caïn
se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8).
Ce premier meurtre est présenté avec une
éloquence singulière dans une page paradigmatique du livre de la Genèse:
une page récrite chaque jour dans le livre de l’histoire des peuples, sans
trêve et d’une manière répétée qui est dégradante.
Relisons ensemble cette page biblique qui,
malgré son archaïsme et son extrême simplicité, se présente comme particulièrement
riche d’enseignements.
« Abel devint pasteur de petit bétail et
Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des
produits du sol en offrande au Seigneur et qu’Abel, de son côté, offrit
des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or le Seigneur
agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande, et
Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. Le Seigneur dit à Caïn:
« Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu? Si tu
es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête? Mais si tu n’es pas bien disposé,
le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite? Pourras-tu
la dominer? » Cependant Caïn dit à son frère Abel: « Allons dehors »,
et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel
et le tua.
Le Seigneur dit à Caïn: « Où est ton
frère Abel? » Il répondit: « Je ne sais pas. Suis-je le gardien
de mon frère? » Le Seigneur reprit: « Qu’as-tu fait! Écoute le
sang de ton frère crier vers moi du sol! Maintenant, sois maudit et chassé
du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de
ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit: tu
seras un errant parcourant la terre ». Alors Caïn dit au Seigneur:
« Ma peine est trop lourde à porter. Vois! Tu me bannis aujourd’hui
du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant
parcourant la terre, mais le premier venu me tuera! » Le Seigneur lui
répondit: « Aussi bien si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois »,
et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât
point. Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna au pays de
Nod, à l’orient d’Éden » (Gn 4, 2-16).
8. Caïn est « très irrité » et il a le visage « abattu » parce que « le Seigneur agréa Abel et son offrande » (Gn 4, 4). Le texte biblique ne révèle pas le motif pour lequel Dieu préfère le sacrifice d’Abel à celui de Caïn; mais il montre clairement que, tout en préférant le don d’Abel, il n’interrompt pas son dialogue avec Caïn. Il l’avertit en lui rappelant sa liberté face au mal: l’homme n’est en rien prédestiné au mal. Certes, comme l’était déjà Adam, il est tenté par la puissance maléfique du péché qui, comme une bête féroce, est tapi à la porte de son c¦ur, guettant le moment de se jeter sur sa proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le dominer: « Il te convoite, mais toi, domine-le! » (Gn 4, 7).
La jalousie et la colère l’emportent sur
l’avertissement du Seigneur, et c’est pourquoi Caïn se jette sur son frère
et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de l’Église catholique, «
l’Écriture, dans le récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn, révèle,
dès les débuts de l’histoire humaine, la présence dans l’homme de la colère
et de la convoitise, conséquences du péché originel. L’homme est devenu
l’ennemi de son semblable ».10
Le frère tue le frère. Comme dans le premier
fratricide, dans tout homicide est violée la parenté « spirituelle » qui
réunit les hommes en une seule grande famille,11 tous participant du même
bien unique fondamental: une égale dignité personnelle. Il n’est pas rare
que soit parallèlement violée la parenté « de la chair et du sang », par
exemple lorsque les menaces contre la vie se développent dans les rapports
entre parents et enfants: c’est le cas de l’avortement ou bien, dans un
contexte familial ou parental plus large, celui de l’euthanasie favorisée
ou provoquée.
À la source de toute violence contre le
prochain, il y a le fait de céder à la « logique » du Mauvais, c’est-à-dire
de celui qui « était homicide dès le commencement » (Jn 8, 44), comme nous
le rappelle l’Apôtre Jean: « Car tel est le message que vous avez entendu
dès le début: nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn,
qui, étant du Mauvais, égorgea son frère » (1 Jn 3, 11-12). Ainsi, le meurtre
du frère à l’aube de l’histoire donne un triste témoignage de la manière
dont le mal progresse avec une rapidité impressionnante: à la révolte de
l’homme contre Dieu au paradis terrestre s’ajoute la lutte mortelle de l’homme
contre l’homme.
Après le crime, Dieu intervient pour venger
la victime. Face à Dieu qui l’interroge sur le sort d’Abel, Caïn, au lieu
de se montrer troublé et de demander pardon, élude la question avec arrogance:
« Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère? » (Gn 4, 9). « Je ne
sais pas »: par le mensonge, Caïn cherche à couvrir son crime. C’est ainsi
que cela s’est souvent passé et que cela se passe quand les idéologies les
plus diverses servent à justifier et à masquer les crimes les plus atroces
perpétrés contre la personne. « Suis-je le gardien de mon frère? »: Caïn
ne veut pas penser à son frère et refuse d’assumer la responsabilité de
tout homme vis-à-vis d’un autre. On pense spontanément aux tendances actuelles
qui font perdre à l’homme sa responsabilité à l’égard de son sem- blable:
on en a des symptômes, entre autres, dans la perte de la solidarité à l’égard
des membres les plus faibles de la société
; comme les personnes âgées, les malades, les immigrés, les enfants ;, et dans l’indifférence qu’on remarque souvent
dans les rapports entre les peuples même quand il y va de valeurs fondamentales
comme la survie, la liberté et la paix.
9. Mais
Dieu ne peut laisser le crime impuni: du sol sur lequel il a été versé,
le sang de la victime exige que Dieu fasse justice (cf. Gn 37, 26; Is 26,
21; Ez 24, 7-8). De ce texte, l’Église a tiré l’expression de « péchés qui
crient vengeance à la face de Dieu » et elle y a inclus, au premier chef,
l’homicide volontaire.12 Pour les Juifs comme pour de nombreux peuples de
l’Antiquité, le sang est le lieu de la vie; bien plus, « le sang est la
vie » (Dt 12, 23) et la vie, surtout la vie humaine, n’appartient qu’à Dieu;
c’est pourquoi celui qui attente à la vie de l’homme attente en quelque
sorte à Dieu lui même.
Caïn est maudit par Dieu et aussi par la
terre qui lui refusera ses fruits (cf. Gn 4, 11-12). Et il est puni: il
habitera dans la steppe et dans le désert. La violence homicide change profondément
le cadre de vie de l’homme. La terre, qui était le « jardin d’Éden » (Gn
2, 15), lieu d’abondance, de relations interpersonnelles sereines et d’amitié
avec Dieu, devient le « pays de Nod » (Gn 4, 16), lieu de la « misère »,
de la solitude et de l’éloignement de Dieu. Caïn sera « un errant parcourant
la terre » (Gn 4, 14): l’incertitude et l’instabilité l’accompagneront sans
cesse.
Toutefois Dieu, toujours miséricordieux
même quand il punit, « mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne
le frappât point » (Gn 4, 15): il lui donne donc un signe distinctif, qui
a pour but de ne pas le condamner à être rejeté par les autres hommes mais
qui lui permettra d’être protégé et défendu contre ceux qui voudraient le
tuer, même pour venger la mort d’Abel. Meurtrier, il garde sa dignité personnelle
et Dieu lui-même s’en fait le garant. Et c’est précisément ici que se manifeste
le mystère paradoxal de la justice miséricordieuse de Dieu, ainsi que l’écrit
saint Ambroise: « Comme il y avait eu fratricide, c’est-à-dire le plus grand
des crimes, au moment où s’introduisit le péché, la loi de la miséricorde
divine devait immédiatement être étendue; parce que, si le châtiment avait
immédiatement frappé le coupable, les hommes, quand ils puniraient, n’auraient
pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils auraient immédiatement châtié
les coupables. (...) Dieu repoussa Caïn de sa face et, comme il était rejeté
par ses parents, il le relégua comme dans l’exil d’une habitation séparée,
parce qu’il était passé de la douceur humaine à la cruauté de la bête sauvage.
Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier par un meurtre, puisqu’il
veut amener le pécheur au repentir plutôt qu’à la mort ».13
« Qu’as-tu fait? » (Gn 4, 10): l’éclipse
de la valeur de la vie
10.
Le Seigneur dit à Caïn: « Qu’as-tu fait? Écoute le sang de ton frère
crier vers moi du sol! » (Gn 4, 10). La voix du sang versé par les hommes
ne cesse pas de crier, de génération en génération, prenant des tonalités
et des accents variés et toujours nouveaux.
La question du Seigneur « qu’as-tu fait?
», à laquelle Caïn ne peut se dérober, est aussi adressée à l’homme contemporain,
pour qu’il prenne conscience de l’étendue et de la gravité des attentats
contre la vie dont l’histoire de l’humanité continue à être marquée; elle
lui est adressée afin qu’il recherche les multiples causes qui provoquent
ces attentats et qui les alimentent, et qu’il réfléchisse très sérieusement
aux conséquences qui en découlent pour l’existence des personnes et des
peuples.
Certaines menaces proviennent de la nature
elle-même, mais elles sont aggravées par l’incurie coupable et par la négligence
des hommes, qui pourraient bien souvent y porter remède; d’autres, au contraire,
sont le fait de situations de violence, de haine, ou bien d’intérêts divergents,
qui poussent des hommes à agresser d’autres hommes en se livrant à des homicides,
à des guerres, à des massacres ou à des génocides.
Et comment ne pas évoquer la violence faite
à la vie de millions d’êtres humains, spécialement d’enfants, victimes de
la misère, de la malnutrition et de la famine, à cause d’une distribution
injuste des richesses entre les peuples et entre les classes sociales? ou,
avant même qu’elle ne se manifeste dans les guerres, la violence inhérente
au commerce scandaleux des armes qui favorise l’escalade de tant de conflits
armés ensanglantant le monde? ou encore la propagation de germes de mort
qui s’opère par la dégradation inconsidérée des équilibres écologiques,
par la diffusion criminelle de la drogue ou par l’encouragement donné à
des types de comportements sexuels qui, outre le fait qu’ils sont moralement
inacceptables, laissent présager de graves dangers pour la vie? Il est impossible
d’énumérer de manière exhaustive la longue série des menaces contre la vie
humaine, tant sont nombreuses les formes, déclarées ou insidieuses, qu’elles
revêtent en notre temps.
11.
Mais nous entendons concentrer spécialement notre attention sur un
autre genre d’attentats, concernant la vie naissante et la vie à ses derniers
instants, qui présentent des caractéristiques nouvelles par rapport au passé
et qui soulèvent des problèmes d’une particulière gravité: par le fait qu’ils
tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de « crime
» et à prendre paradoxalement celui de « droit », au point que l’on prétend
à une véritable et réelle reconnaissance légale de la part de l’État et,
par suite, à leur mise en oeuvre grâce à l’intervention gratuite des personnels
de santé eux-mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans des situations
de très grande précarité, lorsqu’elle est privée de toute capacité de défense.
Encore plus grave est le fait qu’ils sont, pour une large part, réalisés
précisément à l’intérieur et par l’action de la famille qui, de par sa constitution,
est au contraire appelée à être
« sanctuaire de la vie ».
Comment a-t-on pu en arriver à une telle
situation? Il faut prendre en considération de multiples facteurs. À l’arrière-plan,
il y a une crise profonde de la culture qui engendre le scepticisme sur
les fondements mêmes du savoir et de l’éthique, et qui rend toujours plus
difficile la perception claire du sens de l’homme, de ses droits et de ses
devoirs. À cela s’ajoutent les difficultés existentielles et relationnelles
les plus diverses, accentuées par la réalité d’une société complexe dans
laquelle les personnes, les couples et les familles restent souvent seuls
face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques de pauvreté,
d’angoisse ou d’exacerbation, dans lesquelles l’effort harassant pour survivre,
la souffrance à la limite du supportable, les violences subies, spécialement
celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois jusqu’à l’héroïsme,
les choix en faveur de la défense et de la promotion de la vie.
Tout cela explique, au moins en partie,
que la valeur de la vie puisse connaître aujourd’hui une sorte d’« éclipse
», bien que la conscience ne cesse pas de la présenter comme sacrée et intangible;
on le constate par le fait même que l’on tend à couvrir certaines fautes
contre la vie naissante ou à ses derniers instants par des expressions empruntées
au vocabulaire de la santé, qui détournent le regard du fait qu’est en jeu
le droit à l’existence d’une personne humaine concrète.
12.
En réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique
sociale actuelle peuvent de quelque manière expliquer le climat d’incertitude
morale diffuse et parfois atténuer chez les individus la responsabilité
personnelle, il n’en est pas moins vrai que nous sommes face à une réalité
plus vaste, que l’on peut considérer comme une véritable structure de péché,
caractérisée par la prépondérance d’une culture contraire à la solidarité,
qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle « culture de mort
». Celle-ci est activement encouragée par de forts courants culturels, économiques
et politiques, porteurs d’une certaine conception utilitariste de la société.
En envisageant les choses de ce point de
vue, on peut, d’une certaine manière, parler d’une guerre des puissants
contre les faibles: la vie qui nécessiterait le plus d’accueil, d’amour
et de soin est jugée inutile, ou considérée comme un poids insupportable,
et elle est donc refusée de multiples façons. Par sa maladie, par son handicap
ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met en cause
le bien-être ou les habi- tudes de vie de ceux qui sont plus favorisés tend
à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu’il faut
éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de « conspiration contre la vie
». Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports individuels,
familiaux ou de groupe, mais elle va bien au-delà, jusqu’à ébranler et déformer,
au niveau mondial, les relations entre les peuples et entre les États.
13. Pour favoriser une pratique plus étendue de l’avortement, on a investi et on continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du f¦tus dans le sein maternel sans qu’il soit nécessaire de recourir au service du médecin. Sur ce point, la recherche scientifique elle-même semble presque exclusivement préoccupée d’obtenir des produits toujours plus simples et plus efficaces contre la vie et, en même temps, de nature à soustraire l’avortement à toute forme de contrôle et de responsabilité sociale.
Il est fréquemment affirmé que la contraception,
rendue sûre et accessible à tous, est le remède le plus efficace contre
l’avortement. On accuse aussi l’Église catholique de favoriser de fait l’avortement
parce qu’elle continue obstinément à enseigner l’illicéité morale de la
contraception. À bien la considérer, l’objection se révèle en réalité spécieuse.
Il peut se faire, en effet, que beaucoup de ceux qui recourent aux moyens
contraceptifs le fassent aussi dans l’intention d’éviter ultérieurement
la tentation de l’avortement. Mais les contrevaleurs présentes dans la «
mentalité contraceptive » ; bien
différentes de l’exercice responsable de la paternité et de la maternité,
réalisé dans le respect de la pleine vérité de l’acte conjugal ; sont telles qu’elles rendent précisément
plus forte cette tentation, face à la conception éventuelle d’une vie non
désirée. De fait, la culture qui pousse à l’avortement est particulièrement
développée dans les milieux qui refusent l’enseignement de l’Église sur
la contraception. Certes, du point de vue moral, la contraception et l’avortement
sont des maux spécifiquement différents: l’une contredit la vérité intégrale
de l’acte sexuel comme expression propre de l’amour conjugal, l’autre détruit
la vie d’un être humain; la première s’oppose à la vertu de chasteté conjugale,
le second s’oppose à la vertu de justice et viole directement le précepte
divin « tu ne tueras pas ».
Mais, même avec cette nature et ce poids
moral différents, la contraception et l’avortement sont très souvent étroitement
liés, comme des fruits d’une même plante. Il est vrai qu’il existe même
des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à l’avortement lui-même
sous la pression de multiples difficultés existentielles, qui cependant
ne peuvent jamais dispenser de l’effort d’observer pleinement la loi de
Dieu. Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s’enracinent
dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne
la sexualité et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui
voit dans la procréation un obstacle à l’épanouissement de la personnalité
de chacun. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi
l’ennemi à éviter absolument, et l’avortement devient l’unique réponse possible
et la solution en cas d’échec de la contraception.
Malheureusement, l’étroite connexion que
l’on rencontre dans les mentalités entre la pratique de la contraception
et celle de l’avortement se manifeste toujours plus; et cela est aussi confirmé
de manière alarmante par la mise au point de préparations chimiques, de
dispositifs intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec la même facilité
que les moyens contraceptifs, agissent en réalité comme des moyens abortifs
aux tout premiers stades du développement de la vie du nouvel individu.
14.
Même les diverses techniques de reproduction artificielle, qui sembleraient
être au service de la vie et qui sont des pratiques comportant assez souvent
cette intention, ouvrent en réalité la porte à de nouveaux attentats contre
la vie. Mis à part le fait qu’elles sont moralement inacceptables parce
qu’elles séparent la procréation du contexte intégralement humain de l’acte
conjugal,14 ces techniques enregistrent aussi de hauts pourcentages d’échec,
non seulement en ce qui concerne la fécondation, mais aussi le développement
ultérieur de l’embryon, exposé au risque de mort dans des délais généralement
très brefs. En outre, on produit parfois des embryons en nombre supérieur
à ce qui est nécessaire pour l’implantation dans l’utérus de la femme et
ces « embryons surnuméraires », comme on les appelle, sont ensuite supprimés
ou utilisés pour des recherches qui, sous prétexte de progrès scientifique
ou médical, réduisent en réalité la vie humaine à un simple « matériel biologique
» dont on peut librement disposer.
Le diagnostic prénatal, qui ne soulève pas
de difficultés morales s’il est effectué pour déterminer les soins éventuellement
nécessaires à l’enfant non encore né, devient trop souvent une occasion
de proposer et de provoquer l’avortement. C’est l’avortement eugénique,
dont la légitimation dans l’opinion publique naît d’une mentalité
; perçue à tort comme en harmonie avec les exigences « thérapeutiques
» ; qui accueille la vie seulement
à certaines conditions et qui refuse la limite, le handicap, l’infirmité.
En poursuivant la même logique, on en est
arrivé à refuser les soins ordinaires les plus élémentaires, et même l’alimentation,
à des enfants nés avec des handicaps ou des maladies graves. En outre, le
scénario actuel devient encore plus déconcertant en raison des propositions,
avancées çà et là, de légitimer dans la même ligne du droit à l’avortement,
même l’infanticide, ce qui fait revenir ainsi à un stade de barbarie que
l’on espérait avoir dépassé pour toujours.
15. Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la difficulté d’affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la tentation de résoudre le problème de la souffrance en l’éliminant à la racine par l’anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun.
En faveur de ce choix, se retrouvent souvent
des éléments de nature différente, qui convergent malheureusement vers cette
issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment d’angoisse, d’exacerbation
et même de désespérance, provoqué par l’expérience d’une douleur intense
et prolongée, peut être décisif. Cela met à dure épreuve les équilibres
parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce que, d’une
part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité malgré
l’efficacité toujours plus grande de l’assistance médicale et sociale; d’autre
part, parce que, chez les personnes qui lui sont directement liées, cela
peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s’il est mal compris.
Tout cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans la
souffrance aucune signification ni aucune valeur, la considérant au contraire
comme le mal par excellence à éliminer à tout prix; cela se rencontre spécialement
dans les cas où aucun point de vue religieux ne peut aider à déchiffrer
positivement le mystère de la souffrance.
Mais, dans l’ensemble du contexte culturel,
ne manque pas non plus de peser une sorte d’attitude prométhéenne de l’homme
qui croit pouvoir ainsi s’ériger en maître de la vie et de la mort, parce
qu’il en décide, tandis qu’en réalité il est vaincu et écrasé par une mort
irrémédiablement fermée à toute perspective de sens et à toute espérance.
Nous trouvons une tragique expression de tout cela dans l’expansion de l’euthanasie,
masquée et insidieuse, ou effectuée ouvertement et même légalisée. Mise
à part une prétendue pitié face à la souffrance du malade, l’euthanasie
est parfois justifiée par un motif de nature utilitaire, consistant à éviter
des dépenses improductives trop lourdes pour la société. On envisage ainsi
de supprimer des nouveaux-nés malformés, des personnes gravement handicapées
ou incapables, des vieillards, surtout s’ils ne sont pas autonomes, et des
malades en phase terminale. Il ne nous est pas permis de nous taire face
à d’autres formes d’euthanasie plus sournoises, mais non moins graves et
réelles. Celles-ci pourraient se présenter, par exemple, si, pour obtenir
davantage d’organes à transplanter, on procédait à l’extraction de ces organes
sans respecter les critères objectifs appropriés pour vérifier la mort du
donneur.
16.
Fréquemment, des menaces et des attentats contre la vie sont associés
à un autre phénomène actuel, le phénomène démographique. Il se présente
de manière différente dans les diverses parties du monde: dans les pays
riches et développés, on enregistre une diminution et un effondrement préoccupants
des naissances; à l’inverse, les pays pauvres connaissent en général un
taux élevé de croissance de la population, difficilement supportable dans
un contexte de faible développement économique et social, ou même de grave
sous-développement. Face à la surpopulation des pays pauvres, il manque,
au niveau international, des interventions globales
; des politiques familiales et sociales sérieuses, des programmes
de développement culturel ainsi que de production et de distribution justes
des ressources ;, alors que l’on continue à mettre en oeuvre
des politiques anti-natalistes.
La contraception, la stérilisation et l’avortement
doivent évidemment être comptés parmi les causes qui contribuent à provoquer
les situations de forte dénatalité. On peut facilement être tenté de recourir
à ces méthodes et aux attentats contre la vie dans les situations d’« explosion
démographique ».
L’antique pharaon, ressentant comme angoissantes
la présence et la multiplication des fils d’Israël, les soumit à toutes
les formes d’oppression et il ordonna de faire mourir tout enfant de sexe
masculin né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1, 7-22). De nombreux puissants
de la terre se comportent aujourd’hui de la même manière. Eux aussi ressentent
comme angoissant le développement démographique en cours et ils craignent
que les peuples les plus prolifiques et les plus pauvres représentent une
menace pour le bien-être et pour la tranquillité de leurs pays. En conséquence,
au lieu de vouloir affronter et résoudre ces graves problèmes dans le respect
de la dignité des personnes et des familles, ainsi que du droit inviolable
de tout homme à la vie, ils préfèrent promouvoir et imposer par tous les
moyens une planification massive des naissances. Les aides économiques elles-mêmes,
qu’ils seraient disposés à donner, sont injustement conditionnées par l’acceptation
d’une politique anti-nataliste.
17. L’humanité contemporaine nous offre un spectacle vraiment alarmant lorsque nous considérons non seulement les différents secteurs dans lesquels se développent les attentats contre la vie, mais aussi leur forte proportion numérique, ainsi que le puissant soutien qui leur est apporté par un large consensus social, par une fréquente reconnaissance légale, par la participation d’une partie du personnel de santé.
Comme je l’ai dit avec force à Denver, à
l’occasion de la VIIIe Journée mondiale de la Jeunesse, « les menaces contre
la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au contraire, elles prennent des
dimensions énormes. Ce ne sont pas seulement des menaces venues de l’extérieur,
des forces de la nature ou des « Caïn » qui assassinent des « Abel »;
non, ce sont des menaces programmées de manière scientifique et systématique.
Le vingtième siècle aura été une époque d’attaques massives contre la vie,
une interminable série de guerres et un massacre permanent de vies humaines
innocentes. Les faux prophètes et les faux maîtres ont connu le plus grand
succès ».15 Au-delà des intentions, qui peuvent être variées et devenir
convaincantes au nom même de la solidarité, nous sommes en réalité face
à ce qui est objectivement une « conjuration contre la vie », dans laquelle
on voit aussi impliquées des Institutions internationales, attachées à encourager
et à programmer de véritables campagnes pour diffuser la contraception,
la stérilisation et l’avortement. Enfin, on ne peut nier que les médias
sont souvent complices de cette conjuration, en répandant dans l’opinion
publique un état d’esprit qui présente le recours à la contraception, à
la stérilisation, à l’avortement et même à l’euthanasie comme un signe de
progrès et une conquête de la liberté, tandis qu’il dépeint comme des ennemis
de la liberté et du progrès les positions inconditionnelles en faveur de
la vie.
« Suis-je le gardien de mon frère? » (Gn
4, 9): une conception pervertie de la liberté
18.
Le panorama que l’on a décrit demande à être connu non seulement
du point de vue des phénomènes de mort qui le caractérisent, mais encore
du point de vue des causes multiples qui le déterminent. La question du
Seigneur « qu’as-tu fait? » (Gn 4, 10) semble être comme un appel adressé
à Caïn pour qu’il dépasse la matérialité de son geste homicide afin d’en
saisir toute la gravité au niveau des motivations qui en sont à l’origine
et des conséquences qui en découlent.
Les choix contre la vie sont parfois suggérés
par des situations difficiles ou même dramatiques de souffrance profonde,
de solitude, d’impossibilité d’espérer une amélioration économique, de dépression
et d’angoisse pour l’avenir. De telles circonstances peuvent atténuer, même
considérablement, la responsabilité personnelle et la culpabilité qui en
résulte chez ceux qui accomplissent ces choix en eux-mêmes criminels. Cependant
le problème va aujourd’hui bien au-delà de la reconnaissance, il est vrai
nécessaire, de ces situations personnelles. Le problème se pose aussi sur
les plans culturel, social et politique, et c’est là qu’apparaît son aspect
le plus subversif et le plus troublant, en raison de la tendance, toujours
plus largement admise, à interpréter les crimes en question contre la vie
comme des expressions légitimes de la liberté individuelle, que l’on devrait
reconnaître et défendre comme de véritables droits.
On en arrive ainsi à un tournant aux conséquences
tragiques dans un long processus historique qui, après la découverte de
l’idée des « droits humains » ;
comme droits innés de toute personne, antérieurs à toute constitution et
à toute législation des États ;,
se trouve aujourd’hui devant une contradiction surprenante: en un temps
où l’on proclame solennellement les droits inviolables de la personne et
où l’on affirme publiquement la valeur de la vie, le droit à la vie lui-même
est pratiquement dénié et violé, spécialement à ces moments les plus significatifs
de l’existence que sont la naissance et la mort.
D’une part, les différentes déclarations
des droits de l’homme et les nombreuses initiatives qui s’en inspirent montrent,
dans le monde entier, la progression d’un sens moral plus disposé à reconnaître
la valeur et la dignité de tout être humain en tant que tel, sans aucune
distinction de race, de nationalité, de religion, d’opinion poli- tique
ou de classe sociale.
D’autre part, dans les faits, ces nobles
proclamations se voient malheureusement opposer leur tragique négation.
C’est d’autant plus déconcertant, et même scandaleux, que cela se produit
justement dans une société qui fait de l’affirmation et de la protection
des droits humains son principal objectif et en même temps sa fierté. Comment
accorder ces affirmations de principe répétées avec la multiplication continuelle
et la légitimation fréquente des attentats contre la vie humaine? Comment
concilier ces déclarations avec le rejet du plus faible, du plus démuni,
du vieillard, de celui qui vient d’être conçu? Ces attentats s’orientent
dans une direction exactement opposée au respect de la vie, et ils représentent
une menace directe envers toute la culture des droits de l’homme. À la limite,
c’est une menace capable de mettre en danger le sens même de la convivialité
démocratique: au lieu d’être des sociétés de « vie en commun », nos cités
risquent de devenir des sociétés d’exclus, de marginaux, de bannis et d’éliminés.
Et, si l’on élargit le regard à un horizon planétaire, comment ne pas penser
que la proclamation même des droits des personnes et des peuples, telle
qu’elle est faite dans de hautes assemblées internationales, n’est qu’un
exercice rhétorique stérile tant que n’est pas démasqué l’égoïsme des pays
riches qui refusent aux pays pauvres l’accès au développement ou le subordonnent
à des interdictions insensées de procréer, opposant ainsi le développement
à l’homme? Ne faut-il pas remettre en cause les modèles économiques adoptés
fréquemment par les États, notamment conditionnés par des pressions de caractère
international qui provoquent et entretiennent des situations d’injustice
et de violence dans lesquelles la vie humaine de populations entières est
avilie et opprimée?
19.
Où se trouvent les racines d’une contradiction si paradoxale?
Nous pouvons les constater à partir d’une
évaluation globale d’ordre culturel et moral, en commençant par la mentalité
qui, exacerbant et même dénaturant le concept de subjectivité, ne reconnaît
comme seul sujet de droits que l’être qui présente une autonomie complète
ou au moins à son commencement et qui échappe à une condition de totale
dépendance des autres. Mais comment concilier cette manière de voir avec
la proclamation que l’homme est un être « indisponible »? La théorie des
droits humains est précisément fondée sur la prise en considération du fait
que l’homme, à la différence des animaux et des choses, ne peut être soumis
à la domination de personne. Il faut encore évoquer la logique qui tend
à identifier la dignité personnelle avec la capacité de communication verbale
explicite et, en tout cas, dont on fait l’expérience. Il est clair qu’avec
de tels présupposés il n’y pas de place dans le monde pour l’être qui, comme
celui qui doit naître ou celui qui va mourir, est un sujet de faible constitution,
qui semble totalement à la merci d’autres personnes, radicalement dépendant
d’elles, et qui ne peut communiquer que par le langage muet d’une profonde
symbiose de nature affective. C’est donc la force qui devient le critère
de choix et d’action dans les rapports interpersonnels et dans la vie sociale.
Mais c’est l’exact contraire de ce que, historiquement, l’État de droit
a voulu proclamer, en se présentant comme lacommunauté dans laquelle la
« force de la raison » se substitue aux « raisons de la force ».
Sur un autre plan, les racines de la contradiction
qui apparaît entre l’affirmation solennelle des droits de l’homme et leur
négation tragique dans la pratique se trouvent dans une conception de la
liberté qui exalte de manière absolue l’individu et ne le prépare pas à
la solidarité, à l’accueil sans réserve ni au service du prochain. S’il
est vrai que, parfois, la suppression de la vie naissante ou de la vie à
son terme est aussi tributaire d’un sens mal compris de l’altruisme ou de
la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans son ensemble,
révèle une conception de la liberté totalement individualiste qui finit
par être la liberté des « plus forts » s’exerçant contre les faibles près
de succomber.
C’est dans ce sens que l’on peut interpréter
la réponse de Caïn à la question du Seigneur « où est ton frère Abel? »:
« Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère? » (Gn 4, 9). Oui, tout
homme est « le gardien de son frère », parce que Dieu confie l’homme à l’homme.
Et c’est parce qu’il veut confier ainsi l’homme à l’homme que Dieu donne
à tout homme la liberté, qui comporte une dimension relationnelle essentielle.
C’est un grand don du Créateur, car la liberté est mise au service de la
personne et de son accomplissement par le don d’elle-même et l’accueil de
l’autre; au contraire, lorsque sa dimension individualiste est absolutisée,
elle est vidée de son sens premier, sa vocation et sa dignité mêmes sont
démenties.
Il est un autre aspect encore plus profond
à souligner: la liberté se renie elle-même, elle se détruit et se prépare
à l’élimination de l’autre quand elle ne reconnaît plus et ne respecte plus
son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que la liberté, voulant
s’émanciper de toute tradition et de toute autorité, qu’elle se ferme même
aux évidences premières d’une vérité objective et commune, fondement de
la vie personnelle et sociale, la personne finit par prendre pour unique
et indiscutable critère de ses propres choix, non plus la vérité sur le
bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et changeante ou même
ses intérêts égoïstes et ses caprices.
20.
Avec cette conception de la liberté, la vie en société est profondément
altérée. Si l’accomplissement du moi est compris en termes d’autonomie absolue,
on arrive inévitablement à la négation de l’autre, ressenti comme un ennemi
dont il faut se défendre. La société devient ainsi un ensemble d’individus
placés les uns à côté des autres, mais sans liens réciproques: chacun veut
s’affirmer indépendamment de l’autre, ou plutôt veut faire prévaloir ses
propres intérêts. Cependant, en face d’intérêts comparables de l’autre,
on doit se résoudre à chercher une sorte de compromis si l’on veut que le
maximum possible de liberté soit garanti à chacun dans la société. Ainsi
disparaît toute référence à des valeurs communes et à une vérité absolue
pour tous: la vie sociale s’aventure dans les sables mouvants d’un relativisme
absolu. Alors, tout est matière à convention, tout est négociable, même
le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie.
De fait, c’est ce qui se produit aussi dans
le cadre politique proprement dit de l’État: le droit à la vie originel
et inaliénable est discuté ou dénié en se fondant sur un vote parlementaire
ou sur la volonté d’une partie ;
qui peut même être la majorité ;
de la population. C’est le résultat néfaste d’un relativisme qui règne sans
rencontrer d’opposition: le « droit » cesse d’en être un parce qu’il n’est
plus fermement fondé sur la dignité inviolable de la personne mais qu’on
le fait dépendre de la volonté du plus fort. Ainsi la démocratie, en dépit
de ses principes, s’achemine vers un totalitarisme caractérisé. L’État n’est
plus la « maison commune » où tous peuvent vivre selon les principes de
l’égalité fondamentale, mais il se transforme en État tyran qui prétend
pouvoir disposer de la vie des plus faibles et des êtres sans défense, depuis
l’enfant non encore né jusqu’au vieillard, au nom d’une utilité publique
qui n’est rien d’autre, en réalité, que l’intérêt de quelques-uns.
Tout semble se passer dans le plus ferme
respect de la légalité, au moins lorsque les lois qui permettent l’avortement
ou l’euthanasie sont votées selon les règles prétendument démocratiques.
En réalité, nous ne sommes qu’en face d’une tragique apparence de légalité
et l’idéal démocratique, qui n’est tel que s’il reconnaît et protège la
dignité de toute personne humaine, est trahi dans ses fondements mêmes:
« Comment peut-on parler encore de la dignité de toute personne humaine
lorsqu’on se permet de tuer les plus faibles et les plus innocentes? Au
nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des discriminations
entre les personnes en déclarant que certaines d’entre elles sont dignes
d’être défendues tandis qu’à d’autres est déniée cette dignité? ».16 Quand
on constate de telles manières de faire, s’amorcent déjà les processus qui
conduisent à la dissolution d’une convivialité humaine authentique et à
la désagrégation de la réalité même de l’État.
Revendiquer le droit à l’avortement, à l’infanticide,
à l’euthanasie, et le reconnaître légalement, cela revient à attribuer à
la liberté humaine un sens pervers et injuste, celui d’un pouvoir absolu
sur les autres et contre les autres. Mais c’est la mort de la vraie liberté:
« En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque commet le péché est esclave
du péché » (Jn 8, 34).
« Je devrai me cacher loin de ta face »
(Gn 4, 14): l’éclipse du sens de Dieu et du sens de l’homme
21.
Quand on recherche les racines les plus profondes du combat entre
la « culture de vie » et la « culture de mort », on ne peut s’arrêter à
la conception pervertie de la liberté que l’on vient d’évoquer. Il faut
arriver au coeur du drame vécu par l’homme contemporain: l’éclipse du sens
de Dieu et du sens de l’homme, caractéristique du contexte social et culturel
dominé par le sécularisme qui, avec ses prolongements tentaculaires, va
jusqu’à mettre parfois à l’épreuve les communautés chrétiennes elles-mêmes.
Ceux qui se laissent gagner par la contagion de cet état d’esprit entrent
facilement dans le tourbillon d’un terrible cercle vicieux: en perdant le
sens de Dieu, on tend à perdre aussi le sens de l’homme, de sa dignité et
de sa vie; et, à son tour, la violation systématique de la loi morale, spécialement
en matière grave de respect de la vie humaine et de sa dignité, produit
une sorte d’obscurcissement progressif de la capacité de percevoir la présence
vivifiante et salvatrice de Dieu.
Une fois encore, nous pouvons nous inspirer
du récit du meurtre d’Abel par son frère. Après la malédiction que Dieu
lui a infligée, Caïn s’adresse au Seigneur en ces termes: « Ma peine est
trop lourde à porter. Vois! Tu me bannis aujourd’hui du sol fertile, je
devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre;
mais le premier venu me tuera! » (Gn 4, 13-14). Caïn considère que son péché
ne pourra pas être pardonné par le Seigneur et que son destin inéluctable
sera de devoir « se cacher loin de sa face ». Si Caïn parvient à confesser
que sa faute est « trop grande », c’est parce qu’il a conscience de se trouver
confronté à Dieu et à son juste jugement. En réalité, l’homme ne peut reconnaître
son péché et en saisir toute la gravité que devant le Seigneur. C’est aussi
l’expérience de David qui, après « avoir fait le mal devant le Seigneur
», réprimandé par le prophète Nathan (cf. 2 S 11-12), s’écrie: « Mon péché,
moi, je le connais, ma faute est devant moi sans relâche; contre toi, toi
seul, j’ai péché, ce qui est coupable à tes yeux, je l’ai fait » (Ps 5150,
5-6).
22.
C’est pourquoi, lorsque disparaît le sens de Dieu, le sens de l’homme
se trouve également menacé et vicié, ainsi que le Concile Vatican II le
déclare sous une forme lapidaire: « La créature sans son Créateur s’évanouit...
Et même, la créature elle-même est entourée d’opacité, si Dieu est oublié
».17 L’homme ne parvient plus à se saisir comme « mystérieusement différent
» des autres créatures terrestres; il se considère comme l’un des nombreux
êtres vivants, comme un organisme qui, tout au plus, a atteint un stade
de perfection très élevé. Enfermé dans l’horizon étroit de sa réalité physique,
il devient en quelque sorte « une chose », et il ne saisit plus le caractère
« transcendant » de son « existence en tant qu’homme ». Il ne considère
plus la vie comme un magnifique don de Dieu, une réalité « sacrée » confiée
à sa responsabilité et, par conséquent, à sa protection aimante, à sa «
vénération ». Elle devient tout simplement « une chose » qu’il revendique
comme sa propriété exclusive, qu’il peut totalement dominer et manipuler.
Ainsi, devant la vie qui naît et la vie
qui meurt, il n’est plus capable de se laisser interroger sur le sens authentique
de son existence ni d’en assumer dans une véritable liberté les moments
cruciaux. Il ne se soucie que du « faire » et, recourant à toutes les techniques
possibles, il fait de grands efforts pour programmer, contrôler et dominer
la naissance et la mort. Ces réalités, expériences originaires qui demandent
à être « vécues », deviennent des choses que l’on prétend simplement « posséder
» ou « refuser ».
Du reste, lorsque la référence à Dieu est
exclue, il n’est pas surprenant que le sens de toutes les choses en soit
profondément altéré, et que la nature même, n’étant plus « mater », soit
réduite à un « matériau » ouvert à toutes les manipulations. Il semble que
l’on soit conduit dans cette direction par une certaine rationalité technico-scientifique,
prédominante dans la culture contemporaine, qui nie l’idée même que l’on
doive reconnaître une vérité de la création ou que l’on doive respecter
un dessein de Dieu sur la vie. Et cela n’est pas moins vrai quand l’angoisse
devant les conséquences de cette « liberté sans loi » amène certains à la
position inverse d’une « loi sans liberté », ainsi que cela arrive par exemple
dans des idéologies qui contestent la légitimité de toute intervention sur
la nature, presque en vertu de sa « divinisation », ce qui, une fois encore,
méconnaît sa dépendance par rapport au dessein du Créateur.
En réalité, vivant « comme si Dieu n’existait
pas », l’homme perd non seulement le sens du mystère de Dieu, mais encore
celui du monde et celui du mystère de son être même.
23.
L’éclipse du sens de Dieu et de l’homme conduit inévitablement au
matérialisme pratique qui fait se répandre l’individualisme, l’utilitarisme
et l’hédonisme. Là encore, on constate la valeur permanente de ce qu’écrit
l’Apôtre: « Comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance
de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui
ne convient pas » (Rm 1, 28). C’est ainsi que les valeurs de l’être sont
remplacées par celles de l’avoir. La seule fin qui compte est la recherche
du bien-être matériel personnel. La prétendue « qualité de la vie » se comprend
essentiellement ou exclusivement comme l’efficacité économique, la consommation
désordonnée, la beauté et la jouissance de la vie physique, en oubliant
les dimensions les plus profondes de l’existence, d’ordre relationnel, spirituel
et religieux.
Dans un contexte analogue, la souffrance,
poids qui pèse inévitablement sur l’existence humaine mais aussi possibilité
de croissance personnelle, est « censurée », rejetée comme inutile et même
combattue comme un mal à éviter toujours et à n’importe quel prix. Lorsqu’on
ne peut pas la surmonter et que disparaît la perspective du bien être, au
moins pour l’avenir, alors il semble que la vie ait perdu tout son sens
et la tentation grandit en l’homme de revendiquer le droit de la supprimer.
Toujours dans le même contexte culturel,
le corps n’est plus perçu comme une réalité spécifiquement personnelle,
signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu et avec le monde.
Il est réduit à sa pure matérialité, il n’est rien d’autre qu’un ensemble
d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant les seuls critères
du plaisir et de l’efficacité. En conséquence, la sexualité, elle aussi,
est dépersonnalisée et exploitée: au lieu d’être signe, lieu et langage
de l’amour, c’est-à-dire du don de soi et de l’accueil de l’autre dans toute
la richesse de la personne, elle devient toujours davantage occasion et
instrument d’affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et
des instincts. C’est ainsi qu’est déformé et altéré le contenu originaire
de la sexualité humaine; les deux significations, union et procréation,
inhérentes à la nature même de l’acte conjugal sont artificiellement disjointes;
de cette manière, on fausse l’union et l’on soumet la fécondité à l’arbitraire
de l’homme et de la femme. La procréation devient alors l’« ennemi » à éviter
dans l’exercice de la sexualité: on ne l’accepte que dans la mesure où elle
correspond au désir de la personne ou même à sa volonté d’avoir un enfant
« à tout prix » et non pas, au contraire, parce qu’elle traduit l’accueil
sans réserve de l’autre et donc l’ouverture à la richesse de vie dont l’enfant
est porteur.
Dans la perspective matérialiste décrite
jusqu’ici, les relations interpersonnelles se trouvent gravement appauvries.
Les premiers à en souffrir sont la femme, l’enfant, le malade ou la personne
qui souffre, le vieillard. Le vrai critère de la dignité personnelle ; celui du respect, de la gratuité et du service
; est remplacé par le critère de l’efficacité, de la fonctionnalité
et de l’utilité: l’autre est apprécié, non pas pour ce qu’il « est », mais
pour ce qu’il « a », ce qu’il « fait » et ce qu’il « rend ». Le plus fort
l’emporte sur le plus faible.
24.
C’est au plus intime de la conscience morale que s’accomplit l’éclipse
du sens de Dieu et du sens de l’homme, avec toutes ses nombreuses et funestes
conséquences sur la vie. C’est avant tout la conscience de chaque personne
qui est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique,
elle se trouve seule face à Dieu.18 Mais, en un sens, la « conscience morale
» de la société est également en cause: elle est en quelque sorte responsable,
non seulement parce qu’elle tolère ou favorise des comportements contraires
à la vie, mais aussi parce qu’elle alimente la « culture de mort », allant
jusqu’à créer et affermir de véritables « structures de péché » contre la
vie. La conscience morale, individuelle et sociale, est aujourd’hui exposée,
ne serait-ce qu’à cause de l’influence envahissante de nombreux moyens de
communication sociale, à un danger très grave et mortel, celui de la confusion
entre le bien et le mal en ce qui concerne justement le droit fondamental
à la vie. Une grande partie de la société actuelle se montre tristement
semblable à l’humanité que Paul décrit dans la Lettre aux Romains. Elle
est faite d’« hommes qui tiennent la vérité captive dans l’injustice » (1,
18): ayant renié Dieu et croyant pouvoir construire sans lui la cité terrestre,
« ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements », de sorte que « leur
coeur inintelligent s’est enténébré » (1, 21); « dans leur prétention à
la sagesse, ils sont devenus fous » (1, 22), ils sont devenus les auteurs
d’actions dignes de mort et, « non seulement ils les font, mais ils approuvent
encore ceux qui les commettent » (1, 32). Quand la conscience, cet ¦il lumineux
de l’âme (cf. Mt 6, 22-23), appelle « bien le mal et mal le bien » (Is 5,
20), elle prend le chemin de la dégénérescence la plus inquiétante et de
la cécité morale la plus ténébreuse.
Cependant, toutes les influences et les
efforts pour imposer le silence n’arrivent pas à faire taire la voix du
Seigneur qui retentit dans la conscience de tout homme; car c’est toujours
à partir de ce sanctuaire intime de la conscience que l’on peut reprendre
un nouveau cheminement d’amour, d’accueil et de service de la vie humaine.
« Vous vous êtes approchés d’un sang purificateur
» (cf. He 12, 22. 24): signes d’espérance et appel à l’engagement
25.
« Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol! » (Gn 4, 10).
Il n’y a pas que le sang d’Abel, le premier innocent mis à mort, qui crie
vers Dieu, source et défenseur de la vie. Le sang de tout autre homme mis
à mort depuis Abel est aussi une voix qui s’élève vers le Seigneur. D’une
manière absolument unique, crie vers Dieu la voix du sang du Christ, dont
Abel est dans son innocence une figure prophétique, ainsi que nous le rappelle
l’auteur de la Lettre aux Hébreux: « Mais vous vous êtes approchés de la
montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant..., du Médiateur d’une Alliance
nouvelle, et d’un sang purificateur plus éloquent que celui d’Abel » (12,
22. 24).
C’est le sang purificateur. Le sang des
sacrifices de l’Ancienne Alliance en avait été le signe symbolique et l’anticipation:
le sang des sacrifices par lesquels Dieu montrait sa volonté de communiquer
sa vie aux hommes, en les purifiant et en les consacrant (cf. Ex 24, 8;
Lv 17, 11). Tout cela s’accomplit et se manifeste désormais dans le Christ:
son sang est celui de l’aspersion qui rachète, purifie et sauve; c’est le
sang du Médiateur de la Nouvelle Alliance, « répandu pour une multitude
en rémission des péchés » (Mt 26, 28). Ce sang, qui coule du côté transpercé
du Christ en croix (cf. Jn 19, 34), est « plus éloquent » que celui d’Abel;
celui-ci, en effet, exprime et demande une « justice » plus profonde, mais
il implore surtout la miséricorde,19 il devient intercesseur auprès du Père
pour les frères (cf. He 7, 25), il est source de rédemption parfaite et
don de vie nouvelle.
Le sang du Christ, qui révèle la grandeur
de l’amour du Père, manifeste que l’homme est précieux aux yeux de Dieu
et que la valeur de sa vie est inestimable. L’Apôtre Pierre nous le rappelle:
« Sachez que ce n’est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez
été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang
précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (1
P 1, 18-19). C’est en contemplant le sang précieux du Christ, signe du don
qu’il fait par amour (cf. Jn 13, 1), que le croyant apprend à reconnaître
et à apprécier la dignité quasi divine de tout homme; il peut s’écrier,
dans une admiration et une gratitude toujours nouvelles: « Quelle valeur
doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il a mérité d’avoir un tel et
un si grand Rédempteur (Exultet de la nuit pascale), si Dieu a donné son
Fils afin que lui, l’homme, ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éternelle
(cf. Jn 3, 16)! ».20
De plus, le sang du Christ révèle à l’homme
que sa grandeur, et donc sa vocation, est le don total de lui-même. Parce
qu’il est versé comme don de vie, le sang de Jésus n’est plus un signe de
mort, de séparation définitive d’avec les frères, mais le moyen d’une communion
qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacrement de l’Eucharistie, celui
qui boit ce sang et demeure en Jésus (cf. Jn 6, 56) est entraîné dans le
dynamisme de son amour et du don de sa vie, afin de porter à sa plénitude
la vocation première à l’amour qui est celle de tout homme (cf. Gn 1, 27;
2, 18-24).
Dans le sang du Christ, tous les hommes
puisent aussi la force de s’engager en faveur de la vie. Ce sang est justement
la raison la plus forte d’espérer et même le fondement de la certitude absolue
que, selon le plan de Dieu, la vie remportera la victoire. « De mort, il
n’y en aura plus », s’écrie la voix puissante qui vient du trône de Dieu
dans la Jérusalem céleste (Ap 21, 4). Et saint Paul nous assure que la victoire
présente sur le péché est le signe et l’anticipation de la victoire définitive
sur la mort, quand « s’accomplira la parole qui est écrite: La mort a été
engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire? Où est-il,
ô mort, ton aiguillon? » (1 Co 15, 54-55).
26.
En réalité, on perçoit des signes annonciateurs de cette victoire
dans nos sociétés et dans nos cultures, bien qu’elles soient fortement marquées
par la « culture de mort ». On dresserait donc un tableau incomplet, qui
pourrait conduire à un découragement stérile, si l’on ne joignait pas à
la dénonciation des menaces contre la vie un aperçu des signes positifs
efficaces dans la situation actuelle de l’humanité.
Malheureusement, ces signes positifs appa-
raissent difficilement et ils sont mal reconnus, sans doute parce qu’ils
ne sont pas l’objet d’une attention suffisante de la part des moyens de
communication sociale. Mais beaucoup d’initiatives pour aider et soutenir
les personnes les plus faibles et sans défense ont été prises et continuent
à l’être, dans la communauté chrétienne et dans la société civile, aux niveaux
local, national et international, par des personnes, des groupes, des mouvements
et diverses organisations.
Il y a de nombreux époux qui savent prendre
généreusement la responsabilité d’accueillir des enfants comme « le don
le plus excellent du mariage ».21 Et il ne manque pas de familles qui, au-delà
de leur service quotidien de la vie, savent s’ouvrir à l’accueil d’enfants
abandonnés, de jeunes en difficulté, de personnes handicapées, de personnes
âgées restées seules. Bien des centres d’aide à la vie, ou des institutions
analogues, sont animés par des personnes et des groupes qui, au prix d’un
dévouement et de sacrifices admirables, apportent un soutien moral et matériel
à des mères en difficulté, tentées de recourir à l’avortement. On crée et
on développe aussi des groupes de bénévoles qui s’engagent à donner l’hospitalité
à ceux qui n’ont pas de famille, qui sont dans des conditions particulièrement
pénibles ou qui ont besoin de retrouver un milieu éducatif les aidant à
surmonter des habitudes nuisibles et à revenir à un vrai sens de la vie.
La médecine, servie avec beaucoup d’ardeur
par les chercheurs et les membres des professions médicales, poursuit ses
efforts pour trouver des moyens toujours plus efficaces: on obtient aujourd’hui
des résultats autrefois impensables et qui ouvrent des perspectives prometteuses
en faveur de la vie naissante, des personnes qui souffrent et des malades
en phase aiguë ou terminale. Des institutions et des organisations variées
se mobilisent pour faire aussi bénéficier de la médecine de pointe les pays
les plus touchés par la misère et les maladies endémiques. Des associations
nationales et internationales de médecins travaillent de même pour porter
rapidement secours aux populations éprouvées par des calamités naturelles,
des épidémies ou des guerres. Même si on est encore loin de la mise en ¦uvre
complète d’une vraie justice internationale dans la répartition des ressources
médicales, comment ne pas reconnaître dans les progrès déjà accomplis les
signes d’une solidarité croissante entre les peuples, d’un sens humain et
moral digne d’éloge et d’un plus grand respect de la vie?
27.
Devant les législations qui ont autorisé l’avortement et devant les
tentatives, qui ont abouti ici ou là, de légaliser l’euthanasie, des mouvements
ont été créés et des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser
la société en faveur de la vie. Lorsque, conformément à leur inspiration
authentique, ces mouvements agissent avec une ferme détermination mais sans
recourir à la violence, ils favorisent une prise de conscience plus répandue
de la valeur de la vie, et ils pro- voquent et obtiennent des engagements
plus ré- solus pour la défendre.
Comment ne pas rappeler, en outre, tous
les gestes quotidiens d’accueil, de sacrifice, de soins dé- sintéressés
qu’un nombre incalculable de personnes accomplissent avec amour dans les
familles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats, dans les maisons de retraite
pour personnes âgées et dans d’autres centres ou communautés qui défendent
la vie? En se laissant inspirer par l’exemple de Jésus « bon Samaritain
» (cf. Lc 10, 29-37) et soutenue par sa force, l’Église a toujours été en
première ligne sur ces fronts de la charité: nombreux sont ses fils et ses
filles, spécialement les religieuses et les religieux qui, sous des formes
traditionnelles ou renouvelées, ont consacré et continuent à consacrer leur
vie à Dieu en l’offrant par amour du prochain le plus faible et le plus
démuni. Ils construisent en profondeur la « civilisation de l’amour et de
la vie », sans laquelle l’existence des personnes et de la société perd
son sens le plus authentiquement humain. Même si personne ne les remarquait
et s’ils restaient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous assure
que le Père, « qui voit dans le secret » (Mt 6, 4), non seulement saura
les récompenser, mais les rend féconds dès maintenant en leur faisant porter
des fruits durables pour le bien de tous.
Parmi les signes d’espérance, il faut aussi
inscrire, dans de nombreuses couches de l’opinion publique, le développement
d’une sensibilité nouvelle toujours plus opposée au recours à la guerre
pour résoudre les conflits entre les peuples et toujours plus orientée vers
la recherche de moyens efficaces mais « non violents » pour arrêter l’agresseur
armé. Dans le même ordre d’idées, se range aussi l’aversion toujours plus
répandue de l’opinion publique envers la peine de mort, même si on la considère
seulement comme un moyen de « légitime défense » de la société, en raison
des possibilités dont dispose une société moderne de réprimer efficacement
le crime de sorte que, tout en rendant inoffensif celui qui l’a commis,
on ne lui ôte pas définitivement la possibilité de se racheter.
Il faut saluer aussi positivement l’attention
grandissante à la qualité de la vie, à l’écologie, que l’on rencontre surtout
dans les sociétés au développement avancé, où les attentes des personnes
sont à présent moins centrées sur les problèmes de la survie que sur la
recherche d’une amélioration d’ensemble des conditions de vie. La reprise
de la réflexion éthique au sujet de la vie est particulièrement significative;
la création et le développement constant de la bioéthique favorisent la
réflexion et le dialogue ; entre
croyants et non-croyants, de même qu’entre croyants de religions différentes
; sur les problèmes éthiques fondamentaux qui concernent la vie de
l’homme.
28.
Ce panorama fait d’ombres et de lumières doit nous rendre tous pleinement
conscients que nous nous trouvons en face d’un affrontement rude et dramatique
entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la « culture de
mort » et la « culture de vie ». Nous nous trouvons non seulement « en face
», mais inévitablement « au milieu » de ce conflit: nous sommes tous activement
impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire un choix
inconditionnel en faveur de la vie.
L’injonction claire et forte de Moïse s’adresse
à nous aussi: « Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et
malheur... Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction.
Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez » (Dt 30,
15. 19). Cette injonction convient tout autant à nous qui devons choisir
tous les jours entre la « culture de vie » et la « culture de mort ». Mais
l’appel du Deutéronome est encore plus profond, parce qu’il nous demande
un choix à proprement parler religieux et moral. Il s’agit de donner à son
existence une orientation fondamentale et de vivre fidèlement en accord
avec la loi du Seigneur: « Écoute les commandements que je te donne aujourd’hui:
aimer le Seigneur ton Dieu, marcher dans ses chemins, garder ses ordres,
ses commandements et ses décrets... Choisis donc la vie, pour que toi et
ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix,
t’attachant à lui; car là est ta vie, ainsi que la longue durée de ton séjour
sur la terre » (30, 16. 19-20).
Le choix inconditionnel pour la vie arrive
à la plénitude de son sens religieux et moral lorsqu’il vient de la foi
au Christ, qu’il est formé et nourri par elle. Rien n’aide autant à aborder
positivement le conflit entre la mort et la vie dans lequel nous sommes
plongés que la foi au Fils de Dieu qui s’est fait homme et qui est venu
parmi les hommes « pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance
» (Jn 10, 10): c’est la foi au Ressuscité qui a vaincu la mort; c’est la
foi au sang du Christ « plus éloquent que celui d’Abel » (He 12, 24).
Devant les défis de la situation actuelle,
à la lumière et par la force de cette foi, l’Église prend plus vivement
conscience de la grâce et de la responsabilité qui lui viennent du Seigneur
pour annoncer, pour célébrer et pour servir l’Évangile de la vie.
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JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE
LE MESSAGE CHRÉTIEN SUR LA VIE
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« La vie s’est manifestée, nous l’avons
vue » (1 Jn 1, 2): le regard tourné vers le Christ, « le Verbe de vie »
29.
Face aux menaces innombrables et graves qui pèsent sur la vie dans
le monde d’aujourd’hui, on pourrait demeurer comme accablé par le sentiment
d’une impuissance insurmontable: le bien ne sera jamais assez fort pour
vaincre le mal!
C’est alors que le peuple de Dieu, et en
lui tout croyant, est appelé à professer, avec humilité et courage, sa foi
en Jésus Christ, « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). L’Évangile de la vie n’est
pas une simple réflexion, même originale et profonde, sur la vie humaine;
ce n’est pas non plus seulement un commandement destiné à alerter la conscience
et à susciter d’importants changements dans la société; c’est encore moins
la promesse illusoire d’un avenir meilleur. L’Évangile de la vie est une
réalité concrète et personnelle, car il consiste à annoncer lapersonne même
de Jésus. À l’Apôtre Thomas et, en lui, à tout homme, Jésus se présente
par ces paroles: « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6).
C’est la même identité qu’il affirme devant Marthe, s¦ur de Lazare: « Je
suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra;
et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25-26). Jésus
est le Fils qui, de toute éternité, reçoit la vie du Père (cf. Jn 5, 26)
et qui est venu parmi les hommes pour les faire par- ticiper à ce don: «
Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn
10, 10).
C’est donc à partir de la parole, de l’action,
de la personne même de Jésus que la possibilité est donnée à l’homme de
« connaître » la vérité tout entière sur la valeur de la vie humaine; c’est
de cette « source » qu’il reçoit notamment la capacité de « faire » parfaitement
la vérité (cf. Jn 3, 21), ou d’assumer et d’exercer pleinement la responsabilité
d’aimer et de servir la vie humaine, de la défendre et de la promouvoir.
Dans le Christ, en effet, est définitivement
annoncé et pleinement donné cet Évangile de la vie qui, déjà présent dans
la Révélation de l’Ancien Testament, et même inscrit en quelque sorte dans
le c¦ur de tout homme et de toute femme, retentit dans chaque conscience
« dès le commencement », c’est-à-dire depuis la création elle-même, en sorte
que, malgré les conditionnements négatifs du péché, il peut aussi être connu
dans ses traits essentiels par la raison humaine. Comme l’écrit le Concile
Vatican II, le Christ « par toute sa présence et par la manifestation qu’il
fait de lui-même par des paroles et par des ¦uvres, par des signes et des
miracles, et plus particulièrement par sa mort et par sa résurrection glorieuse
d’entre les morts, par l’envoi enfin de l’Esprit de vérité, achève la révélation
en l’accomplissant, et la confirme encore en attestant divinement que Dieu
lui-même est avec nous pour nous arracher aux ténèbres du péché et de la
mort et nous ressusciter pour la vie éternelle ».22
30.
C’est donc le regard fixé sur le Seigneur Jésus que nous voulons
l’écouter nous redire « les paroles de Dieu » (Jn 3, 34) et méditer à nouveau
l’Évangile de la vie. La signification la plus profonde et la plus originale
de cette méditation du message révélé sur la vie humaine a été saisie par
l’Apôtre Jean, qui écrit au début de sa première lettre: « Ce qui était
dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de
nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe
de vie ; car la Vie s’est manifestée:
nous l’avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette
Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue
;, ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin que
vous aussi soyez en communion avec nous » (1, 1-3).
En Jésus, « Verbe de vie », est donc annoncée
et communiquée la vie divine et éternelle. Grâce à cette annonce et à ce
don, la vie physique et spirituelle de l’homme, même dans sa phase terrestre,
acquiert sa plénitude de valeur et de signification: la vie divine et éternelle,
en effet, est la fin vers laquelle l’homme qui vit dans ce monde est orienté
et appelé. L’Évangile de la vie contient ainsi ce que l’expérience même
et la raison humaine disent de la valeur de la vie; il l’accueille, l’élève
et la porte à son accomplissement.
« Ma force et mon chant, c’est le Seigneur,
je lui dois le salut » (Ex 15, 2): la vie est toujours un bien
31.
En vérité, la plénitude évangélique du message sur la vie est déjà
préparée dans l’Ancien Testament. C’est surtout dans l’événement de l’Exode,
centre de l’expérience de foi de l’Ancien Testament, qu’Israël découvre
à quel point sa vie est précieuse aux yeux de Dieu. Alors même qu’il semble
voué à l’extermination, parce qu’une menace de mort pèse sur tous ses enfants
nouveau- nés (cf. Ex 1, 15-22), le Seigneur se révèle à lui comme le sauveur,
capable d’assurer un avenir à celui qui est sans espérance. Il naît ainsi
en Israël une conscience précise: sa vie ne se trouve pas à la merci d’un
pharaon qui peut l’utiliser avec un pouvoir despotique; au contraire, elle
est l’objet d’un amour tendre et fort de la part de Dieu.
La libération de l’esclavage est le don
d’une identité, la reconnaissance d’une dignité indestructible et le début
d’une histoire nouvelle, où découverte de Dieu et découverte de soi vont
de pair. Cette expérience de l’Exode est fondatrice et exemplaire. Israël
apprend que, chaque fois qu’il est menacé dans son existence, il lui suffit
de recourir à Dieu avec une confiance renouvelée pour trouver en lui un
soutien efficace: « Je t’ai modelé, tu es pour moi un serviteur; Israël,
je ne t’oublierai pas » (Is 44, 21).
Ainsi, reconnaissant la valeur de son existence
comme peuple, Israël progresse aussi dans la perception du sens et de la
valeur de la vie en tant que telle. C’est une réflexion qui se développe
de manière particulière dans les livres sapientiaux, à partir de l’expérience
quotidienne de la précarité de la vie et aussi de la conscience des menaces
qui la guettent. Devant les contradictions de l’existence, la foi est appelée
à offrir une réponse.
C’est surtout le problème de la souffrance
qui défie la foi et la met à l’épreuve. Comment ne pas saisir la présence
de la plainte universelle de l’homme dans la méditation du livre de Job?
L’innocent écrasé par la souffrance est, de manière compréhensible, amené
à se demander: « Pourquoi donner à un malheureux la lumière, la vie à ceux
qui ont l’amertume au c¦ur, qui aspirent à la mort sans qu’elle vienne,
qui la recherchent plus avidement qu’un trésor? » (3, 20-21). Même dans
l’obscurité la plus épaisse, la foi pousse à la reconnaissance du « mystère
», dans un esprit de confiance et d’adoration: « Je comprends que tu es
tout-puissant: ce que tu conçois, tu peux le réaliser » (Jb 42, 2).
Peu à peu, la Révélation fait saisir de
manière toujours plus claire le germe de vie immortelle déposé par le Créateur
dans le c¦ur des hommes: « Toutes les choses que Dieu a faites sont bonnes
en leur temps; il a mis dans leur c¦ur l’ensemble du temps » (Qo 3, 11).
Ce germe de totalité et de plénitude attend de se manifester dans l’amour
et de s’accomplir, par un don gratuit de Dieu, dans la participation à sa
vie éternelle.
« Le nom de Jésus a rendu la force à cet
homme » (Ac 3, 16): dans la précarité de l’existence humaine, Jésus porte
à son accomplissement le sens de la vie
32.
L’expérience du peuple de l’Alliance se renouvelle dans celle de
tous les « pauvres » qui rencontrent Jésus de Nazareth. Comme déjà le Dieu
« ami de la vie » (Sg 11, 26) avait rassuré Israël au milieu des dangers,
de même le Fils de Dieu annonce-t-il aujourd’hui à ceux qui se sentent menacés
et entravés dans leur existence que leur vie aussi est un bien auquel l’amour
du Père donne sens et valeur.
« Les aveugles voient, les boiteux marchent,
les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent,
la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7, 22). Par ces paroles
du prophète Isaïe (35, 5-6; 61, 1), Jésus explique le sens de sa mission:
ainsi, ceux qui souffrent d’une forme de handicap dans leur existence entendent
de lui la bonne nouvelle de la sollicitude de Dieu pour eux et ils ont la
confirmation que leur vie aussi est un don jalousement gardé dans les mains
du Père (cf. Mt 6, 25-34).
Ce sont les « pauvres » qui sont particulièrement
interpellés par la prédication et par l’action de Jésus. Les foules de malades
et de marginaux qui le suivent et le cherchent (cf. Mt 4, 23-25) trouvent
dans sa parole et dans ses gestes la révélation de la haute valeur de leur
vie et de ce qui fonde leur attente du salut.
Ainsi en est-il dans la mission de l’Église,
depuis ses origines. Elle qui annonce Jésus comme celui qui « a passé en
faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir
du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10, 38) sait qu’elle porte un message
de salut qui retentit, avec toute sa nouveauté, précisément dans les situations
de misère et de pauvreté que traverse l’homme dans sa vie. C’est ainsi qu’agit
Pierre quand il guérit le boiteux déposé chaque jour près de la « Belle
Porte » du Temple de Jérusalem pour y demander l’aumône: « De l’argent et
de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne: au nom de Jésus
Christ le Nazaréen, marche! » (Ac 3, 6). Dans la foi en Jésus, « auteur
de la vie » (Ac 3, 15), la vie qui est là, abandonnée et implorante, retrouve
conscience de soi et pleine dignité.
La parole et les gestes de Jésus et de son
Église ne concernent pas seulement celui qui vit dans la maladie, la souffrance
ou les différentes formes de marginalisation. Plus profondément, ils touchent
le sens même de la vie de tout homme dans ses dimensions morales et spirituelles.
Seul celui qui reconnaît que sa vie est marquée par la maladie du péché
peut, dans la rencontre avec Jésus Sauveur, retrouver la vérité et l’authenticité
de son existence, selon les paroles de Jésus: « Ce ne sont pas les gens
en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas
venu appeler les justes, mais les pécheurs au repentir » (Lc 5, 31-32).
Au contraire, celui qui, comme le riche
cultivateur de la parabole évangélique, pense qu’il pourra assurer sa vie
par la seule possession de biens matériels, se trompe en réalité: sa vie
lui échappe et il en sera bien vite privé sans parvenir à en percevoir le
sens véritable: « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme.
Et ce que tu as amassé, qui l’aura? » (Lc 12, 20).
33.
C’est dans la vie même de Jésus, du début jusqu’à la fin, que l’on
retrouve cette singulière « dialectique » entre l’expérience de la précarité
de la vie humaine et l’affirmation de sa valeur. En effet, la vie de Jésus
est marquée par la précarité dès sa naissance. Certes, il trouve l’accueil
favo- rable des justes, qui s’unissent au « oui » immédiat et joyeux de
Marie (cf. Lc 1, 38). Mais il y a aussi, dès le début, le refus d’un monde
qui se montre hostile et qui cherche l’enfant « pour le tuer » (Mt 2, 13),
ou qui reste indifférent et sans intérêt pour l’accomplissement du mystère
de cette vie qui entre dans le monde: « Il n’y avait pas de place pour eux
dans l’auberge » (Lc 2, 7). Le contraste entre les menaces et l’insécurité
d’une part, et la puissance du don de Dieu d’autre part, fait resplendir
avec une force plus grande la gloire qui se dégage de la maison de Nazareth
et de la crèche de Bethléem: cette vie qui naît est salut pour toute l’humanité
(cf. Lc 2, 11).
Les contradictions et les risques de la
vie sont pleinement assumés par Jésus: « De riche qu’il était, il s’est
fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,
9). La pauvreté dont parle saint Paul n’est pas seulement le dépouillement
des privilèges divins; c’est aussi le par- tage des conditions de vie les
plus humbles et les plus précaires de la vie humaine (cf. Ph 2, 6-7). Jésus
vit cette pauvreté pendant toute son existence, jusqu’au moment suprême
de la Croix: « Il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la
mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il
donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 8-9). C’est précisément
dans sa mort que Jésus révèle toute la grandeur et la valeur de la vie,
car son offrande sur la Croix devient source de vie nouvelle pour tous les
hommes (cf. Jn 12, 32). Quand il affronte les contradictions et l’anéantissement
de sa vie, Jésus est guidé par la certitude qu’elle est dans les mains du
Père. C’est pourquoi, sur la Croix, il peut lui dire: « Père, en tes mains
je remets mon esprit » (Lc 23, 46), c’est-à-dire ma vie. Grande, en vérité,
est la valeur de la vie humaine, puisque le Fils de Dieu l’a prise et en
a fait l’instrument du salut pour l’humanité entière!
« Appelés ... à reproduire l’image de son
Fils » (Rm 8, 28-29): la gloire de Dieu resplendit sur le visage de l’homme
34.
La vie est toujours un bien. C’est là une intuition et même une donnée
d’expérience dont l’homme est appelé à saisir la raison profonde.
Pourquoi la vie est-elle un bien? L’interrogation
parcourt toute la Bible et trouve, dès ses premières pages, une réponse
forte et admirable. La vie que Dieu donne à l’homme est différente et distincte
de celle de toute autre créature vivante, car, tout en étant apparenté à
la poussière de la terre (cf. Gn 2, 7; 3, 19; Jb 34, 15; Ps 103102, 14;
104103, 29), l’homme est dans le monde une manifestation de Dieu, un signe
de sa présence, une trace de sa gloire (cf. Gn 1, 26-27; Ps 8, 6). C’est
ce qu’a voulu souligner également saint Irénée de Lyon avec sa célèbre définition:
« La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ».23 À l’homme est conférée une
très haute dignité, dont les racines plongent dans le lien intime qui l’unit
à son Créateur: en l’homme resplendit un reflet de la réalité même de Dieu.
Telle est l’affirmation du livre de la Genèse
dans le premier récit des origines, qui place l’homme au sommet de l’action
créatrice de Dieu, comme son couronnement, au terme d’un développement qui,
du chaos informe, aboutit à la créature la plus achevée. Tout, dans la création,
est ordonné à l’homme et tout lui est soumis: « Remplissez la terre, soumettez-la
et dominez... sur tout être vivant » (1, 28), ordonne Dieu à l’homme et
à la femme. Un message semblable est aussi lancé par l’autre récit des origines:
« Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour
le cultiver et le garder » (Gn 2, 15). Le primat de l’homme sur les choses
est ainsi réaffirmé: les choses sont pour lui et confiées à sa responsabilité,
tandis qu’il ne peut lui-même, pour aucun motif, être asservi à ses semblables
et de quelque manière être ramené au rang des choses.
Dans le récit biblique, la distinction entre
l’homme et les autres créatures est surtout mise en évidence par le fait
que seule sa création est présentée comme le fruit d’une décision spéciale
de la part de Dieu, d’une délibération qui établit un lien particulier et
spécifique avec le Créateur: « Faisons l’homme à notre image, selon notre
ressemblance » (Gn 1, 26). La vie que Dieu offre à l’homme est un don par
lequel Dieu fait participer sa créature à quelque chose de lui-même.
Israël s’interrogera longuement sur le sens
de ce lien particulier et spécifique de l’homme avec Dieu. Le livre du Siracide
reconnaît lui aussi que Dieu, en créant les hommes, « les a revêtus de force,
comme lui-même, et les a créés à son image » (17, 3). L’auteur sacré rattache
à cela non seulement leur domination sur le monde, mais aussi les facultés
spirituelles les plus caractéristiques de l’homme, telles que la raison,
la capacité de discerner le bien du mal, la volonté libre: « Il les remplit
de science et d’intelligence et leur fit connaître le bien et le mal » (Si
17, 7). La capacité d’accéder à la vérité et à la liberté sont des prérogatives
de l’homme du fait qu’il est créé à l’image de son Créateur, le Dieu vrai
et juste (cf. Dt 32, 4). Seul de toutes les créatures visibles, l’homme
est « capable de connaître et d’aimer son Créateur ».24 La vie que Dieu
donne à l’homme est bien plus qu’une existence dans le temps. C’est une
tension vers une plénitude de vie; c’est le germe d’une existence qui va
au-delà des limites mêmes du temps: « Oui, Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité,
il en a fait une image de sa propre nature » (Sg 2, 23).
35.
Le récit yahviste des origines exprime la même conviction. L’antique
narration, en effet, parle d’un souffle divin qui est insufflé en l’homme
pour qu’il entre dans la vie: « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la
glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme
devint un être vivant » (Gn 2, 7).
L’origine divine de cet esprit de vie explique
l’insatisfaction perpétuelle qui accompagne l’homme au cours de sa vie.
Créé par Dieu, portant en lui-même une marque divine indélébile, l’homme
tend naturellement vers Dieu. Quand il écoute l’aspiration profonde de son
c¦ur, l’homme ne peut manquer de faire sienne la parole de vérité prononcée
par saint Augustin: « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre c¦ur
est sans repos, tant qu’il ne demeure en toi ».25
Il est d’autant plus significatif de voir
l’insatisfaction qui s’empare de la vie de l’homme dans l’Éden tant que
son unique point de référence demeure le monde végétal et animal (cf. Gn
2, 20). Seule l’apparition de la femme, d’un être qui est chair de sa chair,
os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit également l’esprit de Dieu créateur
peut satisfaire l’exigence d’un dialogue interpersonnel, qui est vital pour
l’existence humaine. En l’autre, homme ou femme, Dieu se reflète, lui, la
fin ultime qui comble toute personne.
« Qu’est-ce que l’homme, pour que tu penses
à lui, le fils d’un homme, que tu en prennes souci? », se demande le Psalmiste
(Ps 8, 5). Face à l’immensité de l’univers, il est une bien petite chose;
mais c’est précisément ce contraste qui fait ressortir sa grandeur: « Tu
l’as créé un peu moindre que les anges (mais on pourrait traduire aussi
« un peu moindre que Dieu »), le couronnant de gloire et d’honneur
» (Ps 8, 6). La gloire de Dieu resplendit sur le visage de l’homme. En lui,
le Créateur trouve son repos, ainsi que le commente saint Ambroise avec
admiration et émotion: « Le sixième jour est terminé; la création du monde
s’est achevée avec la formation de ce chef-d’¦uvre qu’est l’homme, lui qui
exerce son pouvoir sur tous les êtres vivants et qui est comme le sommet
de l’univers et la beauté suprême de tout être créé. En vérité, nous devrions
observer un silence respectueux, car le Seigneur s’est reposé de toute la
création du monde. Il s’est reposé ensuite à l’intime de l’homme, il s’est
reposé dans son esprit et sa pensée; en effet, il avait créé l’homme doué
de raison, capable de l’imiter, émule de ses vertus, assoiffé des grâces
célestes. Dans ces dons qui sont les siens repose Dieu qui a dit: « Sur
qui reposerais-je, sinon sur celui qui est humble, qui se tient tranquille
et qui tremble à ma parole? » (Is 66, 1-2). Je rends grâce au Seigneur
notre Dieu qui a créé une ¦uvre si merveilleuse où il trouve son repos ».26
36.
Le merveilleux projet de Dieu a malheureusement été contrarié par
l’irruption du péché dans l’histoire. Par le péché, l’homme se rebelle contre
son Créateur, pour finir par idolâtrer les créatures: « Ils ont adoré et
servi la créature de préférence au Créateur (Rm 1, 25). Ainsi, l’être humain
ne se contente pas de souiller en lui-même l’image de Dieu, mais il est
tenté de l’offenser aussi chez les autres, en substituant aux rapports de
communion des attitudes de défiance, d’indifférence, d’inimitié, jusqu’à
la haine homicide. Quand on ne reconnaît pas Dieu comme Dieu, on trahit
le sens profond de l’homme et on porte atteinte à la communion entre les
hommes.
Dans la vie de l’homme, l’image de Dieu
resplendit à nouveau et se manifeste dans toute sa plénitude avec la venue
du Fils de Dieu dans la chair humaine: « Il est l’image du Dieu invisible
» (Col 1, 15), « resplendissement de sa gloire et ef- figie de sa substance
» (He 1, 3). Il est l’image parfaite du Père.
Le projet de vie confié au premier Adam
trouve finalement son accomplissement dans le Christ. Tandis que la désobéissance
d’Adam abîme et défigure le dessein de Dieu sur la vie de l’homme et fait
entrer la mort dans le monde, l’obéissance rédemptrice du Christ est source
de grâce qui rejaillit sur les hommes en ouvrant à tous les portes du royaume
de la vie (cf. Rm 5, 12-21). L’Apôtre Paul l’affirme: « Le premier homme,
Adam, a été fait âme vivante; le dernier Adam, esprit vivifiant » (1 Co
15, 45).
À tous ceux qui acceptent de se mettre à
la suite du Christ, la plénitude de la vie est donnée: en eux, l’image divine
est restaurée, renouvelée et portée à sa perfection. Tel est le dessein
de Dieu sur les êtres humains: qu’ils deviennent « con- formes à l’image
de son Fils » (Rm 8, 29). C’est seulement ainsi que, dans la splendeur de
cette image, l’homme peut être libéré de l’esclavage de l’idolâtrie, qu’il
peut reconstruire la fraternité éclatée et retrouver son identité.
« Quiconque vit et croit en moi ne mourra
jamais » (Jn 11, 26): le don de la vie éternelle
37.
La vie que le Fils de Dieu est venu donner aux hommes ne se réduit
pas à la seule existence dans le temps. La vie, qui depuis toujours est
« en lui » et constitue « la lumière des hommes » (Jn 1, 4), consiste dans
le fait d’être engendré par Dieu et de participer à la plénitude de son
amour: « À tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir
enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, eux qui ne furent engendrés
ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu
» (Jn 1, 12-13).
Parfois, Jésus donne à la vie qu’il est
venu apporter ce simple nom de « la vie »; et il présente la génération
par Dieu comme une condition nécessaire pour pouvoir atteindre la fin en
vue de laquelle Dieu a créé l’homme: « À moins de naître d’en haut, nul
ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3). Le don de cette vie constitue
l’objet propre de la mission de Jésus: il est « celui qui descend du ciel
et donne la vie au monde » (Jn 6, 33), si bien qu’il peut affirmer en toute
vérité: « Celui qui me suit... aura la lumière de la vie » (Jn 8, 12).
En d’autres occasions, Jésus parle de vie
éternelle, en utilisant un adjectif qui ne renvoie pas seulement à une perspective
supratemporelle. « Éternelle » est la vie promise et donnée par Jésus, parce
qu’elle est plénitude de participation à la vie de l’« Éternel ». Quiconque
croit en Jésus et entre en communion avec lui a la vie éternelle (cf. Jn
3, 15; 6, 40), car c’est de lui qu’il entend les seules paroles capables
de révéler et de communiquer une plénitude de vie pour son existence; ce
sont les « paroles de la vie éternelle » que Pierre reconnaît dans sa profession
de foi: « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle;
nous croyons et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 68-69).
La vie éternelle est définie par Jésus lui-même lorsqu’il s’adresse au Père
dans la grande prière sacerdotale: « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent,
toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn
17, 3). Connaître Dieu et son Fils, c’est accueillir le mystère de la communion
d’amour du Père, du Fils et de l’Esprit Saint dans notre vie qui s’ouvre
dès maintenant à la vie éternelle dans la participation à la vie divine.
38.
La vie éternelle est donc la vie même de Dieu ainsi que la vie des
fils de Dieu. Le croyant ne peut manquer d’être saisi d’un émerveillement
toujours renouvelé et d’une reconnaissance sans limites face à cette vérité
surprenante et ineffable qui nous vient de Dieu dans le Christ. Le croyant
fait siennes les paroles de l’Apôtre Jean: « Voyez quel grand amour le Père
nous a donné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes!...
Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous
serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation,
nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1
Jn 3, 1-2).
C’est ainsi que la vérité chrétienne sur
la vie parvient à sa plénitude. La dignité de la vie n’est pas seulement
liée à ses origines, au fait qu’elle vient de Dieu, mais aussi à sa fin,
à sa destinée qui est d’être en communion avec Dieu pour le con- naître
et l’aimer. C’est à la lumière de cette vérité que saint Irénée précise
et complète son exal- tation de l’homme: la « gloire de Dieu » est bien
« l’homme vivant », mais « la vie de l’homme est la vision de Dieu ».27
Il en résulte des conséquences immédiates
pour la vie humaine dans sa condition terrestre même, où a déjà germé et
où croît la vie éternelle. Si l’homme aime instinctivement la vie parce
qu’elle est un bien, cet amour trouve une autre motivation et une autre
force, une ampleur et une profondeur nouvelles, dans les dimensions divines
de ce bien. Dans une telle perspective, l’amour de tout être humain pour
la vie ne se réduit pas à la seule recherche d’un espace d’expression de
soi et de relation avec les autres, mais il se développe dans la conscience
joyeuse de pouvoir faire de son existence le « lieu » de la manifestation
de Dieu, de la rencontre et de la communion avec lui. La vie que Jésus nous
donne ne retire pas sa valeur à notre existence dans le temps, mais elle
l’assume et la conduit à son destin final: « Je suis la résurrection et
la vie...; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25.26).
« À chacun je demanderai compte de la vie
de son frère » (Gn 9, 5): vénération et amour pour la vie de tous
39.
La vie de l’homme vient de Dieu, c’est son don, son image et son
empreinte, la participation à son souffle vital. Dieu est donc l’unique
Seigneur de cette vie: l’homme ne peut en disposer. Dieu luimême le répète
à Noé après le déluge: « De votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai
compte... à tout homme: à chacun je demanderai compte de la vie de son frère
» (Gn 9, 5). Et le texte biblique prend soin de souligner que le caractère
sacré de la vie a son fondement en Dieu et dans son action créatrice: «
Car à l’image de Dieu l’homme a été fait » (Gn 9, 6).
La vie et la mort de l’homme sont donc dans
les mains de Dieu, en son pouvoir: « Il tient en son pouvoir l’âme de tout
vivant et le souffle de toute chair d’homme », s’écrie Job (12, 10). « Le
Seigneur fait mourir et fait vivre, il fait descendre au shéol et en remonter
» (1 S 2, 6). Il est seul à pouvoir dire: « C’est moi qui fais mourir et
qui fais vivre » (Dt 32, 39).
Dieu n’exerce pas ce pouvoir de manière
arbitraire et tyrannique, mais comme une prévenance et une sollicitude aimantes
à l’égard de ses créatures. S’il est vrai que la vie de l’homme est dans
les mains de Dieu, il n’en est pas moins vrai que ce sont des mains pleines
de tendresse, comme celles d’une mère qui accueille, qui nourrit et qui
prend soin de son enfant: « Je tiens mon âme égale et silencieuse; mon âme
est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 131130,
2; cf. Is 49, 15; 66, 12-13; Os 11, 4). Ainsi, dans l’histoire des peuples
et dans la condition des individus, Israël ne voit pas la conséquence d’un
pur hasard ou d’un destin aveugle, mais le résultat d’un dessein d’amour
par lequel Dieu reprend toutes les potentialités de la vie et s’oppose aux
forces de mort qui naissent du péché: « Dieu n’a pas fait la mort, il ne
prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être » (Sg
1, 13-14).
40.
La vie étant sacrée, elle est dotée d’une inviolabilité inscrite
depuis les origines dans le c¦ur de l’homme, dans sa conscience. La question
« qu’as- tu fait? » (Gn 4, 10), posée par Dieu à Caïn après qu’il a tué
son frère Abel, traduit l’expérience de tout homme: au plus profond de sa
conscience, il lui est toujours rappelé l’inviolabilité de la vie
; de sa vie et de celle des autres
;, en tant que réalité qui ne lui appartient pas, parce qu’elle est
propriété et don de Dieu son Créateur et Père.
Le commandement relatif à l’inviolabilité
de la vie humaine retentit au centre des « dix paroles » lors de l’alliance
au Sinaï (cf. Ex 34, 28). Il interdit d’abord l’homicide: « Tu ne tueras
pas » (Ex 20, 13); « tu ne feras pas mourir l’innocent et le juste » (Ex
23, 7), mais il interdit aussi ;
comme l’expliquera par la suite la législation d’Israël
; toute blessure infligée à autrui (cf. Ex 21, 12-27). Certes, il
faut reconnaître que l’attention portée dans l’Ancien Testament à la valeur
de la vie, bien que nettement affirmée, n’atteint pas encore la finesse
du Discours sur la Montagne, comme on le voit dans certains aspects de la
législation pénale alors en vigueur, qui prévoyait de lourdes peines corporelles
et même la peine de mort. Mais le message d’ensemble, qu’il appartiendra
au Nouveau Testament de porter à sa perfection, est un appel pressant à
respecter l’inviolabilité de la vie physique et l’intégrité de la personne;
il culmine dans le commandement positif qui oblige à prendre en charge son
prochain comme soi-même: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv
19, 18).
41.
Le commandement « tu ne tueras pas », inclus et approfondi dans le
commandement positif de l’amour du prochain, est réaffirmé dans toute sa
force par le Seigneur Jésus. Au jeune homme riche qui lui demande: « Maître,
que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle? », Jésus répond: «
Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 16.17).
Et il cite, comme le premier d’entre eux, le commandement: « Tu ne tueras
pas » (v. 18). Dans le Discours sur la Montagne, Jésus demande aux disciples
une justice supérieure à celle des scribes et des pharisiens dans tous les
domaines, y compris celui du respect de la vie: « Vous avez entendu qu’il
a été dit aux ancêtres: Tu ne tueras pas; et si quelqu’un tue, il en répondra
au tribunal. Eh bien! moi je vous dis: Quiconque se fâche contre son frère
en répondra au tribunal » (Mt 5, 21-22).
Par ses paroles et par ses gestes, Jésus
ex- plique ensuite les exigences positives du commandement sur l’inviolabilité
de la vie. Elles étaient déjà présentes dans l’Ancien Testament, où la législation
prenait soin de protéger et de sauve- garder les personnes dont la vie était
faible et menacée: l’étranger, la veuve, l’orphelin, le malade, le pauvre
en général, la vie même avant la naissance (cf. Ex 21, 22; 22, 20-26). Avec
Jésus, ces exi- gences positives prennent une force et un élan nouveaux
et elles se manifestent dans toute leur ampleur et toute leur profondeur:
elles vont de la nécessité de prendre soin de la vie du frère (l’homme de
la même famille, appartenant au même peuple, l’étranger qui habite la terre
d’Israël) à la prise en charge de l’étranger, jusqu’à l’amour de l’ennemi.
L’étranger n’est plus un étranger pour celui
qui doit se rendre proche de quiconque est dans le besoin jusqu’à se sentir
responsable de sa vie, comme l’enseigne de manière éloquente et vive la
parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37). Même l’ennemi cesse d’être
un ennemi pour celui qui est tenu de l’aimer (cf. Mt 5, 38-48; Lc 6, 27-35)
et de lui « faire du bien » (cf. Lc 6, 27.33.35), en se portant au-devant
de ses besoins vitaux avec empressement et sens de la gratuité (cf. Lc 6,
34-35). Cet amour culmine dans la prière pour l’ennemi, qui nous met en
accord avec l’amour bienveillant de Dieu: « Moi, je vous dis: Aimez vos
ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père
qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur
les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5,
44-45; cf. Lc 6, 28.35).
Ainsi le commandement de Dieu qui porte
sur la protection de la vie de l’homme arrive à son niveau le plus profond
dans l’exigence de vénération et d’amour pour toute personne et pour sa
vie. Tel est l’enseignement que l’Apôtre Paul, en écho aux paroles de Jésus
(cf. Mt 19, 17-18), adresse aux chrétiens de Rome: « Les préceptes: Tu ne
commettras pas d’adultère, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras pas, Tu ne convoiteras
pas et tous les autres se résument en cette formule: Tu aimeras ton prochain
comme toi-même. La charité ne fait point de tort au prochain. La charité
est donc la Loi dans sa plénitude » (Rm 13, 9-10).
« Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez
la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28): les responsabilités de l’homme à
l’égard de la vie
42.
Défendre et promouvoir la vie, la vénérer et l’aimer, c’est là une
tâche que Dieu confie à tout homme, en l’appelant, lui son image vivante,
à participer à la seigneurie qu’Il a sur le monde: « Dieu les bénit et leur
dit: « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la;
dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant
qui rampe sur la terre » » (Gn 1, 28).
Le texte biblique met en lumière l’ampleur
et la profondeur de la seigneurie que Dieu donne à l’homme. Il s’agit avant
tout de la domination sur la terre et sur tout être vivant, comme le rappelle
le livre de la Sagesse: « Dieu des Pères et Seigneur de miséricorde...,
par ta Sagesse, tu as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu
as faites, pour régir le monde en sainteté et justice » (9, 1.2-3). Le Psalmiste,
lui aussi, exalte la domination de l’homme comme signe de la gloire et de
l’honneur reçus du Créateur: « Tu l’établis sur les ¦uvres de tes mains,
tu mets toute chose à ses pieds: les troupeaux de b¦ufs et de brebis, et
même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer,
tout ce qui va son chemin dans les eaux » (Ps 8, 7-9).
Appelé à cultiver et à garder le jardin
du monde (cf. Gn 2, 15), l’homme a une responsabilité propre à l’égard du
milieu de vie, c’est-à-dire de la création que Dieu a placée au service
de la dignité personnelle de l’homme, de sa vie, et cela, non seulement
pour le présent, mais aussi pour les générations futures. C’est la question
de l’écologie ; depuis la préservation
des « habitats » naturels des différentes espèces d’animaux et des diverses
formes de vie jusqu’à l’« écologie humaine » proprement dite 28 ;, qui trouve dans cette page bi- blique une
claire et forte inspiration éthique pour que les solutions soient respectueuses
du grand bien qu’est la vie, toute vie. En réalité, « la domination accordée
par le Créateur à l’homme n’est pas un pouvoir absolu, et l’on ne peut parler
de liberté « d’user et d’abuser », ou de disposer des choses comme
on l’entend. La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement,
et exprimée symboliquement par l’interdiction de « manger le fruit
de l’arbre » (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté
que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non
seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser
impunément ».29
43.
Une certaine participation de l’homme à la seigneurie de Dieu est
aussi manifeste du fait de la responsabilité spécifique qui lui est confiée
à l’égard de la vie humaine proprement dite. C’est une responsabilité qui
atteint son sommet lorsque l’homme et la femme, dans le mariage, donnent
la vie par la génération, comme le rappelle le Concile Vatican II: « Dieu
lui-même, qui a dit « Il n’est pas bon que l’homme soit seul »
(Gn 2, 18) et qui, dès l’origine, a fait l’être humain homme et femme (cf.
Mt 19, 4), a voulu lui donner une participation spéciale dans son ¦uvre
créatrice; aussi a-t-il béni l’homme et la femme, disant: « Soyez féconds
et multipliez-vous » (Gn 1, 28) ».30
En parlant d’« une participation spéciale
» de l’homme et de la femme à l’« ¦uvre créatrice » de Dieu, le Concile
veut souligner qu’engendrer un enfant est un événement profondément humain
et hautement religieux, car il engage les conjoints, devenus « une seule
chair » (Gn 2, 24), et simultanément Dieu lui-même, qui se rend présent.
Comme je l’ai écrit dans la Lettre aux Familles, « quand, de l’union conjugale
des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au monde une image et
une ressemblance particulières avec Dieu lui-même: dans la biologie de la
génération est inscrite la généalogie de la personne. En affirmant que les
époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu Créateur dans
la conception et la génération d’un nouvel être humain, nous ne nous référons
pas seulement aux lois de la biologie; nous entendons plutôt souligner que,
dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est présent selon
un mode différent de ce qui advient dans toute autre génération « sur
la terre ». En effet, c’est de Dieu seul que peut provenir cette « image »,
cette « ressemblance » qui est propre à l’être humain, comme cela
s’est produit dans la création. La génération est la continuation de la
création ».31
C’est ce qu’enseigne, dans un langage direct
et parlant, le texte sacré qui rapporte le cri de joie de la première femme,
« la mère de tous les vivants » (Gn 3, 20). Consciente de l’intervention
de Dieu, Ève s’écrie: « J’ai acquis un homme de par le Seigneur » (Gn 4,
1). Dans la génération, quand la vie est communiquée des parents à l’enfant,
se transmet donc, grâce à la création de l’âme immortelle,32 l’image, la
ressemblance de Dieu luimême. C’est dans ce sens que s’exprime le début
du « livre de la généalogie d’Adam »: « Le jour où Dieu créa Adam, il le
fit à la ressemblance de Dieu. Homme et femme il les créa, il les bénit
et leur donna le nom d’ »Homme », le jour où ils furent créés.
Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme
son image, et il lui donna le nom de Seth » (Gn 5, 1-3). C’est précisément
dans ce rôle de collaborateurs de Dieu qui transmet son image à la nouvelle
créature que réside la grandeur des époux disposés « à coopérer à l’amour
du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir
sa propre famille ».33 Dans cette perspective, l’évêque Amphiloque exaltait
le « mariage qui a du prix, qui est au-dessus de tout don terrestre » parce
qu’il est comme « un créateur d’humanité, comme un peintre de l’image divine
».34
Ainsi, l’homme et la femme unis par les
liens du mariage sont associés à une ¦uvre divine: par l’acte de la génération,
le don de Dieu est accueilli et une nouvelle vie s’ouvre à l’avenir.
Mais, au-delà de la mission spécifique des
parents, la tâche d’accueillir et de servir la vie concerne tout le monde
et doit se manifester surtout à l’égard de la vie qui se trouve dans des
conditions de plus grande faiblesse. Le Christ lui-même nous le rappelle
quand il demande d’être aimé et servi dans ses frères éprouvés par quelque
souffrance que ce soit: ceux qui sont affamés, assoiffés, étrangers, nus,
malades, emprisonnés... Ce qui est fait à chacun d’eux est fait au Christ
lui-même (cf. Mt 25, 31-46).
« C’est toi qui as créé mes reins » (Ps
139138, 13): la dignité de l’enfant non encore né
44.
La vie humaine connaît une situation de grande précarité quand elle
entre dans le monde et quand elle sort du temps pour aborder l’éternité.
La Parole de Dieu ne manque pas d’invitations à apporter soins et respect
à la vie, surtout à l’égard de celle qui est marquée par la maladie ou la
vieillesse. S’il n’y a pas d’invitations directes et explicites à sauvegarder
la vie humaine à son origine, en particulier la vie non encore née, comme
aussi la vie proche de sa fin, cela s’explique facilement par le fait que
même la seule possibilité d’offenser, d’attaquer ou, pire, de nier la vie
dans de telles conditions est étrangère aux perspectives religieuses et
culturelles du peuple de Dieu.
Dans l’Ancien Testament, on craint la stérilité
comme une malédiction, tandis que l’on ressent comme une bénédiction le
fait d’avoir beaucoup d’enfants: « Des fils, voilà ce que donne le Seigneur,
des enfants, la récompense qu’il accorde » (Ps 127126, 3; cf. Ps 128127,
3-4). Dans cette conviction entre en jeu aussi la conscience qu’a Israël
d’être le peuple de l’Alliance, appelé à se multiplier selon la promesse
faite à Abraham: « Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux
les dénombrer... Telle sera ta postérité » (Gn 15, 5). Mais ce qui compte
surtout, c’est la certitude que la vie transmise par les parents a son origine
en Dieu, comme l’attestent les nombreuses pages bibliques qui parlent avec
respect et amour de la conception, de la formation de la vie dans le sein
maternel, de la naissance et du lien étroit qu’il y a entre le moment initial
de l’existence et l’action de Dieu Créateur.
« Avant même de te former au ventre maternel,
je t’ai connu; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré »
(Jr 1, 5): l’existence de tout individu, dès son origine, est dans le plan
de Dieu. Job, du fond de sa souffrance, s’attarde à contempler l’¦uvre de
Dieu dans la manière miraculeuse dont son corps a été formé dans le sein
de sa mère; il en retire un motif de confiance et il exprime la certitude
d’un projet divin sur sa vie: « Tes mains m’ont façonné, créé; puis, te
ravisant, tu voudrais me détruire! Souviens-toi: tu m’as fait comme on pétrit
l’argile et tu me renverras à la poussière. Ne m’as-tu pas coulé comme du
lait et fait cailler comme du laitage, vêtu de peau et de chair, tissé en
os et en nerfs? Puis tu m’as gratifié de la vie et tu veillais avec sollicitude
sur mon souffle » (Jb 10, 8-12). Des accents d’émerveillement et d’adoration
pour l’intervention de Dieu sur la vie en formation dans le sein maternel
se font entendre également dans les Psaumes.35
Comment imaginer qu’un seul instant de ce
merveilleux processus de l’apparition de la vie puisse être soustrait à
l’action sage et aimante du Créateur et laissé à la merci de l’arbitraire
de l’homme? Ce n’est certes pas ce que pense la mère des sept frères qui
professe sa foi en Dieu, principe et garant de la vie dès sa conception,
et en même temps fondement de l’espérance de la vie nouvelle au-delà de
la mort: « Je ne sais comment vous êtes apparus dans mes entrailles; ce
n’est pas moi qui vous ai gratifiés de l’esprit et de la vie; ce n’est pas
moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien
le Créateur du monde, qui a formé le genre humain et qui est à l’origine
de toute chose, vous rendra-t-il, dans sa miséricorde, et l’esprit et la
vie, parce que vous vous méprisez maintenant vous-mêmes pour l’amour de
ses lois » (2 M 7, 22-23).
45.
La révélation du Nouveau Testament confirme la reconnaissance incontestée
de la valeur de la vie depuis son commencement. Les paroles par lesquelles
Élisabeth exprime sa joie d’être enceinte manifestent l’exaltation de la
fécondité et l’attente empressée de la vie: « Le Seigneur... a daigné mettre
fin à ce qui faisait ma honte » (Lc 1, 25). Mais la valeur de la personne
dès sa conception est célébrée plus encore dans la rencontre entre la Vierge
Marie et Élisabeth, et entre les deux enfants qu’elles portent en elles.
Ce sont précisément eux, les enfants, qui révèlent l’avènement de l’ère
messianique: dans leur rencontre, la force rédemptrice de la présence du
Fils de Dieu parmi les hommes commence à agir. « Aussitôt
; écrit saint Ambroise ;
se font sentir les bienfaits de l’arrivée de Marie et de la présence du
Seigneur... Élisabeth fut la première à entendre la parole, mais Jean fut
le premier à ressentir la grâce: la mère a entendu selon l’ordre de la nature,
l’enfant a tressailli en raison du mystère; elle a constaté l’arrivée de
Marie, lui, celle du Seigneur; la femme, l’arrivée de la femme, l’enfant,
celle de l’Enfant. Les deux femmes échangent des paroles de grâce, les deux
enfants agissent au-dedans d’elles et commencent à réaliser le mystère de
la miséricorde en y faisant progresser leurs mères; enfin, par un double
miracle, les deux mères prophétisent sous l’inspiration de leurs enfants.
L’enfant a exulté, la mère fut remplie de l’Esprit Saint. La mère n’a pas
été remplie de l’Esprit Saint avant son fils, mais lorsque le fils fut rempli
de l’Esprit Saint, il en combla aussi sa mère ».36
« Je crois lors même que je dis: « Je
suis trop malheureux » » (Ps 116115, 10): la vie dans la vieillesse
et dans la souffrance
46.
En ce qui concerne les derniers instants de l’existence, il serait
anachronique d’attendre de la Révélation biblique une mention explicite
de la problématique actuelle du respect des personnes âgées ou malades,
ni une condamnation explicite des tentatives visant à anticiper par la violence
la fin de la vie; nous sommes là, en effet, dans un contexte culturel et
religieux qui, loin d’être exposé à de semblables tentations, reconnaît
dans la personne âgée, avec sa sagesse et son expérience, une richesse irremplaçable
pour la famille et pour la société.
La vieillesse jouit de prestige et elle
est entourée de vénération (cf. 2 M 6, 23). Et le juste ne demande pas d’être
privé de la vieillesse ni de son fardeau; au contraire, il prie ainsi: «
Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance, mon appui dès ma jeunesse... Aux
jours de la vieillesse et des cheveux blancs, ne m’abandonne pas, ô mon
Dieu; et je dirai aux hommes de ce temps ta puissance, à tous ceux qui viendront,
tes exploits » (Ps 7170, 5. 18). L’idéal du temps messianique est proposé
comme celui où il n’y aura plus « d’homme qui ne parvienne pas au bout de
sa vieillesse » (Is 65, 20).
Mais, dans la vieillesse, comment faire
face au déclin inévitable de la vie? Comment se comporter devant la mort?
Le croyant sait que sa vie est dans les mains de Dieu: « Seigneur, de toi
dépend mon sort » (cf. Ps 1615, 5), et il accepte aussi de lui la mort:
« C’est la loi que le Seigneur a portée sur toute chair, pourquoi se révolter
contre le bon plaisir du Très-Haut? » (Si 41, 4). Pas plus que de la vie,
l’homme n’est le maître de la mort; dans sa vie comme dans sa mort, il doit
s’en remettre totalement au « bon plaisir du Très-Haut », à son dessein
d’amour.
Quand il est atteint par la maladie également,
l’homme est appelé à s’en remettre de la même manière au Seigneur et à renouveler
sa confiance fondamentale en lui, qui « guérit de toute maladie » (cf. Ps
103102, 3). Lorsque toute perspective de santé semble se fermer devant l’homme
; au point de l’amener à s’écrier: « Mes jours sont comme l’ombre
qui décline, et moi, comme l’herbe, je sèche » (Ps 102101, 12)
;, même alors, le croyant est animé par une foi inébranlable en la
puissance vivifiante de Dieu. La maladie ne l’incite pas au désespoir ni
à la recherche de la mort, mais à l’invocation pleine d’espérance: « Je
crois, lors même que je dis: « Je suis trop malheureux » » (Ps
116115, 10); « Quand j’ai crié vers toi, Seigneur, mon Dieu, tu m’as guéri;
Seigneur, tu m’as fait remonter de l’abîme et revivre quand je descendais
à la fosse » (Ps 3029, 3-4).
47.
La mission de Jésus, avec les nombreuses guérisons opérées, montre
que Dieu a aussi à c¦ur la vie corporelle de l’homme. « Médecin du corps
et de l’esprit »,37 Jésus est envoyé par le Père pour porter la bonne nouvelle
aux pauvres et panser les c¦urs meurtris (cf. Lc 4, 18; Is 61, 1). Envoyant
à son tour ses disciples à travers le monde, il leur confie une mission
dans laquelle la guérison des malades s’accompagne de l’annonce de l’Évangile:
« Chemin faisant, proclamez que le Royaume des Cieux est tout proche. Guérissez
les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons
» (Mt 10, 7-8; cf. Mc 6, 13; 16, 18).
Certes, la vie du corps dans sa condition
terrestre n’est pas un absolu pour le croyant: il peut lui être demandé
de l’abandonner pour un bien supérieur; comme le dit Jésus, « qui veut sauver
sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile
la sauvera » (Mc 8, 35). Il y a à ce sujet un certain nombre de témoignages
dans le Nouveau Testament. Jésus n’hésite pas à se sacrifier lui-même et
il fait librement de sa vie une offrande à son Père (cf. Jn 10, 17) et à
ses amis (cf. Jn 10, 15). La mort de Jean Baptiste, précurseur du Sauveur,
atteste aussi que l’existence terrestre n’est pas le bien absolu: la fidélité
à la parole du Seigneur est plus importante encore, même si elle peut mettre
la vie en jeu (cf. Mc 6, 17-29). Et Étienne, alors qu’on lui enlève la vie
temporelle parce qu’il était un témoin fidèle de la Résurrection du Seigneur,
suit les traces du Maître et répond par des mots de pardon à ceux qui le
lapident (cf. Ac 7, 59-60), ouvrant ainsi la voie à l’innombrable cohorte
des martyrs vénérés par l’Église dès ses origines.
Toutefois, personne ne peut choisir arbitrairement
de vivre ou de mourir; ce choix, en effet, seul le Créateur en est le maître
absolu, lui en qui « nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,
28).
« Quiconque la garde vivra » (Ba 4, 1):
de la Loi du Sinaï au don de l’Esprit
48.
La vie porte sa vérité inscrite de manière indélébile en elle. En
accueillant le don de Dieu, l’homme doit s’engager à maintenir la vie dans
cette vérité qui lui est essentielle. S’en écarter équivaut à se condamner
soi-même au non-sens et au malheur, avec pour conséquence de pouvoir devenir
aussi une menace pour l’existence d’autrui par suite de la rupture des barrières
qui garantissent le respect et la défense de la vie, dans toute situation.
La vérité de la vie est révélée par le commandement
de Dieu. La parole du Seigneur indique concrètement la direction que la
vie doit suivre pour pouvoir respecter sa vérité et sauvegarder sa dignité.
Ce n’est pas seulement le commandement spécifique « tu ne tueras pas » (Ex
20, 13; Dt 5, 17) qui assure la protection de la vie: la Loi du Seigneur
est tout entière au service de cette protection parce qu’elle révèle la
vérité dans laquelle la vie trouve son sens plénier.
Il n’est donc pas étonnant que l’Alliance
de Dieu avec son peuple soit aussi fortement liée à la perspective de la
vie, même dans sa composante corporelle. Le commandement est présenté en
elle comme le chemin de la vie: « Vois, je te propose aujourd’hui vie et
bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton
Dieu que je te prescris aujourd’hui, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu,
que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses commandements, ses lois
et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le Seigneur ton Dieu te bénira
dans le pays où tu entres pour en prendre possession » (Dt 30, 15-16). Il
s’agit ici non seulement de la terre de Canaan et de l’existence du peuple
d’Israël, mais du monde d’aujourd’hui et à venir, et de l’existence de toute
l’humanité. En effet, il n’est absolument pas possible que la vie reste
authentique et plénière si elle se détache du bien; et le bien, à son tour,
est fon- damentalement lié aux commandements du Seigneur, c’est-à-dire à
« la loi de la vie » (Si 17, 11). Le bien à accomplir ne se surajoute pas
à la vie comme un poids qui l’accable, car la raison même de la vie est
précisément le bien, et la vie ne s’édifie que par l’accomplissement du
bien.
C’est donc l’ensemble de la Loi qui sauvegarde
pleinement la vie de l’homme. Cela explique qu’il est difficile de rester
fidèle au « tu ne tueras pas » quand on n’observe pas les autres « paroles
de vie » (Ac 7, 38) auxquelles ce commandement est connexe. En dehors de
cette perspective, le commandement finit par devenir une simple obligation
extrinsèque, dont on voudra voir bien vite les limites et à laquelle on
cherchera des atténuations ou des exceptions. Ce n’est que si l’on s’ouvre
à la plénitude de la vérité sur Dieu, sur l’homme et sur l’histoire que
l’expression « tu ne tueras pas » brille à nouveau comme un bien pour l’homme
dans toutes ses dimensions et ses relations. Dans cette perspective, nous
pouvons saisir la plénitude de vérité contenue dans le passage du Livre
du Deutéronome repris par Jésus quand il répond à la première tentation:
« L’homme ne vit pas seulement de pain, mais... de tout ce qui sort de la
bouche du Seigneur » (8, 3; cf. Mt 4, 4).
C’est en écoutant la parole du Seigneur
que l’homme peut vivre en toute dignité et justice; c’est en observant la
Loi de Dieu que l’homme peut porter des fruits de vie et de bonheur: « Quiconque
la garde vivra, quiconque l’abandonne mourra » (Ba 4, 1).
49.
L’histoire d’Israël montre qu’il est difficile de rester fidèle à
la loi de la vie, que Dieu a inscrite au c¦ur de l’homme et qu’il a donnée
sur le Sinaï au peuple de l’Alliance. Face à la recherche de projets de
vie autres que le plan de Dieu, les Prophètes, en particulier, rappellent
avec force que seul le Seigneur est la source authentique de la vie. Jérémie
écrit: « Mon peuple a commis deux crimes: ils m’ont abandonné, moi la source
d’eau vive, pour se creuser des citernes, citernes lézardées qui ne tiennent
pas l’eau » (2, 13). Les Prophètes pointent un doigt accusateur sur ceux
qui méprisent la vie et violent les droits de la personne: « Ils écrasent
la tête des faibles sur la poussière de la terre » (Am 2, 7); « Ils ont
rempli ce lieu du sang des innocents » (Jr 19, 4). Et, parmi eux, le prophète
Ezéchiel stigmatise plus d’une fois la ville de Jérusalem, l’appelant «
ville sanguinaire » (22, 2; 24, 6. 9), « ville qui répands le sang au milieu
de toi » (22, 3).
Mais, tout en dénonçant les atteintes à
la vie, les Prophètes ont surtout l’intention de susciter l’attente d’un
nouveau principe de vie apte à fonder des rapports renouvelés de l’homme
avec Dieu et avec ses frères, ouvrant des possibilités inouïes et extraordinaires
pour comprendre et mettre en ¦uvre toutes les exigences que comporte l’Évan-
gile de la vie. Cela ne sera possible que grâce au don de Dieu, qui purifie
et renouvelle: « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés;
de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et
je vous donnerai un c¦ur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau »
(Ez 36, 25-26; cf. Jr 31, 31-34). Grâce à ce « c¦ur nouveau », on peut comprendre
et réaliser le sens le plus vrai et le plus profond de la vie: être un don
qui s’accomplit dans le don de soi. Tel est, sur la valeur de la vie, le
lumineux message qui nous vient de la figure du Serviteur du Seigneur: «
S’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera
ses jours... À la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière
» (Is 53, 10. 11).
La Loi s’accomplit dans l’histoire de Jésus
de Nazareth, et le c¦ur nouveau est donné par son Esprit. En effet, Jésus
ne renie pas la Loi mais il l’accomplit (cf. Mt 5, 17): la Loi et les Prophètes
se résument dans la règle d’or de l’amour mutuel (cf. Mt 7, 12). En Jésus,
la Loi devient définitivement « évangile », bonne nouvelle de la seigneurie
de Dieu sur le monde, qui rapporte toute l’existence à ses racines et à
ses perspectives originelles. C’est la Loi nouvelle, « la loi de l’Esprit
qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2), dont l’expression fondamentale,
à l’imitation du Seigneur qui donne sa vie pour ses amis (cf. Jn 15, 13),
est le don de soi dans l’amour pour les frères: « Nous savons, nous, que
nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères
» (1 Jn 3, 14). C’est une loi de liberté, de joie et de béa- titude.
« Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé
» (Jn 19, 37): sur l’arbre de la Croix s’accomplit l’Évangile de la vie
50.
Au terme de ce chapitre, dans lequel nous avons médité le message
chrétien sur la vie, je voudrais m’attarder avec chacun de vous à contempler
Celui qu’ils ont transpercé et qui attire à lui tous les hommes (cf. Jn
19, 37; 12, 32). En regardant « le spectacle » de la Croix (cf. Lc 23, 48),
nous pourrons découvrir dans cet arbre glorieux l’accomplissement et la
pleine révélation de tout l’Évangile de la vie.
Aux premières heures du vendredi saint après-midi,
« le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière... Le voile
du Sanctuaire se déchira par le milieu » (Lc 23, 44. 45). C’est le symbole
d’un grand bouleversement cosmique et d’une lutte effroyable entre les forces
du bien et les forces du mal, entre la vie et la mort. Nous aussi, aujourd’hui,
nous nous trouvons au milieu d’une lutte dramatique entre la « culture de
mort » et la « culture de vie ». Mais la splendeur de la Croix n’est pas
voilée par cette obscurité; la Croix se détache même encore plus nettement
et plus clairement, et elle apparaît comme le centre, le sens et la fin
de toute l’histoire et de toute vie humaine.
Jésus est cloué à la Croix et il est élevé
de terre. Il vit le moment de son « impuissance » la plus grande et sa vie
semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires et livrée aux
mains de ses bourreaux: il est raillé, tourné en dérision, outragé (cf.
Mc 15, 24-36). Et pourtant, devant tout cela et « voyant qu’il avait ainsi
expiré », le centurion romain s’écrie: « Vraiment cet homme était fils de
Dieu » (Mc 15, 39). Ainsi se révèle, au temps de son extrême faiblesse,
l’identité du Fils de Dieu: sa gloire se manifeste sur la Croix!
Par sa mort, Jésus éclaire le sens de la
vie et de la mort de tout être humain. Avant de mourir, Jésus prie son Père,
implorant le pardon pour ses persécuteurs (cf. Lc 23, 34), et, au malfaiteur
qui lui demande de se souvenir de lui dans son royaume, il répond: « En
vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc
23, 43). Après sa mort, « les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps
de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 52). Le salut opéré par Jésus
est un don de vie et de résurrection. Au cours de son existence, Jésus avait
aussi apporté le salut en guérissant, et en faisant du bien à tous (cf.
Ac 10, 38). Mais les miracles, les guérisons et les résur- rections elles-mêmes
étaient des signes d’un autre salut, qui consiste à pardonner les péchés,
c’est-à- dire à libérer l’homme de sa maladie la plus profonde et à l’élever
à la vie même de Dieu.
Sur la Croix se renouvelle et se réalise,
avec une perfection pleine et définitive, le prodige du serpent élevé par
Moïse dans le désert (cf. Jn 3, 14-15; Nb 21, 8-9). Aujourd’hui encore,
en tournant son regard vers Celui qui a été transpercé, tout homme menacé
dans son existence trouve la ferme espérance d’obtenir sa libération et
sa rédemption.
51.
Mais il y a encore un autre événement précis qui attire mon regard
et suscite mon ardente méditation: « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus
dit: « Tout est achevé » et, inclinant la tête, il remit l’esprit
» (Jn 19, 30). Et le soldat romain, « de sa lance, lui perça le côté, et
il en sortit aussitôt du sang et de l’eau » (Jn 19, 34).
Tout est désormais arrivé à son plein accomplissement.
L’expression « remit l’esprit » décrit la mort de Jésus, semblable à celle
de tout autre être humain, mais elle semble faire également allusion au
« don de l’Esprit » par lequel il nous rachète de la mort et nous ouvre
à une vie nouvelle.
C’est à la vie même de Dieu qu’il est donné
à l’homme de participer. C’est la vie qui, par les sacrements de l’Église
; dont le sang et l’eau sortis du côté du Christ sont le symbole
;, est continuellement communiquée aux fils de Dieu, qui deviennent
ainsi le peuple de la Nouvelle Alliance. De la Croix, source de vie, naît
et se répand le « peuple de la vie ».
La contemplation de la Croix nous conduit
ainsi jusqu’aux racines les plus profondes de ce qui est advenu. Jésus,
qui avait dit en entrant dans le monde: « Voici, je viens pour faire, ô
Dieu, ta volonté » (cf. He 10, 9), voulut obéir en toute chose à son Père
et, « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la
fin » (Jn 13, 1), en se donnant totalement lui-même pour eux.
Lui qui n’était pas « venu pour être servi,
mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10,
45), il atteint sur la Croix le sommet de l’amour: « Nul n’a plus grand
amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Et lui-même
est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs (cf. Rm 5, 8).
De cette façon, il proclame que la vie atteint
son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée.
Ici, la méditation se fait louange et action
de grâce, et en même temps elle nous incite à imiter Jésus et à suivre ses
traces (cf. 1 P 2, 21).
Nous sommes, nous aussi, appelés à donner
notre vie pour nos frères, réalisant ainsi dans la plénitude de la vérité
le sens et le destin de notre existence.
Nous pourrons le faire car toi, Seigneur,
tu nous as donné l’exemple et tu nous as communiqué la force de ton Esprit.
Nous pourrons le faire si, chaque jour, avec toi et comme toi, nous obéissons
au Père et nous faisons sa volonté.
Accorde-nous donc d’écouter avec un c¦ur
docile et généreux toute parole qui sort de la bouche de Dieu; nous apprendrons
ainsi non seulement à ne pas tuer la vie de l’homme mais à la vénérer, à
l’aimer et à la favoriser.
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TU NE TUERAS PAS
LA LOI SAINTE DE DIEU
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« Si tu veux entrer dans la vie, observe
les commandements » (Mt 19, 17): Évangile et commandement
52.
« Et voici qu’un homme s’approcha et lui dit: « Maître, que
dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle? » » (Mt 19, 16).
Jésus répondit: « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements
» (Mt 19, 17). Le Maître parle de la vie éternelle, c’est-à-dire de la participation
à la vie même de Dieu. On parvient à cette vie par l’observance des commandements
du Seigneur, y compris donc du commandement « tu ne tueras pas ». C’est
précisément le premier précepte du Décalogue que Jésus rappelle au jeune
homme qui lui demande quels commandements il doit observer: « Jésus reprit:
« Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, Tu ne voleras
pas... » » (Mt 19, 18).
Le commandement de Dieu n’est jamais séparé
de l’amour de Dieu: il est toujours un don pour la croissance et pour la
joie de l’homme. Comme tel, il constitue un aspect essentiel et un élément
de l’Évangile auquel on ne peut renoncer; plus encore, il se présente comme
« évangile », c’est-à- dire comme bonne et joyeuse nouvelle. L’Évangile
de la vie est aussi un grand don de Dieu et en même temps un devoir qui
engage l’homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la personne libre
et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un sens aigu
de la responsabilité: en lui donnant la vie, Dieu exige de l’homme qu’il
la respecte, qu’il l’aime et qu’il la promeuve. De cette manière, le don
se fait commandement et le commandement est lui-même un don.
Image vivante de Dieu, l’homme est voulu
par son Créateur comme roi et seigneur. « Dieu a fait l’homme ; écrit saint Grégoire de Nysse ; de telle sorte qu’il soit apte au pouvoir
royal sur la terre... L’homme a été créé à l’image de Celui qui gouverne
l’univers. Tout manifeste que, depuis l’origine, sa nature est marquée par
la royauté... L’homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour
dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été
faite comme une image vivante qui participe à l’archétype par la dignité
».38 Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à
dominer les autres créatures (cf. Gn 1, 28), l’homme est roi et seigneur
non seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même,39 et d’une
certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu’il peut transmettre
par l’acte de génération, accompli dans l’amour et dans le respect du dessein
de Dieu. Cependant, sa seigneurie n’est pas absolue, mais c’est un ministère;
elle est le reflet véritable de la seigneurie unique et infinie de Dieu.
De ce fait, l’homme doit la vivre avec sagesse et amour, participant à la
sagesse et à l’amour incommensurables de Dieu. Et cela se réalise par l’obéissance
à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse (cf. Ps 119118), qui naît
et se nourrit de la conscience que les préceptes du Seigneur sont un don
de la grâce, qu’ils sont confiés à l’homme toujours et seulement pour son
bien, afin de garder sa dignité personnelle et d’aller à la recherche de
la béatitude.
De même que face aux choses, plus encore
face à la vie, l’homme n’est pas le maître absolu et l’arbitre incontestable,
mais ; et en cela tient sa grandeur
incomparable ; il est « ministre
du dessein établi par le Créateur ».40
La vie est confiée à l’homme comme un trésor
à ne pas dilapider, comme un talent à faire fructifier. L’homme doit en
rendre compte à son Seigneur (cf. Mt 25, 14-30; Lc 19, 12-27).
« À chacun, je demanderai compte de la vie
de son frère » (Gn 9, 5): la vie humaine est sacrée et inviolable
53.
« La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte
« l’action créatrice de Dieu » et demeure pour toujours dans une
relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître
de la vie de son commencement à son terme: personne, en aucune circonstance,
ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain
innocent ».41 Par ces mots, l’Instruction Donum vitae expose le contenu
central de la révélation de Dieu sur le caractère sacré et sur l’inviolabilité
de la vie humaine.
En effet, la Sainte Écriture présente à
l’homme le précepte « tu ne tueras pas » comme un commandement divin (Ex
20, 13; Dt 5, 17). Ce précepte ;
comme je l’ai déjà souligné ; se
trouve dans le Décalogue, au c¦ur de l’Alliance que le Seigneur conclut
avec le peuple élu; mais il était déjà contenu dans l’alliance originelle
de Dieu avec l’humanité après le châtiment purificateur du déluge, provoqué
par l’extension du péché et de la violence (cf. Gn 9, 5-6).
Dieu se proclame Seigneur absolu de la vie
de l’homme, formé à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26-28). Par
conséquent, la vie humaine présente un caractère sacré et inviolable, dans
lequel se reflète l’inviolabilité même du Créateur. C’est pourquoi, Dieu
se fera le juge exigeant de toute violation du commandement « tu ne tueras
pas », placé à la base de toute la convivialité de la société. Il est le
« goël », c’est-à-dire le défenseur de l’innocent (cf. Gn 4, 9-15; Is 41,
14; Jr 50, 34; Ps 1918, 15). De cette manière, Dieu montre aussi qu’« il
ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sg 1, 13). Seul Satan peut
s’en réjouir: par son envie, la mort est entrée dans le monde (cf. Sg 2,
24). Lui, qui est « homicide dès le commencement », est aussi « menteur
et père du mensonge » (Jn 8, 44): trompant l’homme, il le conduit jusqu’au
péché et à la mort, présentés comme des fins et des fruits de vie.
54.
Le précepte « tu ne tueras pas » a explicitement un fort contenu
négatif: il indique l’extrême limite qui ne peut jamais être franchie. Mais,
implicitement, il pousse à garder une attitude positive de respect absolu
de la vie qui amène à la promouvoir et à progresser sur la voie de l’amour
qui se donne, qui accueille et qui sert. Déjà, le peuple de l’Alliance,
bien qu’avec des lenteurs et des contradictions, a mûri progressivement
dans ce sens, se préparant ainsi à la grande déclaration de Jésus: l’amour
du prochain est un commandement semblable à celui de l’amour de Dieu; «
À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes
» (cf. Mt 22, 36-40). « Le précepte... tu ne tueras pas... et tous les autres
; souligne saint Paul ; se
résument en cette formule: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
(Rm 13, 9; cf. Ga 5, 14). Repris et porté à son achèvement dans la Loi nouvelle,
le précepte « tu ne tueras pas » demeure une condition à laquelle on ne
peut renoncer pour pouvoir « entrer dans la vie » (cf. Mt 19, 16-19). Dans
cette même perspective, ont aussi un ton péremptoire les paroles de l’Apôtre
Jean: « Qui- conque hait son frère est un homicide; or vous savez qu’aucun
homicide n’a la vie éternelle demeurant en lui » (1 Jn 3, 15).
Depuis ses origines, la Tradition vivante
de l’Église ; comme en témoigne
la Didachè, le plus ancien écrit chrétien non biblique ; a rappelé de manière catégorique le commandement « tu ne tueras
pas »: « Il y a deux voies: l’une de la vie et l’autre de la mort; mais
la différence est grande entre les deux voies... Second commandement de
la doctrine: Tu ne tueras pas..., tu ne tueras pas l’enfant par avortement
et tu ne le feras pas mourir après sa naissance... Voici maintenant la voie
de la mort: impitoyable pour le pauvre, indifférent à l’égard de l’affligé,
et ignorant leur Créateur, ils font avorter l’¦uvre de Dieu, repoussant
l’indigent et accablant l’opprimé; défenseurs des riches et juges iniques
des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes enfants être
à l’écart de tout cela! ».42
Avançant dans le temps, la Tradition de
l’Église a toujours enseigné unanimement la valeur absolue et permanente
du commandement « tu ne tueras pas ». On sait que, dans les premiers siècles,
l’homicide faisait partie des trois péchés les plus graves ; avec l’apostasie et l’adultère ; et qu’il exigeait une pénitence publique
particulièrement pénible et longue, avant que le pardon et la réadmission
dans la communion ecclésiale soient accordés à l’auteur repenti d’un homicide.
55.
Cela ne doit pas surprendre: tuer l’être humain, dans lequel l’image
de Dieu est présente, est un péché d’une particulière gravité. Seul Dieu
est maître de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux
et souvent dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société,
la réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète
et plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et pres- crit.43
Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la Loi de
Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C’est le cas, par exemple,
de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le
devoir de ne pas léser celle de l’autre apparaissent concrètement difficiles
à concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir
de s’aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se
défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l’amour pour les autres, énoncé
dans l’Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l’amour de soi présenté
parallèlement: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12, 31). Personne
ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque d’amour de
la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d’un amour héroïque qui approfondit
et transfigure l’amour de soi, selon l’esprit des béatitudes évangéliques
(cf. Mt 5, 38-48), dans l’oblation radicale dont le Seigneur Jésus est l’exemple
sublime.
D’autre part, « la légitime défense peut
être non seulement un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est responsable
de la vie d’autrui, du bien commun de la famille ou de la cité ».44 Il arrive
malheureusement que la nécessité de mettre l’agresseur en condition de ne
pas nuire comporte parfois sa suppression. Dans une telle hypothèse, l’issue
mortelle doit être attribuée à l’agresseur lui-même qui s’y est exposé par
son action, même dans le cas où il ne serait pas moralement responsable
par défaut d’usage de sa raison.45
56.
Dans cette perspective, se situe aussi la question de la peine de
mort, à propos de laquelle on enregistre, dans l’Église comme dans la société
civile, une tendance croissante à en réclamer une application très limitée
voire même une totale abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre
d’une justice pénale qui soit toujours plus conforme à la dignité de l’homme
et donc, en dernière analyse, au dessein de Dieu sur l’homme et sur la société.
En réalité, la peine que la société inflige « a pour premier effet de compenser
le désordre introduit par la faute ».46 Les pouvoirs publics doivent sérvir
face à la violation des droits personnels et sociaux, à travers l’imposition
au coupable d’une expiation adéquate de la faute, condition pour être réadmis
à jouir de sa liberté. En ce sens, l’autorité atteint aussi comme objectif
de défendre l’ordre public et la sécurité des personnes, non sans apporter
au coupable un stimulant et une aide pour se corriger et pour s’amender.47
Précisément pour atteindre toutes ces finalités,
il est clair que la mesure et la qualité de la peine doivent être attentivement
évaluées et déterminées; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême
de la suppression du coupable, si ce n’est en cas de nécessité absolue,
lorsque la défense de la société ne peut être possible autrement. Aujour-
d’hui, cependant, à la suite d’une organisation toujours plus efficiente
de l’institution pénale, ces cas sont désormais assez rares, si non même
pratiquement inexistants.
Dans tous les cas, le principe indiqué dans
le nouveau Catéchisme de l’Église catholique demeure valide, principe selon
lequel « si les moyens non sanglants suffisent à défendre les vies humaines
contre l’agresseur et à protéger l’ordre public et la sécurité des personnes,
l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux
aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité
de la personne humaine ».48
57.
Si l’on doit accorder une attention aussi grande au respect de toute
vie, même de celle du coupable et de l’injuste agresseur, le commandement
« tu ne tueras pas » a une valeur absolue quand il se réfère à la personne
innocente. Et ceci d’autant plus qu’il s’agit d’un être humain faible et
sans défense, qui ne trouve que dans le caractère absolu du commandement
de Dieu une défense radicale face à l’arbitraire et à l’abus de pouvoir
d’autrui.
En effet, l’inviolabilité absolue de la
vie humaine innocente est une vérité morale explicitement enseignée dans
la Sainte Écriture, constamment maintenue dans la Tradition de l’Église
et unanimement proposée par le Magistère. Cette unanimité est un fruit évident
du « sens surnaturel de la foi » qui, suscité et soutenu par l’Esprit Saint,
garantit le peuple de Dieu de l’erreur, lorsqu’elle « apporte aux vérités
concernant la foi et les m¦urs un consentement universel »49
Devant l’atténuation progressive dans les
consciences et dans la société de la perception de l’illicéité morale absolue
et grave de la suppression directe de toute vie humaine innocente, spécialement
à son commencement ou à son terme, le Magistère de l’Église a intensifié
ses interventions pour défendre le caractère sacré et inviolable de la vie
humaine. Au Magistère pontifical, particulièrement insistant, s’est toujours
uni le magistère épiscopal, avec des documents doctrinaux et pastoraux nombreux
et importants, soit des Confé- rences épiscopales, soit d’évêques individuellement,
sans oublier l’intervention du Concile Vatican II, forte et incisive dans
sa brièveté.50
Par conséquent, avec l’autorité conférée
par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en communion avec tous les
évêques de l’Église catholique, je confirme que tuer directement et volontairement
un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine,
fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son c¦ur à la
lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est réaffirmée par la Sainte Écriture,
transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire
et universel.51
La décision délibérée de priver un être
humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du point de vue moral et
ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen en vue d’une fin
bonne. En effet, c’est une grave désobéissance à la loi morale, plus encore
à Dieu lui-même, qui en est l’auteur et le garant; cela contredit les vertus
fondamentales de la justice et de la charité. « Rien ni personne ne peut
autoriser que l’on donne la mort à un être humain innocent, f¦tus ou embryon,
enfant ou adulte, vieillard, malade incu- rable ou agonisant. Personne ne
peut demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre confié à sa responsabilité,
ni même y consentir, explicitement ou non. Aucune autorité ne peut légitimement
l’imposer, ni même l’autoriser ».52
En ce qui concerne le droit à la vie, tout
être humain innocent est absolument égal à tous les autres. Cette égalité
est la base de tous les rapports sociaux authentiques qui, pour être vraiment
tels, ne peuvent pas ne pas être fondés sur la vérité et sur la justice,
reconnaissant et défendant chaque homme et chaque femme comme une personne
et non comme une chose dont on peut disposer. Par rapport à la norme morale
qui interdit la suppression directe d’un être humain innocent, « il n’y
a de privilège ni d’exception pour personne. Que l’on soit le maître du
monde ou le dernier des « misérables » sur la face de la terre,
cela ne fait aucune différence: devant les exigences morales, nous sommes
tous absolument égaux ».53
« J’étais encore inachevé, tes yeux me voyaient
» (Ps 139138, 16): le crime abominable de l’avortement
58.
Parmi tous les crimes que l’homme peut accomplir contre la vie, l’avortement
provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave
et condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime
abominable », en même temps que l’infanticide.54
Mais aujourd’hui, dans la conscience de
nombreuses personnes, la perception de sa gravité s’est progressivement
obscurcie. L’acceptation de l’avortement dans les mentalités, dans les m¦urs
et dans la loi elle-même est un signe éloquent d’une crise très dangereuse
du sens moral, qui devient toujours plus incapable de distinguer entre le
bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie est en jeu. Devant
une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité en face et d’appeler
les choses par leur nom est plus que jamais nécessaire, sans céder à des
compromis par facilité ou à la tentation de s’abuser soi-même. À ce propos,
le reproche du Prophète retentit de manière catégorique: « Malheur à ceux
qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière
et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20). Précisément dans le cas de l’avortement,
on observe le développement d’une terminologie ambiguë, comme celle d’«
interruption de grossesse », qui tend à en cacher la véritable nature et
à en atténuer la gravité dans l’opinion publique. Ce phénomène linguistique
est sans doute lui-même le symptôme d’un malaise éprouvé par les cons- ciences.
Mais aucune parole ne réussit à changer la réalité des choses: l’avortement
provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont
il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence,
située entre la conception et la naissance.
La gravité morale de l’avortement provoqué
apparaît dans toute sa vérité si l’on reconnaît qu’il s’agit d’un homicide
et, en particulier, si l’on considère les circonstances spécifiques qui
le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui commence à
vivre, c’est-à-dire l’être qui est, dans l’absolu, le plus innocent qu’on
puisse imaginer: jamais il ne pourrait être considéré comme un agresseur,
encore moins un agresseur injuste! Il est faible, sans défense, au point
d’être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implorante
des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il est entièrement confié
à la protection et aux soins de celle qui le porte dans son sein. Et pourtant,
parfois, c’est précisément elle, la mère, qui en décide et en demande la
suppression et qui va jusqu’à la provoquer.
Il est vrai que de nombreuses fois le choix
de l’avortement revêt pour la mère un caractère dramatique et douloureux,
lorsque la décision de se défaire du fruit de la conception n’est pas prise
pour des raisons purement égoïstes et de facilité, mais parce que l’on voudrait
sauvegarder des biens importants, comme la santé ou un niveau de vie décent
pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l’enfant
à naître des conditions de vie qui font penser qu’il serait mieux pour lui
de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d’autres semblables, pour graves
et dramatiques qu’elles soient, ne peuvent jamais justifier la suppression
délibérée d’un être humain innocent.
59.
Pour décider de la mort de l’enfant non encore né, aux côtés de la
mère, se trouvent souvent d’autres personnes. Avant tout, le père de l’enfant
peut être coupable, non seulement lorsqu’il pousse expressément la femme
à l’avortement, mais aussi lorsqu’il favorise indirectement sa décision,
parce qu’il la laisse seule face aux problèmes posés par la grossesse: 55
de cette manière, la famille est mortellement blessée et profanée dans sa
nature de communauté d’amour et dans sa vocation à être « sanctuaire de
la vie ». On ne peut pas non plus passer sous silence les sollicitations
qui proviennent parfois du cercle familial plus large et des amis. Fréquemment,
la femme est soumise à des pressions tellement fortes qu’elle se sent psychologiquement
contrainte à consentir à l’avortement: sans aucun doute, dans ce cas, la
responsabilité morale pèse particulièrement sur ceux qui l’ont forcée à
avorter, directement ou indirectement. De même les médecins et le personnel
de santé sont responsables, quand ils mettent au service de la mort les
compétences acquises pour promouvoir la vie.
Mais la responsabilité incombe aussi aux
législateurs, qui ont promu et approuvé des lois en faveur de l’avortement
et, dans la mesure où cela dépend d’eux, aux administrateurs des structures
de soins utilisées pour effectuer les avortements. Une responsabilité globale
tout aussi grave pèse sur ceux qui ont favorisé la diffusion d’une mentalité
de permissivité sexuelle et de mépris de la maternité, comme sur ceux qui
auraient dû engager ; et qui ne
l’ont pas fait ; des politiques familiales et sociales efficaces
pour soutenir les familles, spécialement les familles nombreuses ou celles
qui ont des difficultés économiques et éducatives particulières. On ne peut
enfin sous-estimer le réseau de complicités qui se développe, jusqu’à associer
des institutions internationales, des fondations et des associations qui
luttent systématiquement pour la légalisation et pour la diffusion de l’avortement
dans le monde. Dans ce sens, l’avortement dépasse la responsabilité des
individus et le dommage qui leur est causé, et il prend une dimension fortement
sociale: c’est une blessure très grave portée à la société et à sa culture
de la part de ceux qui devraient en être les constructeurs et les défenseurs.
Comme je l’ai écrit dans ma Lettre aux familles, « nous nous trouvons en
face d’une énorme menace contre la vie, non seulement d’individus, mais
de la civilisation tout entière ».56 Nous nous trouvons en face de ce qui
peut être défini comme une « structure de péché » contre la vie humaine
non encore née.
60.
Certains tentent de justifier l’avortement en soutenant que le fruit
de la conception, au moins jusqu’à un certain nombre de jours, ne peut pas
être encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, « dès
que l’ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n’est celle ni
du père ni de la mère, mais d’un nouvel être humain qui se développe pour
lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas dès lors. À cette
évidence de toujours, ...la science génétique moderne apporte de précieuses
confirmations. Elle a montré que dès le premier instant se trouve fixé le
programme de ce que sera ce vivant: une personne, cette personne individuelle
avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation,
est commencée l’aventure d’une vie humaine dont chacune des grandes capacités
demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir ».57
Même si la présence d’une âme spirituelle ne peut être constatée par aucun
moyen expérimental, les conclusions de la science sur l’embryon humain fournissent
« une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence personnelle
dès cette première apparition d’une vie humaine: comment un individu humain
ne serait-il pas une personne humaine? ».58
D’ailleurs, l’enjeu est si important que,
du point de vue de l’obligation morale, la seule probabilité de se trouver
en face d’une personne suffirait à justifier la plus nette interdiction
de toute intervention conduisant à supprimer l’embryon humain. Précisément
pour ce motif, au-delà des débats scientifiques et même des affirmations
philosophiques à propos desquelles le Magistère ne s’est pas expressément
engagé, l’Église a toujours enseigné, et enseigne encore, qu’au fruit de
la génération humaine, depuis le premier moment de son existence, doit être
garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû à l’être humain
dans sa totalité et dans son unité corporelle et spirituelle: « L’être humain
doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc
dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels
en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie
».59
61.
Les textes de la Sainte Écriture, qui ne parlent jamais d’avortement
volontaire et donc ne comportent pas de condamnations directes et spécifiques
à ce sujet, manifestent une telle considération pour l’être humain dans
le sein maternel, que cela exige comme conséquence logique qu’à lui aussi
s’étend le commandement de Dieu: « Tu ne tueras pas ».
La vie humaine est sacrée et inviolable
dans tous les moments de son existence, même dans le moment initial qui
précède la naissance. Depuis le sein maternel, l’homme appartient à Dieu
qui scrute et connaît tout, qui l’a formé et façonné de ses mains, qui le
voit alors qu’il n’est encore que petit embryon informe et qui entrevoit
en lui l’adulte qu’il sera demain, dont les jours sont comptés et dont la
vocation est déjà consignée dans le « livre de vie » (cf. Ps 139138, 1.
13-16). Là aussi, lorsqu’il est encore dans le sein maternel
; comme de nombreux textes bibliques 60 en témoignent
;, l’homme est l’objet le plus personnel de la providence amoureuse
et paternelle de Dieu.
Des origines à nos jours ; comme le montre bien la Déclaration publiée
sur ce sujet par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi 61 ;, la Tradition chrétienne est claire et unanime
pour qualifier l’avortement de désordre moral particulièrement grave. Depuis
le moment où elle s’est affrontée au monde gréco-romain, dans lequel l’avortement
et l’infanticide étaient des pratiques courantes, la première communauté
chrétienne s’est opposée radicalement, par sa doctrine et dans sa conduite,
aux m¦urs répandues dans cette société, comme le montre bien la Didachè,
déjà citée.62 Parmi les écrivains ecclésiastiques du monde grec, Athénagore
rappelle que les chrétiens considèrent comme homicides les femmes qui ont
recours à des moyens abortifs, car même si les enfants sont encore dans
le sein de leur mère, « Dieu a soin d’eux ».63 Parmi les latins, Tertullien
affirme: « C’est un homicide anticipé que d’empêcher de naître et peu importe
qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la détruise au moment où elle naît.
C’est un homme déjà ce qui doit devenir un homme ».64
À travers son histoire déjà bimillénaire,
cette même doctrine a été constamment enseignée par les Pères de l’Église,
par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions de caractère scienti-
fique et philosophique à propos du moment précis de l’infusion de l’âme
spirituelle n’ont jamais comporté la moindre hésitation quant à la condamnation
morale de l’avortement.
62.
Plus récemment, le Magistère pontifical a repris cette doctrine commune
avec une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans l’encyclique Casti
connubii, a repoussé les prétendues justifications de l’avortement; 65 Pie
XII a exclu tout avortement direct, c’est-à-dire tout acte qui tend directement
à détruire la vie humaine non encore née, « que cette destruction soit entendue
comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de la fin »; 66 Jean XXIII
a réaffirmé que la vie humaine est sacrée, puisque « dès son origine, elle
requiert l’action créatrice de Dieu ».67 Comme cela a déjà été rappelé,
le deuxième Concile du Vatican a condamné l’avortement avec une grande sévérité:
« La vie doit donc être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception:
l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables ».68
Depuis les premiers siècles, la discipline
canonique de l’Église a frappé de sanctions pénales ceux qui se souillaient
par la faute de l’avortement, et cette pratique, avec des peines plus ou
moins graves, a été confirmée aux différentes époques de l’histoire. Le
Code de Droit canonique de 1917 prescrivait pour l’avortement la peine de
l’excommunication.69 La législation canonique rénovée se situe dans cette
ligne quand elle déclare que celui « qui procure un avortement, si l’effet
s’ensuit, encourt l’excommunication latæ senten- tiæ »,70 c’est-à-dire automatique.
L’excommunication frappe tous ceux qui commettent ce crime en connaissant
la peine encourue, y compris donc aussi les complices sans lesquels sa réalisation
n’aurait pas été possible: 71 par la confirmation de cette sanction, l’Église
désigne ce crime comme un des plus graves et des plus dangereux, poussant
ainsi ceux qui le commettent à retrouver rapidement le chemin de la conversion.
En effet, dans l’Église, la peine de l’excommunication a pour but de rendre
pleinement conscient de la gravité d’un péché particulier et de favoriser
donc une conversion et une pénitence adéquates.
Devant une pareille unanimité de la tradition
doctrinale et disciplinaire de l’Église, Paul VI a pu déclarer que cet enseignement
n’a jamais changé et est immuable.72 C’est pourquoi, avec l’autorité conférée
par le Christ à Pierre et à ses successeurs, en communion avec les Évêques
; qui ont condamné l’avortement à différentes reprises et qui, en
réponse à la consultation précédemment mentionnée, même dispersés dans le
monde, ont exprimé unanimement leur accord avec cette doctrine
;, je déclare que l’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin
ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que
meurtre délibéré d’un être humain innocent. Cette doctrine est fondée sur
la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite; ella est transmise par
la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel.73
Aucune circonstance, aucune finalité, aucune
loi au monde ne pourra jamais rendre licite un acte qui est intrinsèquement
illicite, parce que contraire à la Loi de Dieu, écrite dans le c¦ur de tout
homme, discernable par la raison elle-même et proclamée par l’Église.
63.
L’évaluation morale de l’avortement est aussi à appliquer aux formes
récentes d’interven- tion sur les embryons humains qui, bien que poursuivant
des buts en soi légitimes, en comportent inévitablement le meurtre. C’est
le cas de l’expérimentation sur les embryons, qui se répand de plus en plus
dans le domaine de la recherche biomédicale, et qui est légalement admise
dans certains États. Si « on doit considérer comme licites les interventions
sur l’embryon humain, à condition qu’elles respectent la vie et l’intégrité
de l’embryon et qu’elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés,
mais qu’elles visent à sa guérison, à l’amélioration des conditions de santé,
ou à sa survie individuelle »,74 on doit au contraire affirmer que l’utilisation
des embryons ou des f¦tus humains comme objets d’expérimentation constitue
un crime contre leur dignité d’êtres humains, qui ont droit à un respect
égal à celui dû à l’enfant déjà né et à toute personne.75
La même condamnation morale concerne aussi
le procédé qui exploite les embryons et les f¦tus humains encore vivants
; parfois « produits » précisément à cette fin par fécondation in
vitro ;, soit comme « matériel biologique » à utiliser, soit comme donneurs
d’organes ou de tissus à transplanter pour le traitement de certaines maladies.
En réalité, tuer des créatures humaines innocentes, même si c’est à l’avantage
d’autres, cons- titue un acte absolument inacceptable.
On doit accorder une attention particulière
à l’évaluation morale des techniques de diagnostic prénatal, qui permettent
de mettre en évidence de manière précoce d’éventuelles anomalies de l’enfant
à naître. En effet, à cause de la complexité de ces techniques, cette évaluation
doit être faite avec beaucoup de soin et une grande rigueur. Ces techniques
sont moralement licites lorsqu’elles ne comportent pas de risques disproportionnés
pour l’enfant et pour la mère, et qu’elles sont ordonnées à rendre possible
une thérapie précoce ou encore à favoriser une acceptation sereine et consciente
de l’enfant à naître. Cependant, du fait que les possibilités de soins avant
la naissance sont aujourd’hui encore réduites, il arrive fréquemment que
ces techniques soient mises au service d’une mentalité eugénique, qui accepte
l’avortement sélectif pour empêcher la naissance d’enfants affectés de différents
types d’anomalies. Une pareille mentalité est ignominieuse et toujours répréhen-
sible, parce qu’elle prétend mesurer la valeur d’une vie humaine seulement
selon des paramètres de « normalité » et de bien-être physique, ouvrant
ainsi la voie à la légitimation de l’infanticide et de l’euthanasie.
En réalité, cependant, le courage et la
sérénité avec lesquels un grand nombre de nos frères, affectés de graves
infirmités, mènent leur existence quand ils sont acceptés et aimés par nous,
constituent un témoignage particulièrement puissant des valeurs authentiques
qui caractérisent la vie et qui la rendent précieuse pour soi et pour les
autres, même dans des conditions difficiles. L’Église est proche des époux
qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance, acceptent d’accueillir
les enfants gravement handicapés; elle est aussi reconnaissante à toutes
les familles qui, par l’adoption, accueillent les enfants qui ont été abandonnés
par leurs parents, en raison d’infirmités ou de maladies.
« C’est moi qui fais mourir et qui fais
vivre » (Dt 32, 39): le drame de l’euthanasie
64.
Au terme de l’existence, l’homme se trouve placé en face du mystère
de la mort. En raison des progrès de la médecine et dans un contexte culturel
souvent fermé à la transcendance, l’expérience de la mort présente actuellement
certains aspects nouveaux. En effet, lorsque prévaut la tendance à n’apprécier
la vie que dans la mesure où elle apporte du plaisir et du bien-être, la
souffrance apparaît comme un échec insupportable dont il faut se libérer
à tout prix. La mort, tenue pour « absurde » si elle interrompt soudainement
une vie encore ouverte à un avenir riche d’expériences intéressantes à faire,
devient au contraire une « libération revendiquée » quand l’existence est
considérée comme dépourvue de sens dès lors qu’elle est plongée dans la
douleur et inexorablement vouée à des souffrances de plus en plus aiguës.
En outre, en refusant ou en oubliant son
rapport fondamental avec Dieu, l’homme pense être pour lui-même critère
et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à la société de
lui garantir la possibilité et les moyens de décider de sa vie dans une
pleine et totale autonomie. C’est en particulier l’homme des pays développés
qui se comporte ainsi; il se sent porté à cette attitude par les progrès
constants de la médecine et de ses techniques toujours plus avancées. Par
des procédés et des machines extrêmement sophistiqués, la science et la
pratique médicales sont maintenant en mesure non seulement de résoudre des
cas auparavant insolubles et d’alléger ou d’éliminer la douleur, mais encore
de maintenir et de prolonger la vie jusque dans des cas d’extrême faiblesse,
de réanimer artificiellement des personnes dont les fonctions biologiques
élémentaires ont été atteintes par suite de traumatismes soudains et d’intervenir
pour rendre disponibles des organes en vue de leur transplantation.
Dans ce contexte, la tentation de l’euthanasie
se fait toujours plus forte, c’est-à-dire la tentation de se rendre maître
de la mort en la provoquant par anticipation et en mettant fin ainsi « en
douceur » à sa propre vie ou à la vie d’autrui. Cette attitude, qui pourrait
paraître logique et humaine, se révèle en réalité absurde et inhumaine,
si on la considère dans toute sa profondeur. Nous sommes là devant l’un
des symptômes les plus alarmants de la « culture de mort », laquelle progresse
surtout dans les sociétés du bien-être, caractérisées par une mentalité
utilitariste qui fait apparaître très lourd et insupportable le nombre croissant
des personnes âgées et diminuées. Celles-ci sont très souvent séparées de
leur famille et de la société, qui s’organisent presque exclusivement en
fonction de critères d’efficacité productive, selon lesquels une incapacité
irréversible prive une vie de toute valeur.
65.
Pour porter un jugement moral correct sur l’euthanasie, il faut avant
tout la définir clairement. Par euthanasie au sens strict, on doit entendre
une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort
afin de supprimer ainsi toute douleur. « L’euthanasie se situe donc au niveau
des intentions et à celui des procédés employés ».76
Il faut distinguer de l’euthanasie la décision
de renoncer à ce qu’on appelle l’« acharnement thérapeutique », c’est-à-dire
à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation
réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport
aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop
lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort
s’annonce imminente et inévitable, on peut en conscience « renoncer à des
traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la
vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil
cas ».77 Il est certain que l’obligation morale de se soigner et de se faire
soigner existe, mais cette obligation doit être confrontée aux situations
concrètes; c’est-à-dire qu’il faut déterminer si les moyens thérapeutiques
dont on dispose sont objectivement en proportion avec les perspectives d’amélioration.
Le renoncement à des moyens extraordinaires ou disproportionnés n’est pas
équivalent au suicide ou à l’euthanasie; il traduit plutôt l’acceptation
de la condition humaine devant la mort.78
Dans la médecine moderne, ce qu’on appelle
les « soins palliatifs » prend une particulière importance; ces soins sont
destinés à rendre la souffrance plus supportable dans la phase finale de
la maladie et à rendre possible en même temps pour le patient un accompagnement
humain approprié. Dans ce cadre se situe, entre autres, le problème de la
licéité du recours aux divers types d’analgésiques et de sédatifs pour soulager
la douleur du malade, lorsque leur usage comporte le risque d’abréger sa
vie. De fait, si l’on peut juger digne d’éloge la personne qui accepte volontairement
de souffrir en renonçant à des interventions anti-douleur pour garder toute
sa lucidité et, si elle est croyante, pour participer de manière consciente
à la Passion du Seigneur, un tel comportement « héroïque » ne peut être
considéré comme un devoir pour tous. Pie XII avait déjà déclaré qu’il est
licite de supprimer la douleur au moyen de narcotiques, même avec pour effet
d’amoindrir la conscience et d’abréger la vie, « s’il n’existe pas d’autres
moyens, et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement
d’autres devoirs religieux et moraux ».79 Dans ce cas, en effet, la mort
n’est pas voulue ou recherchée, bien que pour des motifs raisonnables on
en courre le risque: on veut simplement atténuer la douleur de manière efficace
en recourant aux analgésiques dont la médecine permet de disposer. Toutefois,
« il ne faut pas, sans raisons graves, priver le mourant de la conscience
de soi »: 80 à l’approche de la mort, les hommes doivent être en mesure
de pouvoir satisfaire à leurs obligations morales et familiales, et ils
doivent surtout pouvoir se préparer en pleine conscience à leur rencontre
définitive avec Dieu.
Ces distinctions étant faites, en conformité
avec le Magistère de mes Prédécesseurs 81 et en communion avec les Évêques
de l’Église catholique, je confirme que l’euthanasie est une grave violation
de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable
d’une personne humaine. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et
sur la Parole de Dieu écrite; elle est transmise par la Tradition de l’Église
et enseignée par le Magistère ordinaire et universel.82
Une telle pratique comporte, suivant les
circonstances, la malice propre au suicide ou à l’homicide.
66.
Or, le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre
que l’homicide. La tradition de l’Église l’a toujours refusé, le considérant
comme un choix gravement mauvais.83 Bien que certains conditionnements psychologiques,
culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui contredit
aussi radicalement l’inclination innée de chacun à la vie, atténuant ou
supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue objectif,
est un acte gravement immoral, parce qu’il comporte le refus de l’amour
envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité envers
le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et envers
la société dans son ensemble.84 En son principe le plus profond, il constitue
un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et sur la mort, telle
que la proclamait la prière de l’antique sage d’Israël: « C’est toi qui
as pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux portes de l’Hadès
et en fais remonter » (Sg 16, 13; cf. Tb 13, 2).
Partager l’intention suicidaire d’une autre
personne et l’aider à la réaliser, par ce qu’on appelle le « suicide assisté
», signifie que l’on se fait collaborateur, et parfois soi-même acteur,
d’une injustice qui ne peut jamais être justifiée, même si cela répond à
une demande. « Il n’est jamais licite ;
écrit saint Augustin avec une surprenante actualité
; de tuer un autre, même s’il le voulait, et plus encore s’il le
demandait parce que, suspendu entre la vie et la mort, il supplie d’être
aidé à libérer son âme qui lutte contre les liens du corps et désire s’en
détacher; même si le malade n’était plus en état de vivre cela n’est pas
licite ».85 Alors même que le motif n’est pas le refus égoïste de porter
la charge de l’existence de celui qui souffre, on doit dire de l’euthanasie
qu’elle est une fausse pitié, et plus encore une inquiétante « perversion
» de la pitié: en effet, la vraie « compassion » rend solidaire de la souffrance
d’autrui, mais elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance.
Le geste de l’euthanasie paraît d’autant plus une perversion qu’il est accompli
par ceux qui ; comme la famille ; devraient assister leur proche avec patience
et avec amour, ou par ceux qui, en raison de leur profession, comme les
médecins, devraient précisément soigner le malade même dans les conditions
de fin de vie les plus pénibles.
Le choix de l’euthanasie devient plus grave
lorsqu’il se définit comme un homicide que des tiers pratiquent sur une
personne qui ne l’a aucunement demandé et qui n’y a jamais donné aucun consentement.
On atteint ensuite le sommet de l’arbitraire et de l’injustice lorsque certaines
personnes, médecins ou législateurs, s’arrogent le pouvoir de décider qui
doit vivre et qui doit mourir. Cela reproduit la tentation de l’Eden: devenir
comme Dieu, « connaître le bien et le mal » (cf. Gn 3, 5). Mais Dieu seul
a le pouvoir de faire mourir et de faire vivre: « C’est moi qui fais mourir
et qui fais vivre » (Dt 32, 39; cf. 2 R 5, 7; 1 S 2, 6). Il fait toujours
usage de ce pouvoir selon un dessein de sagesse et d’amour, et seulement
ainsi. Quand l’homme usurpe ce pouvoir, dominé par une logique insensée
et égoïste, l’usage qu’il en fait le conduit inévitablement à l’injustice
et à la mort. La vie du plus faible est alors mise entre les mains du plus
fort; dans la société, on perd le sens de la justice et l’on mine à sa racine
la confiance mutuelle, fondement de tout rapport vrai entre les personnes.
67.
Tout autre est au contraire la voie de l’amour et de la vraie pitié,
que notre commune humanité requiert et que la foi au Christ Rédempteur,
mort et ressuscité, éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte
du c¦ur de l’homme dans sa suprême confrontation avec la souffrance et la
mort, spécialement quand il est tenté de se renfermer dans le désespoir
et presque de s’y anéantir, est surtout une demande d’accompagnement, de
solidarité et de soutien dans l’épreuve. C’est un appel à l’aide pour continuer
d’espérer, lorsque tous les espoirs humains disparaissent. Ainsi que nous
l’a rappelé le Concile Vatican II, « c’est en face de la mort que l’énigme
de la condition humaine atteint son sommet » pour l’homme; et pourtant «
c’est par une inspiration juste de son c¦ur qu’il rejette et refuse cette
ruine totale et ce définitif échec de sa personne. Le germe d’éternité qu’il
porte en lui, irréductible à la seule matière, s’insurge contre la mort
».86
Cette répulsion naturelle devant la mort
est éclairée et ce germe d’espérance en l’immortalité est accompli par la
foi chrétienne, qui promet et permet de participer à la victoire du Christ
ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort rédemptrice, a libéré
l’homme de la mort, rétribution du péché (cf. Rm 6, 23), et lui a donné
l’Esprit, gage de résurrection et de vie (cf. Rm 8, 11). La certitude de
l’immortalité future etl’espérance de la résurrection promise projettent
une lumière nouvelle sur le mystère de la souffrance et de la mort; elles
mettent au c¦ur du croyant une force extraordinaire pour s’en remettre au
dessein de Dieu.
L’Apôtre Paul a traduit cette conception
nouvelle sous la forme de l’appartenance radicale au Seigneur, qui concerne
l’homme dans toutes les situations: « Nul d’entre nous ne vit pour soi-
même, comme nul ne meurt pour soi-même; si nous vivons, nous vivons pour
le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc, dans
la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14, 7-8).
Mourir pour le Seigneur signifie vivre sa mort comme un acte suprême d’obéissance
au Père (cf. Ph 2, 8), en acceptant de l’accueillir à l’« heure » voulue
et choisie par lui (cf. Jn 13, 1), qui seul peut dire quand est achevé notre
chemin terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie aussi reconnaître que
la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une épreuve, peut toujours
devenir une source de bien. Elle le devient si elle est vécue par amour
et avec amour, comme participation à la souffrance même du Christ crucifié,
par don gratuit de Dieu et par choix personnel libre. Ainsi, celui qui vit
sa souffrance dans le Seigneur lui est plus pleinement conformé (cf. Ph
3, 10; 1 P 2, 21) et est intimement associé à son ¦uvre rédemptrice pour
l’Église et pour l’humanité.87 C’est là l’expérience de l’Apôtre que toute
personne qui souffre est appelée à revivre: « Je trouve ma joie dans les
souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque
aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col 1, 24).
« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes
» (Ac 5, 29): la loi civile et la loi morale
68.
L’un des aspects caractéristiques des attentats actuels contre la
vie humaine ; ainsi qu’on l’a déjà dit à plusieurs reprises
; est la tendance à exiger leur légitimation juridique, comme si
c’étaient des droits que l’État, au moins à certaines conditions, devait
reconnaître aux citoyens; et, par conséquent, c’est aussi la tendance à
prétendre user de ces droits avec l’assistance sûre et gratuite des médecins
et du personnel de santé.
Bien souvent, on considère que la vie de
celui qui n’est pas encore né ou de celui qui est gravement handicapé n’est
qu’un bien relatif: selon une logique des proportionnalités ou de pure arithmétique,
elle devrait être comparée avec d’autres biens et évaluée en conséquence.
Et l’on estime aussi que seul celui qui est placé dans une situation concrète
et s’y trouve personnellement impliqué peut effectuer une juste pondération
des biens en jeu; il en résulte que lui seul pourrait décider de la moralité
de son choix. Dans l’intérêt de la convivialité civile et de l’harmonie
sociale, l’État devrait donc respecter ce choix, au point d’admettre l’avortement
et l’euthanasie.
Dans d’autres circonstances, on considère
que la loi civile ne peut exiger que tous les citoyens vivent selon un degré
de moralité plus élevé que celui qu’eux-mêmes admettent et observent. Dans
ces conditions, la loi devrait toujours refléter l’opinion et la volonté
de la majorité des citoyens et, au moins dans certains cas extrêmes, leur
reconnaître même le droit à l’avortement et à l’euthanasie. Du reste, l’interdiction
et la punition de l’avortement et de l’euthanasie dans ces cas conduirait
inévitablement ; dit-on ; à un plus grand nombre de pratiques illégales,
lesquelles, d’autre part, ne seraient pas soumises au contrôle social indispensable
et seraient effectuées sans la sécurité nécessaire de l’assistance médicale.
On se demande, en outre, si défendre une loi concrètement non applicable
ne revient pas, en fin de compte, à miner l’autorité de toute autre loi.
Enfin, les opinions les plus radicales en
viennent à soutenir que, dans une société moderne et pluraliste, on devrait
reconnaître à toute personne la faculté pleinement autonome de disposer
de sa vie et de la vie de l’être non encore né; en effet, le choix entre
les différentes opinions morales n’appartiendrait pas à la loi et celle-ci
pourrait encore moins prétendre imposer l’un de ces choix au détriment des
autres.
69.
En tout cas, dans la culture démocratique de notre temps, l’opinion
s’est largement répandue que l’ordre juridique d’une société devrait se
limiter à enregistrer et à recevoir les convictions de la majorité et que,
par conséquent, il ne devrait reposer que sur ce que la majorité elle-même
reconnaît et vit comme étant moral. Si alors on estimait que même une vérité
commune et objective est de fait inaccessible, le respect de la liberté
des citoyens ; ceux-ci étant considérés
comme les véritables souverains dans un régime démocratique ; exigerait que, au niveau de la législation,
on reconnaisse l’autonomie de la conscience des individus et que donc, en
établissant les normes de toute manière nécessaires à la convivialité dans
la société, on se conforme exclusivement à la volonté de la majorité, quelle
qu’elle soit. De ce fait, tout homme politique devrait séparer nettement
dans son action le domaine de la conscience privée de celui de l’action
politique.
On observe donc deux tendances, en apparence
diamétralement opposées. D’une part, les individus revendiquent pour eux-mêmes
la plus entière autonomie morale de choix et demandent que l’État n’adopte
et n’impose aucune conception de nature éthique, mais qu’il s’en tienne
à garantir à la liberté de chacun le champ le plus étendu possible, avec
pour seule limitation externe de ne pas empiéter sur le champ de l’autonomie
à laquelle tout autre citoyen a droit également. D’autre part, on considère
que, dans l’exercice des fonctions publiques et professionnelles, le respect
de la liberté de choix d’autrui impose à chacun de faire abstraction de
ses propres convictions pour se mettre au service de toute requête des citoyens,
reconnue et protégée par les lois, en admettant pour seul critère moral
dans l’exercice de ses fonctions ce qui est déterminé par ces mêmes lois.
Dans ces conditions, la responsabilité de la personne se trouve déléguée
à la loi civile, cela supposant l’abdication de sa conscience morale au
moins dans le domaine de l’action publique.
70.
La racine commune de toutes ces ten- dances est lerelativisme éthique
qui caractérise une grande part de la culture contemporaine. Beaucoup considèrent
que ce relativisme est une condition de la démocratie, parce que seul il
garantirait la tolérance, le respect mutuel des personnes et l’adhésion
aux décisions de la majorité, tandis que les normes morales, tenues pour
objectives et sources d’obligation, conduiraient à l’autoritarisme et à
l’intolérance.
Mais la problématique du respect de la vie
fait précisément apparaître les équivoques et les contradictions, accompagnées
de terribles conséquences concrètes, qui se cachent derrière cette conception.
Il est vrai que dans l’histoire on enregistre
des cas où des crimes ont été commis au nom de la « vérité ». Mais, au nom
du « relativisme éthique », on a également commis et l’on commet des crimes
non moins graves et des dénis non moins radicaux de la liberté. Lorsqu’une
majorité parlementaire ou sociale décrète la légitimité de la suppression
de la vie humaine non encore née, même à certaines conditions, ne prend-elle
pas une décision « tyrannique » envers l’être humain le plus faible et sans
défense? La conscience universelle réagit à juste titre devant des crimes
contre l’humanité dont notre siècle a fait la triste expérience. Ces crimes
cesseraient-ils d’être des crimes si, au lieu d’être commis par des tyrans
sans scrupule, ils étaient légitimés par l’assentiment populaire?
En réalité, la démocratie ne peut être élevée
au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être
la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et,
comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est
pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle
la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain: il dépend
donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on
observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie,
il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif, ainsi que
le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné.88 Mais la valeur de
la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle
incarne et promeut: sont certainement fondamentaux et indispensables la
dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles
et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du « bien commun » comme fin
et comme critère régulateur de la vie politique.
Le fondement de ces valeurs ne peut se trouver
dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement
dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi
naturelle » inscrite dans le c¦ur de l’homme, est une référence normative
pour la loi civile ellemême. Lorsque, à cause d’un tragique obscurcissement
de la conscience collective, le scepticisme en viendrait à mettre en doute
jusqu’aux principes fondamentaux de la loi morale, c’est le système démocratique
qui serait ébranlé dans ses fondements, réduit à un simple mécanisme de
régulation empirique d’intérêts divers et opposés.89
Certains pourraient penser que, faute de
mieux, son rôle aussi devrait être apprécié en fonction de son utilité pour
la paix sociale. Tout en reconnaissant quelque vérité dans cette opinion,
il est difficile de ne pas voir que, sans un ancrage moral objectif, la
démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix stable, d’autant plus
qu’une paix non fondée sur les valeurs de la dignité de tout homme et de
la solidarité entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même dans les
régimes de participation, en effet, la régulation des intérêts se produit
fréquemment au bénéfice des plus forts, car ils sont les plus capables d’agir
non seulement sur les leviers du pouvoir mais encore sur la formation du
consensus. Dans une telle situation, la démocratie devient aisément un mot
creux.
71.
Pour l’avenir de la société et pour le dé- veloppement d’une saine
démocratie, il est donc urgent de redécouvrir l’existence de valeurs humaines
et morales essentielles et originelles, qui découlent de la vérité même
de l’être humain et qui expriment et protègent la dignité de la personne:
ce sont donc des valeurs qu’aucune personne, aucune majorité ni aucun État
ne pourront jamais créer, modifier ou abolir, mais que l’on est tenu de
reconnaître, respecter et promouvoir.
Dans ce contexte, il faut reprendre les
éléments fondamentaux de la conception des rapports entre la loi civile
et la loi morale, tels qu’ils sont proposés par l’Église, mais qui font
aussi partie du patrimoine des grandes traditions juridiques de l’humanité.
Le rôle de la loi civile est certainement
différent de celui de la loi morale et de portée plus limitée. C’est pourquoi
« en aucun domaine de la vie, la loi civile ne peut se substituer à la conscience,
ni dicter des normes sur ce qui échappe à sa compétence » 90 qui consiste
à assurer le bien commun des personnes, par la reconnaissance et la défense
de leurs droits fondamentaux, la promotion de la paix et de la moralité
publique.91 En effet, le rôle de la loi civile consiste à garantir une convivialité
en société bien ordonnée, dans la vraie justice, afin que tous « nous puissions
mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité » (1 Tm 2, 2).
C’est précisément pourquoi la loi civile doit assurer à tous les membres
de la société le respect de certains droits fondamentaux, qui appartiennent
originellement à la personne et que n’importe quelle loi positive doit reconnaître
et garantir. Premier et fondamental entre tous, le droit inviolable à la
vie de tout être humain innocent. Si les pouvoirs publics peuvent parfois
renoncer à réprimer ce qui provoquerait, par son interdiction, un dommage
plus grave,92 ils ne peuvent cependant jamais accepter de légitimer, au
titre de droit des individus ; même
si ceux-ci étaient la majorité des membres de la société ;, l’atteinte portée à d’autres personnes par
la méconnaissance d’un droit aussi fondamental que celui à la vie. La tolérance
légale de l’avortement et de l’euthanasie ne peut en aucun cas s’appuyer
sur le respect de la conscience d’autrui, précisément parce que la société
a le droit et le devoir de se protéger contre les abus qui peuvent intervenir
au nom de la conscience et sous le prétexte de la liberté.93
Dans l’encyclique Pacem in terris, Jean
XXIII avait rappelé à ce sujet: « Pour la pensée contemporaine, le bien
commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la
personne humaine; dès lors, le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir
la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle et
leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement
de ses devoirs. Car « la mission essentielle de toute autorité poli-
tique est de protéger les droits inviolables de l’être humain et de faire
en sorte que chacun s’acquitte plus aisément de sa fonction particulière ».
C’est pourquoi, si les pouvoirs publics viennent à méconnaître ou à violer
les droits de l’homme, non seulement ils manquent au devoir de leur charge,
mais leurs dispositions sont dépourvues de toute valeur juridique ».94
72.
La doctrine sur la nécessaire conformité de la loi civile avec la
loi morale est aussi en continuité avec toute la tradition de l’Église,
comme cela ressort, une fois encore, de l’encyclique déjà citée de Jean
XXIII: « L’autorité, exigée par l’ordre moral, émane de Dieu. Si donc il
arrive aux dirigeants d’édicter des lois ou de prendre des mesures contraires
à cet ordre moral et par conséquent, à la volonté divine, ces dispositions
ne peuvent obliger les consciences... Bien plus, en pareil cas, l’autorité
cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ».95 C’est là l’enseignement
lumineux de saint Thomas d’Aquin qui écrit notamment: « La loi humaine a
raison de loi en tant qu’elle est conforme à la raison droite; à ce titre,
il est manifeste qu’elle découle de la loi éternelle. Mais, dans la mesure
où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée loi inique et, dès lors,
n’a plus raison de loi, elle est plutôt une violence ».96 Et encore: « Toute
loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle découle
de la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle,
ce n’est alors plus une loi mais une corruption de la loi ».97
À présent, la première et la plus immédiate
des applications de cette doctrine concerne la loi humaine qui méconnaît
le droit fondamental et originel à la vie, droit propre à tout homme. Ainsi
les lois qui, dans le cas de l’avortement et de l’euthanasie, légitiment
la suppression directe d’êtres humains innocents sont en contradiction totale
et insurmontable avec le droit inviolable à la vie propre à tous les hommes,
et elles nient par conséquent l’égalité de tous devant la loi. On pourrait
objecter que tel n’est pas le cas de l’euthanasie lorsqu’elle est demandée
en pleine conscience par le sujet concerné. Mais un État qui légitimerait
cette demande et qui en autoriserait l’exécution en arriverait à légaliser
un cas de suicide-homicide, à l’encontre des principes fondamentaux de l’indisponibilité
de la vie et de la protection de toute vie innocente. De cette manière,
on favorise l’amoindrissement du respect de la vie et l’on ouvre la voie
à des comportements qui abolissent la confiance dans les rapports sociaux.
Les lois qui autorisent et favorisent l’avortement
et l’euthanasie s’opposent, non seulement au bien de l’individu, mais au
bien commun et, par conséquent, elles sont entièrement dépourvues d’une
authentique validité juridique. En effet, la méconnaissance du droit à la
vie, précisément parce qu’elle conduit à supprimer la personne que la société
a pour raison d’être de servir, est ce qui s’oppose le plus directement
et de manière irréparable à la possibilité de réaliser le bien commun. Il
s’ensuit que, lorsqu’une loi civile légitime l’avortement ou l’euthanasie,
du fait même, elle cesse d’être une vraie loi civile, qui oblige moralement.
73.
L’avortement et l’euthanasie sont donc des crimes qu’aucune loi humaine
ne peut prétendre légitimer. Des lois de cette nature, non seulement ne
créent aucune obligation pour la conscience, mais elles entraînent une obligation
grave et précise de s’y opposer par l’objection de conscience. Dès les origines
de l’Église, la prédication apostolique a enseigné aux chrétiens le devoir
d’obéir aux pouvoirs publics légitimement constitués (cf. Rm 13, 1-7; 1
P 2, 13-14), mais elle a donné en même temps le ferme avertissement qu’«
il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29). Dans l’Ancien Testament
déjà, précisément au sujet des menaces contre la vie, nous trouvons un exemple
significatif de résistance à un ordre injuste de l’autorité. Les sages-femmes
des Hébreux s’opposèrent au pharaon, qui avait ordonné de faire mourir tout
nouveau-né de sexe masculin: « Elles ne firent pas ce que leur avait dit
le roi d’Égypte et laissèrent vivre les garçons » (Ex 1, 17). Mais il faut
bien voir le motif profond de leur comportement: « Les sages-femmes craignirent
Dieu » (ibid.). Il n’y a que l’obéissance à Dieu
; auquel seul est due la crainte qui constitue la reconnaissance
de son absolue souveraineté ; pour faire naître la force et le courage
de résister aux lois injustes des hommes. Ce sont la force et le courage
de ceux qui sont prêts même à aller en prison ou à être tués par l’épée,
dans la certitude que cela « fonde l’endurance et la confiance des saints
» (Ap 13, 10).
Dans le cas d’une loi intrinsèquement injuste,
comme celle qui admet l’avortement ou l’euthanasie, il n’est donc jamais
licite de s’y conformer, « ni ... participer à une campagne d’opinion en
faveur d’une telle loi, ni ... donner à celle-ci son suffrage ».98
Un problème de conscience particulier pourrait
se poser dans les cas où un vote parlementaire se révélerait déterminant
pour favoriser une loi plus restrictive, c’est-à-dire destinée à restreindre
le nombre des avortements autorisés, pour remplacer une loi plus permissive
déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne sont pas rares. En effet,
on observe le fait que, tandis que dans certaines régions du monde les campagnes
se poursuivent pour introduire des lois favorables à l’avortement, soutenues
bien souvent par de puissantes organisations internationales, dans d’autres
pays au contraire ; notamment dans
ceux qui ont déjà fait l’expérience amère de telles législations permissives
; se manifestent les signes d’une nouvelle réflexion. Dans le cas
ici supposé, il est évident que, lorsqu’il ne serait pas possible d’éviter
ou d’abroger complètement une loi permettant l’avortement, un parlementaire,
dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et
connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions
destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi
les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique.
Agissant ainsi, en effet, on n’apporte pas une collaboration illicite à
une loi inique; on accomplit plutôt une tentative légitime, qui est un devoir,
d’en limiter les aspects injustes.
74.
L’introduction de législations injustes place souvent les hommes
moralement droits en face de difficiles problèmes de conscience en ce qui
concerne les collaborations, en raison du devoir d’affirmer leur droit à
n’être pas contraints de par- ticiper à des actions moralement mauvaises.
Les choix qui s’imposent sont parfois douloureux et peuvent demander de
sacrifier des positions professionnelles confirmées ou de renoncer à des
perspectives légitimes d’avancement de carrière. En d’autres cas, il peut
se produire que l’accomplissement de certains actes en soi indifférents,
ou même positifs, prévus dans les dispositions de législations globalement
injustes, permette la sauvegarde de vies humaines menacées. D’autre part,
on peut cependant craindre à juste titre que se montrer prêt à accomplir
de tels actes, non seulement entraîne un scandale et favorise l’affaiblissement
de l’opposition nécessaire aux attentats contre la vie, mais amène insensiblement
à s’accommoder toujours plus d’une logique permissive.
Pour éclairer ce problème moral difficile,
il faut rappeler les principes généraux sur la coopération à des actions
mauvaises. Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté,
sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter
leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation
civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu. En effet, du point de vue
moral, il n’est jamais licite de coopérer formellement au mal. Cette coopération
a lieu lorsque l’action accomplie, ou bien de par sa nature, ou bien de
par la qualification qu’elle prend dans un contexte concret, se caractérise
comme une participation directe à un acte contre la vie humaine innocente
ou comme l’assentiment donné à l’intention immorale de l’agent principal.
Cette coopération ne peut jamais être justifiée en invoquant le respect
de la liberté d’autrui, ni en prenant appui sur le fait que la loi civile
la prévoit et la requiert: pour les actes que chacun accomplit personnellement,
il existe, en effet, une responsabilité morale à laquelle personne ne peut
jamais se soustraire et sur laquelle chacun sera jugé par Dieu lui-même
(cf. Rm 2, 6; 14, 12).
Refuser de participer à la perpétration
d’une injustice est non seulement un devoir moral, mais aussi un droit humain
élémentaire. S’il n’en était pas ainsi, la personne humaine serait contrainte
à accomplir une action intrinsèquement incompatible avec sa dignité, et
ainsi sa liberté même, dont le sens et la fin authentiques résident dans
l’orientation vers la vérité et le bien, en serait radicalement compromise.
Il s’agit donc d’un droit essentiel qui, en tant que tel, devrait être prévu
et protégé par la loi civile elle-même. Dans ce sens, la possibilité de
se refuser à participer à la phase consultative, préparatoire et d’exécution
de tels actes contre la vie devrait être assurée aux médecins, au personnel
paramédical et aux respon- sables des institutions hospitalières, des cliniques
et des centres de santé. Ceux qui recourent à l’objection de conscience
doivent être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de
quelque dommage que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique
ou professionnel.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même
» (Lc 10, 27): « tu défendras » la vie
75.
Les commandements de Dieu nous en- seignent la route de la vie. Les
préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui déclarent moralement inacceptable
le choix d’une action déter- minée, ont une valeur absolue dans l’exercice
de la liberté humaine: ils valent toujours et en toute circonstance, sans
exception. Ils montrent que le choix de certains comportements est radicalement
incompatible avec l’amour envers Dieu et avec la dignité de la personne,
créée à son image: c’est pourquoi un tel choix ne peut pas être compensé
par le caractère bon d’aucune intention ni d’aucune conséquence, il est
en opposition irrémé- diable avec la communion entre les personnes, il contredit
la décision fondamentale d’orienter sa vie vers Dieu.99
Dans ce sens, les préceptes moraux négatifs
ont déjà une très importante fonction positive: le « non » qu’ils exigent
inconditionnellement exprime la limite infranchissable en-deçà de laquelle
l’homme libre ne peut descendre et, en même temps, il montre le minimum
qu’il doit respecter et à partir duquel il doit prononcer d’innom- brables
« oui », en sorte que la perspective du bien devienne peu à peu son unique
horizon (cf. Mt, 5, 48). Les commandements, en particulier les préceptes
moraux négatifs, sont le point de départ et la première étape indispensables
du chemin qui conduit à la liberté: « La première liberté ; écrit saint Augustin ; c’est donc de ne pas commettre de crimes...
comme l’homicide, l’adultère, la fornication, le vol, la tromperie, le sacrilège
et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s’est mis à renoncer
à les commettre ; et c’est le devoir
de tout chrétien de ne pas les commettre ;, il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n’est
qu’un commencement de liberté, ce n’est pas la liberté parfaite ».100
76.
Le commandement « tu ne tueras pas » constitue donc le point de départ
d’une voie de vraie liberté qui nous amène à promouvoir activement la vie,
à prendre une attitude claire et à nous adonner à des comportements précis
pour la servir: ce faisant, nous exerçons notre responsabilité envers les
personnes qui nous sont confiées et nous manifestons, dans les faits et
en vérité, notre reconnaissance à Dieu pour le grand don qu’est la vie (cf.
Ps 139138, 13-14).
Le Créateur a confié la vie de l’homme à
sa responsabilité et à sa sollicitude, non pour qu’il en dispose de manière
arbitraire, mais pour qu’il la garde avec sagesse et la mène avec une fidélité
aimante. Le Dieu de l’Alliance a confié la vie de tout homme à l’autre,
à son frère, selon la loi de la réciprocité de donner et de recevoir, du
don de soi et de l’accueil de l’autre. À la plénitude des temps, en s’incarnant
et en donnant sa vie pour l’homme, le Fils de Dieu a montré quelle hauteur
et quelle profondeur peut atteindre cette loi de la réciprocité. Par le
don de son Esprit, le Christ confère un sens et un contenu nouveaux à la
loi de la réciprocité, au fait de confier l’homme à l’homme. L’Esprit, qui
est artisan de communion dans l’amour, crée entre les hommes une fraternité
et une solidarité nouvelles, véritable reflet du mystère de don et d#accueil
mutuels de la Très Sainte Trinité. L’Esprit lui-même devient la loi nouvelle
qui donne aux croyants la force et fait appel à leur responsabilité pour
qu’ils vivent mutuellement le don de soi et l’accueil de l’autre, en participant
à l’amour de Jésus Christ, et cela à sa mesure.
77.
C’est aussi cette loi nouvelle qui anime et donne sa forme au commandement
« tu ne tueras pas ». Pour le chrétien, il comprend donc en définitive l’impératif
de respecter, d’aimer et de promouvoir la vie de tous ses frères, selon
les exigences et la grandeur de l’amour de Dieu en Jésus Christ. « Il a
donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour
nos frères » (1 Jn 3, 16).
Le commandement « tu ne tueras pas », même
dans son contenu le plus positif de respect, d’amour et de promotion de
la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il retentit dans la conscience
morale de chacun comme un écho ineffaçable de l’alliance originelle de Dieu
créateur avec l’homme; il peut être connu de tous à la lumière de la raison
et il peut être observé grâce à l’action mystérieuse de l’Esprit qui, soufflant
où il veut (cf. Jn 3, 8), rejoint et entraîne tout homme qui vit en ce monde.
Le service que nous sommes tous appelés
à rendre à notre prochain est donc un service d’amour, pour que la vie du
prochain soit toujours défendue et promue, mais surtout quand elle est la
plus faible ou la plus menacée. C’est une sollicitude personnelle, mais
aussi sociale, que nous devons tous développer, en faisant du respect inconditionnel
de la vie humaine le fondement d’une société renouvelée.
Il nous est demandé d’aimer et d’honorer
la vie de tout homme et de toute femme, et de travailler avec constance
et avec courage pour qu’en notre temps, traversé par trop de signes de mort,
s’instaure enfin une nouvelle culture de la vie, fruit de la culture de
la vérité et de l’amour.
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POUR UNE NOUVELLE CULTURE DE LA VIE HUMAINE
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« Vous êtes le peuple qui appartient à Dieu,
chargé d’annoncer ses merveilles » (cf. 1 P 2, 9): le peuple de la vie et
pour la vie
78.
L’Église a reçu l’Évangile comme une annonce et comme une source
de joie et de salut. Elle l’a reçu comme don venant de Jésus, envoyé du
Père « pour porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). Elle l’a
reçu par les Apôtres, envoyés par Lui dans le monde entier (cf. Mc 16, 15;
Mt 28, 19-20). Née de cette action évangélisatrice, l’Église sent retentir
en elle chaque jour l’avertissement de l’Apôtre: « Malheur à moi si je n’annonçais
pas l’Évangile! » (1 Co 9, 16). Comme l’écrivait Paul VI, « évangéliser
est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Église, son identité
la plus profonde. Elle existe pour évangéliser ».101
L’évangélisation est une action globale
et dynamique, qui conduit l’Église à participer à la mission prophétique,
sacerdotale et royale du Seigneur Jésus. C’est pourquoi elle comporte inséparablement
les dimensions de l’annonce, de la célébration et du service de la charité.
C’est un acte profondément ecclésial, qui met en jeu tous les ouvriers de
l’Évangile, chacun selon ses charismes et son ministère.
Ainsi en est-il aussi pour l’annonce de
l’Évangile de la vie, partie intégrante de l’Évangile qui est Jésus Christ.
Nous sommes les serviteurs de cet Évangile, soutenus par la conscience de
l’avoir reçu en don et d’être envoyés pour le proclamer à toute l’humanité
« jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). C’est pourquoi nous entretenons
humblement et avec gratitude ce sentiment d’être le peuple de la vie et
pour la vie: c’est ainsi que nous nous présentons devant tous.
79.
Nous sommes le peuple de la vie parce que Dieu, dans son amour gratuit,
nous a donné l’Évangile de la vie et que ce même Évangile nous a transformés
et sauvés. Nous avons été reconquis par l’« auteur de la vie » (Ac 3, 15)
au prix de son précieux sang (cf. 1 Co 6, 20; 7, 23; 1 P 1, 19) et par le
bain baptismal nous avons été insérés en lui (cf. Rm 6, 4-5; Col 2, 12),
comme des branches qui tirent du même arbre leur sève et leur fécondité
(cf. Jn 15, 5). Renouvelés intérieurement par la grâce de l’Esprit, « qui
est Seigneur et qui donne la vie », nous sommes devenus un peuple pour la
vie et nous sommes appelés à nous comporter en conséquence.
Nous sommes envoyés: être au service de
la vie n’est pas pour nous un motif d’orgueil mais un devoir né de la conscience
d’être « le peuple que Dieu s’est acquis pour proclamer ses louanges » (cf.
1 P 2, 9). La loi de l’amour nous guide et nous soutient sur le chemin,
l’amour dont le Fils de Dieu fait homme est la source et le modèle, lui
qui « par sa mort a donné la vie au monde ».102
Nous sommes envoyés comme peuple. L’engagement
au service de la vie concerne tout un chacun. C’est une responsabilité proprement
« ecclésiale », qui exige l’action concertée et généreuse de tous les membres
et de tous les organismes de la communauté chrétienne. Cependant, le devoir
commun n’élimine pas et ne diminue pas la responsabilité individuelle, car
c’est à chaque personne que s’adresse le commandement du Seigneur de « se
faire le prochain » de tout homme: « Va, et toi aussi, fais de même » (Lc
10, 37).
Tous ensemble, nous ressentons le devoir
d’annoncer l’Évangile de la vie, de le célébrer dans la liturgie et dans
toute l’existence, de le servir par les diverses initiatives et structures
destinées à son soutien et à sa promotion.
« Ce que nous avons vu et entendu, nous
vous l’annonçons » (1 Jn 1, 3): annoncer l’Évangile de la vie
80.
« Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce
que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains
ont touché du Verbe de vie..., nous vous l’annonçons, afin que vous aussi
soyez en communion avec nous » (1 Jn 1, 1.3). Jésus est l’unique Évangile:
il n’en est pas d’autre que nous proclamions et dont nous témoignions.
Annoncer Jésus, c’est justement annoncer
la vie. Car Il est « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). En lui « la Vie s’est
manifestée » (1 Jn 1, 2); ou plutôt, lui-même est « cette Vie éternelle,
qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue » (ibid.).
C’est cette vie qui, grâce au don de l’Esprit,
a été communiquée à l’homme. Ordonnée à la vie en plénitude, à la « vie
éternelle », la vie terrestre de chacun prend elle-même tout son sens.
Éclairés par cet Évangile de la vie, nous
sentons le besoin de le proclamer et d’en rendre témoignage dans la nouveauté
surprenante qui le dis- tingue: parce qu’il s’identifie avec Jésus lui-même,
porteur de toute nouveauté 103 et vainqueur du « vieillissement » qui vient
du péché et conduit à la mort,104 l’Évangile dépasse toute attente de l’homme
et révèle à quelles hauteurs sublimes a été élevée, par la grâce, la dignité
de la personne. C’est ainsi que la contemple saint Grégoire de Nysse: «
L’homme qui, parmi les êtres, ne compte pour rien, l’homme qui est poussière,
paille, vanité, dès qu’il devient fils adoptif du Dieu de l’univers, est
le familier de cet Être dont personne ne peut voir, écouter ou comprendre
l’excellence et la grandeur. Par quelle parole, quelle pensée, quel élan
de l’esprit pourra-t-on exalter la sura- bondance de cette grâce? L’homme
transcende sa propre nature: de mortel, il devient immortel; de périssable,
impérissable; d’éphémère, éternel; et, pour tout dire, d’homme, il devient
Dieu ».105
La gratitude et la joie pour l’incommensurable
dignité de l’homme nous poussent à faire bénéficier tout le monde de ce
message: « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin
que vous aussi soyez en communion avec nous » (1 Jn 1, 3). Il est nécessaire
de faire parvenir l’Évangile de la vie au c¦ur de tout homme et de toute
femme et de l’introduire dans les replis les plus intimes de la société
tout entière.
81.
Il s’agit de proclamer avant tout le c¦ur de cet Évangile. C’est
l’annonce d’un Dieu vivant et proche, qui nous appelle à une communion profonde
avec lui et nous ouvre à la ferme espérance de la vie éternelle; c’est l’affirmation
du lien inséparable qui existe entre la personne, sa vie et sa corporéité;
c’est la présentation de la vie humaine comme vie de relation, don de Dieu,
fruit et signe de son amour; c’est la proclamation du rapport extraordinaire
de Jésus avec chaque homme, qui permet de reconnaître en tout visage humain
le visage du Christ; c’est la manifestation du « don total de soi » comme
devoir et comme lieu de la réalisation plénière de la liberté.
En même temps, il s’agit de montrer toutes
les conséquences de ce même Évangile, que l’on peut résumer ainsi: don de
Dieu précieux, la vie humaine est sacrée et inviolable, et c’est pourquoi,
en particulier, l’avortement provoqué et l’euthanasie sont absolument inacceptables;
la vie humaine non seulement ne doit pas être supprimée, mais elle doit
être protégée avec une attention pleine d’amour; la vie trouve son sens
dans l’amour reçu et donné: c’est à ce niveau que la sexualité et la procréation
humaines parviennent à leur authenticité; dans cet amour, la souffrance
et la mort ont aussi un sens et, bien que persiste le mystère qui les entoure,
elles peuvent devenir des événements de salut; le respect de la vie exige
que la science et la technique soient toujours ordonnées à l’homme et à
son développement intégral; la société entière doit respecter, défendre
et promouvoir la dignité de toute personne humaine, à tous les moments et
en tous les états de sa vie.
82.
Pour être vraiment un peuple au service de la vie, nous devons, avec
constance et courage, proposer ce message dès la première annonce de l’Évangile,
et ensuite dans la catéchèse et dans les diverses formes de prédication,
dans le dialogue personnel et en toute démarche éducative. Aux éducateurs,
aux enseignants, aux catéchistes et aux théologiens incombe le devoir de
mettre en relief les raisons anthropologiques qui fondent et soutiennent
le respect de toute vie humaine. De cette manière, tout en faisant resplendir
la nouveauté originale de l’Évangile de la vie, nous pourrons aider tout
le monde à découvrir aussi, à la lumière de la raison et de l’expérience,
comment le message chrétien éclaire pleinement l’homme et la signification
de son être et de son existence; nous trouverons également de précieux points
de rencontre et de dialogue avec les non-croyants, nous engageant tous ensemble
à faire éclore une nouvelle culture de la vie.
Assaillis par les opinions les plus opposées,
alors que beaucoup rejettent la saine doctrine au sujet de la vie humaine,
nous sentons que s’adresse aussi à nous l’adjuration que Paul faisait à
Timothée: « Proclame la parole, insiste à temps et à contretemps, réfute,
menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d’instruire »
(2 Tm 4, 2). Cette exhortation doit trouver un écho particulièrement fort
dans le c¦ur de tous ceux qui, dans l’Église, participent plus directement,
à divers titres, à sa mission de « maîtresse » de la vérité. Elle doit nous
concerner d’abord, nous, les Évêques: à nous les premiers, il est demandé
de nous faire les messagers infatigables de l’Évangile de la vie; nous avons
aussi le devoir de veiller sur la transmission intègre et fidèle de l’enseignement
repris dans cette Encyclique et de prendre les mesures les plus opportunes
pour que les fidèles soient préservés de toute doctrine qui lui serait contraire.
Nous devons être particulièrement attentifs à ce que, dans les facultés
de théologie, dans les séminaires et dans les diverses institutions catholiques,
soit diffusée, expliquée et approfondie la connaissance de la saine doctrine.106
L’exhortation de Paul doit être entendue également par tous les théologiens,
par les pasteurs et par tous ceux qui ont une mission d’enseignement, de
catéchèse et de formation des consciences: pénétrés du rôle qu’ils ont à
remplir, ils ne prendront jamais la grave responsabilité de trahir la vérité
et leur propre mission en exposant des idées personnelles contraires à l’Évangile
de la vie que le Magistère redit et interprète fidèlement.
Dans l’annonce de cet Évangile, nous ne
devons pas craindre l’hostilité ou l’impopularité, refusant tout compromis
et toute ambiguïté qui nous conformeraient à la mentalité de ce monde (cf.
Rm 12, 2). Nous devons être dans le monde mais non pas du monde (cf. Jn
15, 19; 17, 16), avec la force qui nous vient du Christ, vainqueur du monde
par sa mort et sa résurrection (cf. Jn 16, 33).
« Je te rends grâce pour tant de prodiges
» (Ps 139138, 14): célébrer l’Évangile de la vie
83.
Envoyés dans le monde comme « peuple pour la vie », notre annonce
doit aussi devenir une véritable célébration de l’Évangile de la vie. Plus
encore, cette célébration, avec la puissance évocatrice de ses gestes, de
ses symboles et de ses rites, est appelée à devenir le lieu propre et significatif
de la transmission de la beauté et de la grandeur de cet Évangile.
À cette fin, il est urgent avant tout d’entretenir
en nous et chez les autres, un regard contemplatif.107 Ce regard naît de
la foi dans le Dieu de la vie, qui a créé tout homme en le faisant comme
un prodige (cf. Ps 139138, 14). C’est le regard de celui qui voit la vie
dans sa profondeur, en en saisissant les dimensions de gratuité, de beauté,
d’appel à la liberté et à la responsabilité. C’est le regard de celui qui
ne prétend pas se faire le maître de la réalité, mais qui l’accueille comme
un don, découvrant en toute chose le reflet du Créateur et en toute personne
son image vivante (cf. Gn 1, 27; Ps 8, 6). Ce regard ne se laisse pas aller
à manquer de confiance devant celui qui est malade, souffrant, marginalisé
ou au seuil de la mort; mais il se laisse interpeller par toutes ces situations,
pour aller à la recherche d’un sens et, en ces occasions, il est disposé
à percevoir dans le visage de toute personne une invitation à la rencontre,
au dia- logue, à la solidarité.
L’âme saisie d’un religieux émerveillement,
il est temps que nous ayons tous ce regard pour être de nouveau en mesure
de vénérer et d’honorer tout homme, comme Paul VI nous invitait à le faire
dans un de ses messages de Noël.108 Stimulé par ce regard contemplatif,
le peuple nouveau des rachetés ne peut pas ne pas éclater en hymnes de joie,
de louange et de reconnaissance pour le don inestimable de la vie, pour
le mystère de l’appel de tout homme à participer dans le Christ à la vie
de la grâce et à une existence de communion sans fin avec Dieu Créateur
et Père.
84.
Célébrer l’Évangile de la vie signifie célébrer le Dieu de la vie,
le Dieu qui donne la vie: « Nous devons célébrer la Vie éternelle, d’où
procède toute autre forme de vie. C’est d’elle que reçoit la vie, suivant
ses capacités, tout être qui, en quelque manière, participe à la vie. Cette
Vie divine, qui est au-dessus de toute forme de vie, vivifie et conserve
la vie. Toute forme de vie et tout mouvement vital procèdent de cette Vie
qui transcende toute vie et tout principe de vie. Les âmes lui doivent leur
incorruptibilité; c’est par elle également que vivent tous les animaux et
toutes les plantes, qui en reçoivent la plus petite étincelle. Aux hommes,
êtres faits d’esprit et de matière, la Vie donne la vie. Et s’il nous arrive
de l’abandonner, alors la Vie nous convertit et nous rappelle à elle par
la surabondance de son amour pour l’homme. Bien plus, elle nous promet de
nous conduire, corps et âmes, à la vie parfaite, à l’immortalité. C’est
trop peu de dire que cette Vie est vivante: elle est Principe de vie, Cause
et Source unique de vie. Tout être vivant doit la contempler et la louer:
c’est la Vie qui donne la vie en abondance ».109
Nous aussi, comme le Psalmiste, dans la
prière quotidienne, individuelle et communautaire, nous louons et nous bénissons
Dieu notre Père, qui nous a tissés dans le sein maternel et qui nous a vus
et aimés lorsque nous étions encore inachevés (cf. Ps 139138, 13.15-16),
et nous nous exclamons avec une joie débordante: « Je te rends grâce pour
tant de prodiges: merveille que je suis, merveille que tes ¦uvres » (Ps
139138, 14). Oui, « cette vie mortelle, malgré ses tourments, ses mystères
obscurs, ses souffrances, son inévitable caducité, est une réalité merveilleuse,
un prodige toujours nouveau et émouvant, un événement digne d’être chanté
et d’être glorifié dans la joie ».110 En outre, l’homme et sa vie ne nous
apparaissent pas seulement comme un des plus grands prodiges de la création:
Dieu a conféré à l’homme une dignité quasi divine (cf. Ps 8, 6-7). En tout
enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt, nous reconnaissons
l’image de la gloire de Dieu: nous célébrons cette gloire en tout homme,
signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ.
Nous sommes appelés à exprimer notre émerveillement
et notre gratitude pour la vie reçue en don et à accueillir, apprécier et
communiquer l’Évangile de la vie non seulement dans la prière personnelle
et communautaire, mais surtout dans les célébrations de l’année liturgique.
Il faut mentionner ici en particulier lesSacrements, signes efficaces de
la présence et de l’action salvifique du Seigneur Jésus dans l’existence
chrétienne: ils rendent les hommes participants de la vie divine, en leur
assurant l’énergie spirituelle nécessaire pour saisir en toute vérité le
sens de la vie, de la souffrance et de la mort. Grâce à une authentique
redécouverte de la signification des rites et à leur juste mise en valeur,
les célébrations liturgiques, surtout les célébrations des sacrements, seront
toujours plus en mesure d’exprimer toute la vérité sur la naissance, la
vie, la souffrance et la mort, en aidant à les vivre comme une participation
au mystère pascal du Christ mort et ressuscité.
85.
Dans la célébration de l’Évangile de la vie, il faut savoir apprécier
et mettre en valeur aussi les gestes et les symboles qui abondent dans les
diverses traditions et dans les coutumes culturelles et popu- laires. Ce
sont des moments et des formes de rencontre à travers lesquels se manifestent,
dans les différents pays et les différentes cultures, la joie de la vie
qui commence, le respect et la défense de toute existence humaine, l’attention
à celui qui souffre ou qui est dans le besoin, la proximité à l’égard du
vieillard ou du mourant, le partage de la douleur de ceux qui sont en deuil,
l’espérance et le désir de l’immortalité.
Dans cette perspective, accueillant également
la suggestion présentée par les Cardinaux au Consistoire de 1991, je propose
que soit célébrée tous les ans dans les différents pays une Journée pour
la Vie, comme cela se fait déjà à l’initiative de certaines Conférences
épiscopales. Il est nécessaire que cette Journée soit préparée et célébrée
avec la participation active de toutes les composantes de l’Église locale.
Son but fondamental est de susciter dans les consciences, dans les familles,
dans l’Église et dans la société civile la reconnaissance du sens et de
la valeur de la vie humaine à toutes ses étapes et dans toutes ses conditions,
en attirant spécialement l’attention sur la gravité de l’avortement et de
l’euthanasie, sans pour autant négliger les autres moments et les autres
aspects de la vie, qui méritent d’être pris attentivement en considération
dans chaque cas, selon ce que suggérera l’évolution de la situation.
86.
Dans l’esprit du culte spirituel agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1),
la célébration de l’Évangile de la vie demande à être réalisée surtout dans
l’existence quotidienne, vécue dans l’amour d’autrui et dans le don de soi.
C’est toute notre existence qui se fera ainsi accueil authentique et responsable
du don de la vie et louange sincère et reconnaissante de Dieu qui nous a
fait ce don. C’est ce qui se passe déjà dans tant de gestes d’offrande,
souvent humble et cachée, accomplis par des hommes et des femmes, des enfants
et des adultes, des jeunes et des anciens, des malades et des bien portants.
C’est dans un tel contexte, riche d’humanité
et d’amour, que prennent aussi naissance les gestes héroïques. Ceux-ci sont
la célébration la plus solennelle de l’Évangile de la vie, parce qu’ils
le pro- clament par le don total de soi; ils sont la lumineuse manifestation
du degré d’amour le plus élevé: donner sa vie pour la personne qu’on aime
(cf. Jn 15, 13); ils sont la participation au mystère de la Croix, sur laquelle
Jésus révèle tout le prix qu’a pour lui la vie de tout homme et comment
cette vie se réalise pleinement dans le don total de soi. Au-delà des actions
d’éclat, il y a l’héroïsme au quotidien, fait de petits ou de grands gestes
de partage qui enrichissent une authentique culture de la vie. Parmi ces
gestes, il faut particulièrement apprécier le don d’organes, accompli sous
une forme éthiquement acceptable, qui permet à des malades parfois privés
d’espoir de nouvelles pers- pectives de santé et même de vie.
À cet héroïsme du quotidien appartient le
témoignage silencieux, mais combien fécond et éloquent, de « toutes les
mères courageuses qui se consacrent sans réserve à leur famille, qui souffrent
en donnant le jour à leurs enfants, et sont ensuite prêtes à supporter toutes
les fatigues, à affronter tous les sacrifices, pour leur transmettre ce
qu’elles possèdent de meilleur en elles ».111 Dans l’accomplissement de
leur mission, « ces mères héroïques ne trouvent pas toujours un soutien
dans leur entourage. Au contraire, les modèles de civilisation, souvent
promus et diffusés par les moyens de communication sociale, ne favorisent
pas la maternité. Au nom du progrès et de la modernité, on présente comme
désormais dépassées les valeurs de la fidélité, de la chasteté et du sacrifice
qu’ont illustrées et continuent à illustrer une foule d’épouses et de mères
chrétiennes... Nous vous remercions, mères héroïques, pour votre amour invincible!
Nous vous remercions pour la confiance intrépide placée en Dieu et en son
amour. Nous vous remercions pour le sacrifice de votre vie... Dans le mystère
pascal, le Christ vous rend le don que vous avez fait. Il a en effet le
pouvoir de vous rendre la vie que vous lui avez apportée en offrande ».112
« À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu’un
dise: « J’ai la foi », s’il n’a pas les ¦uvres? » (Jc 2, 14):
servir l’Évangile de la vie
87.
En vertu de la participation à la mission royale du Christ, le soutien
et la promotion de la vie humaine doivent se faire par le service de la
charité, qui se traduit dans le témoignage personnel, dans les diverses
formes de bénévolat, dans l’animation sociale et dans l’engagement politique.
Il s’agit là d’une exigence particulièrement pressante à l’heure actuelle,
où la « culture de la mort » s’oppose si fortement à la « culture de la
vie », et semble souvent l’emporter. Mais avant cela, il s’agit d’une exigence
qui naît de la « foi opérant par la charité » (Ga 5, 6), comme nous en avertit
la Lettre de Jacques: « À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu’un dise:
« J’ai la foi », s’il n’a pas les ¦uvres? La foi peut-elle le
sauver? Si un frère ou une s¦ur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture
quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise: « Allez en paix, chauffez-vous,
rassasiez- vous », sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps,
à quoi cela sert-il? Ainsi en est-il de la foi: si elle n’a pas les ¦uvres,
elle est tout à fait morte » (2, 14-17).
Dans le service de la charité, il y a un
état d’esprit qui doit nous animer et nous distinguer: nous devons prendre
soin de l’autre en tant que personne confiée par Dieu à notre responsabilité.
Comme disciples de Jésus, nous sommes appelés à nous faire le prochain de
tout homme (cf. Lc 10, 29-37), avec une préférence marquée pour qui est
le plus pauvre, le plus seul et le plus dans le besoin. C’est en aidant
celui qui a faim ou soif, l’étranger, celui qui est nu, malade ou en prison ; comme aussi l’enfant à naître, le vieillard qui souffre ou se
trouve aux portes de la mort ; qu’il
nous est donné de servir Jésus, comme Lui-même l’a déclaré: « Dans la mesure
où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi
que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). C’est pourquoi nous ne pouvons pas ne
pas nous sentir interpellés et jugés par ces paroles toujours actuelles
de saint Jean Chrysostome: « Tu veux honorer le Corps du Christ? Ne le méprise
pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici, dans l’église, par des tissus
de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de
vêtements ».113
Le service de la charité à l’égard de la
vie doit être profondément unifié: il ne peut tolérer ce qui est unilatéral
ou discriminatoire, parce que la vie humaine est sacrée et inviolable dans
toutes ses étapes et en toute situation; elle est un bien indivisible. Il
s’agit donc de « prendre soin » de toute la vie et de la vie de tous. Ou
plutôt, plus profondément encore, il s’agit d’aller jusqu’aux racines mêmes
de la vie et de l’amour.
C’est justement à partir d’un amour profond
pour tout homme et toute femme que s’est développée au cours des siècles
une histoire extraordinaire de la charité, qui a introduit dans la vie ecclésiale
et civile de nombreuses institutions mises au service de la vie qui suscitent
l’admiration de tout observateur non prévenu. C’est une histoire que chaque
communauté chrétienne doit continuer à écrire par une action pastorale et
sociale multiple, avec un sens renouvelé de la responsabilité. À cette fin,
on doit mettre en ¦uvre des formes raisonnables et efficaces d’accompagnement
de la vie naissante, en étant spécialement proche des mères qui, même sans
le soutien du père, ne craignent pas de mettre au monde leur enfant et de
l’élever. On prendra le même soin de la vie dans la marginalité ou dans
la souffrance, spécialement dans les phases terminales.
88.
Tout cela comporte une action éducative patiente et courageuse qui
incite chacun à porter les fardeaux des autres (cf. Ga 6, 2); cela requiert
une promotion soutenue des vocations au service, en particulier chez les
jeunes; cela implique la réalisation d’initiatives et de projets concrets,
stables et inspirés par l’Évangile.
Il y a beaucoup de moyens à mettre en valeur
avec compétence et sérieux dans l’engagement. En ce qui concerne les débuts
de la vie, les centres pour les méthodes naturelles de régulation de la
fertilité sont à promouvoir comme des appuis solides à la paternité et à
la maternité responsables, par lesquelles toute personne, à commencer par
l’enfant, est reconnue et respectée pour elle-même et tout choix est motivé
et guidé à l’aune du don total de soi. Les conseillers conjugaux et familiaux,
par leur action spécifique de conseil et de prévention, déployée à la lumière
d’une anthropologie en harmonie avec la conception chrétienne de la personne,
du couple et de la sexualité, constituent aussi des auxiliaires précieux
pour redécouvrir le sens de l’amour et de la vie, et pour soutenir et accompagner
chaque famille dans sa mission de « sanctuaire de la vie ». Les centres
d’aide à la vie et les maisons ou centres d’accueil de la vie se mettent
aussi au service de la vie naissante. Par leur action, de nombreuses mères
célibataires et de nombreux couples en difficulté retrouvent des raisons
de vivre et des convictions en obtenant aide et soutien pour surmonter leurs
difficultés et leurs craintes devant l’accueil d’une vie à naître ou à peine
venue au monde.
Face à des situations de gêne, de déviance,
de maladie et de marginalité, d’autres structures comme les communautés
de réhabilitation des toxicomanes, les communautés d’hébergement de mineurs
ou de malades mentaux, les centres de soin et d’accueil des malades du SIDA,
les associations de solidarité surtout pour les personnes handicapées sont
une expression éloquente de ce que la charité sait inventer pour donner
à chacun de nouvelles raisons d’espérer et des possibilités concrètes de
vivre.
Enfin, quand l’existence terrestre arrive
à son terme, c’est encore à la charité de trouver les modalités les plus
adaptées pour que les personnes âgées, spécialement si elles sont dépendantes,
et les malades en phase terminale puissent bénéficier d’une assistance vraiment
humaine et recevoir les réponses qui conviennent à leurs besoins, en particulier
en ce qui concerne leurs angoisses et leur solitude. Dans ces cas, le rôle
des familles est irremplaçable; mais les familles peuvent trouver un appui
considérable dans les structures sociales d’assistance et, quand c’est nécessaire,
dans le recours aux soins palliatifs, en faisant appel aux services sanitaires
et sociaux appropriés qui exercent leur activité dans des centres de séjour
ou de soins publics ou à domicile.
En particulier, on doit reconsidérer le
rôle des hôpitaux, des cliniques et des maisons de soin: leur véritable
identité n’est pas seulement celle d’institutions où l’on s’occupe des malades
ou des mourants, mais avant tout celle de milieux où la douleur, la souffrance
et la mort sont reconnues et interprétées dans leur sens proprement humain
et spécifiquement chrétiens. D’une façon spéciale, cette identité doit apparaître
clairement et efficacement dans les instituts dépendant de religieux ou
liés en quelque autre manière à l’Église.
89.
Ces structures et ces lieux de service de la vie, ainsi que toutes
les autres initiatives de soutien et de solidarité que les circonstances
pourront suggérer dans chaque cas, ont besoin d’être animés par des personnes
généreusement disponibles et profondément conscientes de l’importance de
l’Évangile de la vie pour le bien des individus et de la société.
Une responsabilité spécifique est confiée
au personnel de santé: médecins, pharmaciens, infirmiers et infirmières,
aumôniers, religieux et religieuses, administrateurs et bénévoles. Leurs
professions en font des gardiens et des serviteurs de la vie humaine. Dans
le contexte culturel et social actuel, où la science et l’art médical risquent
de faire oublier leur dimension éthique naturelle, ils peuvent être parfois
fortement tentés de se transformer en agents de manipulation de la vie ou
même en artisans de mort. Face à cette tentation, leur responsabilité est
aujourd’hui considérablement accrue; elle puise son inspiration la plus
profonde et trouve son soutien le plus puissant justement dans la dimension
éthique des professions de santé, dimension qui leur est intrinsèque et
qu’on ne peut négliger, comme le reconnaissait déjà l’antique serment d’Hippocrate,
toujours actuel, qui demande à tout médecin de s’engager à respecter absolument
la vie humaine et son caractère sacré.
Le respect absolu de toute vie humaine innocente
exige aussi l’exercice de l’objection de conscience face à l’avortement
provoqué et à l’euthanasie. « Faire mourir » ne peut jamais être considéré
comme un soin médical, même si l’intention était seulement de répondre à
une demande du patient: c’est au contraire la négation des professions de
santé, qui se définissent comme un « oui » passionné et tenace à la vie.
La recherche biomédicale elle-même, domaine fascinant et annonciateur de
grands bienfaits nouveaux pour l’humanité, doit toujours refuser des expérimentations,
des re- cherches ou des applications qui, niant la dignité inviolable de
l’être humain, cessent d’être au service des hommes et se transforment en
réalités qui les oppriment tout en paraissant leur venir en aide.
90.
Les personnes engagées dans le bénévolat sont appelées à jouer un
rôle spécifique: elles apportent une contribution précieuse au service de
la vie quand elles allient compétence professionnelle et amour généreux
et gratuit. L’Évangile de la vie les pousse à élever leurs sentiments de
simple philanthropie à la hauteur de la charité du Christ; à reconquérir
chaque jour, dans le labeur et la fatigue, la conscience de la dignité de
tout homme; à aller à la découverte des besoins des personnes en ouvrant,
s’il le faut, de nouvelles voies là où le besoin se fait le plus urgent
et là où l’attention et le soutien sont les plus déficients.
Le réalisme tenace de la charité exige que
l’on propage l’Évangile de la vie également par des types d’animation sociale
et d’engagement politique, où l’on défende et où l’on mette en avant la
valeur de la vie dans nos sociétés toujours plus marquées par la complexité
et le pluralisme. Individus, fa- milles, groupes, entités associatives ont,
à des titres et selon des modes divers, une responsabilité dans l’animation
sociale et dans l’élaboration de projets culturels, économiques, politiques
et législatifs qui contribuent, dans le respect de tous et selon la logique
de la vie sociale démocratique, à édifier une société dans laquelle la dignité
de chaque personne soit reconnue et protégée, et la vie de tous défendue
et promue.
Cette tâche repose en particulier sur les
responsables de la vie publique. Appelés à servir l’homme et le bien commun,
ils ont le devoir de faire des choix courageux en faveur de la vie, surtout
dans le domaine des dispositions législatives. Dans un régime démocratique,
où les lois et les décisions sont déterminées sur la base d’un large consensus,
le sens de la responsabilité personnelle peut se trouver atténué dans la
conscience des personnes qui ont une part d’autorité. Mais on ne peut jamais
abdiquer cette responsabilité, surtout quand on a reçu un mandat législatif
ou impliquant des décisions, mandat qui appelle à répondre devant Dieu,
devant sa conscience et devant la société tout entière de choix éventuellement
contraires au bien commun authentique. Si les lois ne sont pas le seul moyen
de défendre la vie humaine, elles jouent cependant un rôle de grande importance
et parfois déterminant dans la formation des mentalités et des habitudes.
Je répète encore une fois qu’une norme qui viole le droit naturel d’un innocent
à la vie est injuste et que, comme telle, elle ne peut avoir force de loi.
Aussi, je renouvelle avec vigueur mon appel à tous les hommes politiques
afin qu’ils ne promulguent pas de lois qui, méconnaissant la dignité de
la personne, minent à la racine la vie même de la société civile.
L’Église sait que, dans le contexte de démocraties
pluralistes, en raison de la présence de courants culturels forts de tendances
différentes, il est difficile de réaliser efficacement une défense légale
de la vie. Toutefois, mue par la certitude que la vérité morale ne peut
pas rester sans écho dans l’intime des consciences, elle encourage les hommes
politiques, à commencer par ceux qui sont chrétiens, à ne pas se résigner
et à faire les choix qui, compte tenu des possibilités concrètes, conduisent
à rétablir un ordre juste dans l’affirmation et la promotion de la valeur
de la vie. Dans cette perspective, il faut noter qu’il ne suffit pas d’éliminer
les lois iniques. Il faut combattre les causes qui favorisent des attentats
contre la vie, surtout en assurant à la famille et à la maternité le soutien
qui leur est dû: la politique familiale doit être le pivot et le moteur
de toutes les politiques sociales. C’est pourquoi il faut lancer des initiatives
sociales et législatives capables de garantir des conditions de liberté
authentique dans les choix concernant la paternité et la maternité; en outre,
il est nécessaire de revoir la conception des poli- tiques du travail, de
la vie urbaine, du logement et des services, afin que l’on puisse concilier
le temps du travail et le temps réservé à la famille, et qu’il soit effectivement
possible de s’occuper de ses enfants et des personnes âgées.
91.
Les problèmes démographiques constituent aujourd’hui un aspect important
de la politique pour la vie. Les pouvoirs publics ont certes la responsabilité
de prendre des initiatives « pour orienter la démographie de la population
»; 114 mais ces initiatives doivent toujours présupposer et respecter la
responsabilité première et inaliénable des époux et des familles; elles
ne peuvent inclure le recours à des méthodes non respectueuses de la personne
et de ses droits fondamentaux, à commencer par le droit à la vie de tout
être humain innocent. Il est donc moralement inaccep- table que, pour la
régulation des naissances, on encourage ou on aille jusqu’à imposer l’usage
de moyens comme la contraception, la stérilisation et l’avortement.
Il y a bien d’autres façons de résoudre
le problème démographique: les gouvernements et les diverses institutions
internationales doivent tendre avant tout à la création de conditions économiques,
sociales, médicales, sanitaires et culturelles qui permettent aux époux
de faire leurs choix dans le domaine de la procréation en toute liberté
et avec une vraie responsabilité; ils doivent ensuite s’efforcer d’« augmenter
les moyens et de distribuer avec une plus grande justice la richesse pour
que tous puissent participer équitablement aux biens de la création. Il
faut trouver des solutions au niveau mondial, en instaurant une véritable
économie de communion et de participation aux biens, tant dans l’ordre international
que national ».115 C’est la seule voie qui respecte la dignité des personnes
et des familles, ainsi que l’authentique patrimoine culturel des peuples.
Le service de l’Évangile de la vie est donc
vaste et complexe. Il nous apparaît toujours plus comme un cadre appréciable,
favorable à une collaboration concrète avec les frères d’autres Églises
et d’autres Communautés ecclésiales, dans la ligne de l’¦cuménisme des ¦uvres
que le Concile Vatican II a encouragé avec autorité.116 En outre, le service
de l’Évangile de la vie se présente comme un espace providentiel pour le
dialogue et la collaboration avec les croyants d’autres religions et avec
tous les hommes de bonne volonté: la défense et la promotion de la vie ne
sont le monopole de personne mais bien le devoir et la responsabilité de
tous. Le défi auquel nous devons faire face, à la veille du troisième millénaire,
est ardu: seule la coopération harmonieuse de tous ceux qui croient dans
la valeur de la vie pourra éviter un échec de la civilisation, aux conséquences
imprévisibles.
« Des fils, voilà ce que donne le Seigneur,
récompense, que le fruit des entrailles » (Ps 127126, 3): la famille « sanctuaire
de la vie »
92.
À l’intérieur du « peuple de la vie et pour la vie », la responsabilité
de la famille est déterminante: c’est une responsabilité qui résulte de
sa nature même ; qui consiste à
être une communauté de vie et d’amour, fondée sur le mariage ; et de sa mission de « garder, de révéler et de communiquer l’amour
».117 Il s’agit précisément de l’amour même de Dieu, dont les parents sont
faits les coopérateurs et comme les interprètes dans la transmission de
la vie et dans l’éducation, suivant le projet du Père.118 C’est donc un
amour qui se fait gratuité, accueil, don: dans la famille, chacun est reconnu,
respecté et honoré parce qu’il est une personne, et, si quelqu’un a davantage
de besoins, l’attention et les soins qui lui sont portés se font plus intenses.
La famille a un rôle a jouer tout au long
de l’existence de ses membres, de la naissance à la mort. Elle est véritablement
« le sanctuaire de la vie..., le lieu où la vie, don de Dieu, peut être
convenablement accueillie et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles
elle est exposée, le lieu où elle peut se développer suivant les exigences
d’une croissance humaine authentique ».119 C’est pourquoi le rôle de la
famille est déterminant et irremplaçable pour bâtir la culture de la vie.
Comme Église domestique, la famille a vocation
d’annoncer, de célébrer et de servir l’Évangile de la vie. C’est une mission
qui concerne avant tout les époux, appelés à transmettre la vie, en se fondant
sur une conscience sans cesse renouvelée du sens de la génération, en tant
qu’événement privilégié dans lequel est manifesté le fait que la vie humaine
est un don reçu pour être à son tour donné. Dans la procréation d’une vie
nouvelle, les parents se rendent compte que l’enfant, « s’il est le fruit
de leur don réciproque d’amour devient, à son tour, un don pour tous les
deux: un don qui jaillit du don! ».120
C’est surtout par l’éducation des enfants
que la famille remplit sa mission d’annoncer l’Évangile de la vie. Par la
parole et par l’exemple, dans les rapports et les choix quotidiens, et par
leurs gestes et leurs signes concrets, les parents initient leurs enfants
à la liberté authentique qui s’exerce dans le don total de soi et ils cultivent
en eux le respect d’autrui, le sens de la justice, l’accueil bienveillant,
le dialogue, le service généreux, la solidarité et toutes les autres valeurs
qui aident à vivre la vie comme un don. L’action éducative des parents chrétiens
doit servir la foi des enfants et les aider à répondre à la vocation qu’ils
reçoivent de Dieu. Il entre aussi dans la mission éducative des parents
d’enseigner à leurs enfants le vrai sens de la souffrance et de la mort,
et d’en témoigner auprès d’eux: ils le pourront s’ils savent être attentifs
à toutes les souffrances qu’ils rencontrent autour d’eux et, avant tout,
s’ils savent, dans leur milieu familial, se montrer concrètement proches
des malades et des personnes âgées, les assister et partager avec eux.
93.
En outre, la famille célèbre l’Évangile de la vie par la prière quotidienne,
personnelle et familiale: dans la prière, elle loue et remercie le Seigneur
pour le don de la vie, et elle invoque lumière et force pour affronter les
moments de difficulté et de souffrance, sans jamais perdre l’espérance.
Mais la célébration qui donne son sens à toute autre forme de prière et
de culte, c’est celle qui s’exprime dans l’existence quotidienne même de
la famille, si elle est faite d’amour et de don de soi.
La célébration devient ainsi service de
l’Évan- gile de la vie, qui s’exprime par la solidarité, vécue dans la famille
et autour d’elle comme une attention délicate, éveillée et bienveillante
dans les petites et les humbles actions de chaque jour. La solidarité s’exprime
d’une manière particulière lorsque les familles sont disponibles pour adopter
ou se voir confier des enfants abandonnés par leurs parents ou se trouvant
dans des situations graves. L’amour paternel et maternel véritable sait
aller au-delà des liens de la chair et du sang et accueillir aussi des enfants
d’autres familles, leur apportant tout ce qui leur est nécessaire pour vivre
et s’épanouir pleinement. Parmi les formes d’adoption, l’adoption à distance
(parrainage) mérite d’être proposée, de préférence dans les cas où l’abandon
a pour seul motif les conditions de grande pauvreté de la famille. Ce mode
d’adoption permet en effet d’offrir aux parents l’aide nécessaire pour entretenir
et pour éduquer leurs enfants, sans devoir les arracher à leur milieu naturel.
Comprise comme « la détermination ferme
et persévérante de travailler pour le bien commun »,121 la solidarité demande
à être pratiquée également dans des modes de participation à la vie sociale
et politique. Par conséquent, le service de l’Évangile de la vie suppose
que les familles, spécialement par leur participation à des associations,
s’emploient à obtenir que les lois et les institutions de l’État ne lèsent
en aucune façon le droit à la vie, de la conception à la mort naturelle,
mais le défendent et le soutiennent.
94.
On doit accorder aux personnes âgées une place particulière. Dans
certaines cultures, la personne plus avancée en âge demeure intégrée dans
la famille avec un rôle actif important, mais dans d’autres cultures, le
vieillard est considéré comme un poids inutile et on l’abandonne à lui-même:
dans ce genre de situation, la tentation de recourir à l’euthanasie peut
se présenter plus facilement.
La marginalisation ou même le rejet des
personnes âgées sont intolérables. Leur présence en famille, ou du moins
la présence proche de la famille lorsque l’étroitesse des logements ou d’autres
motifs ne laissent pas d’autre solution, sont d’une importance essentielle
pour créer un climat d’échange mutuel et de communication enrichissante
entre les différentes générations. Il importe donc que l’on maintienne une
sorte de « pacte » entre les générations, ou qu’on le rétablisse quand il
a disparu, afin que les parents âgés, parvenus au terme de leur route, puissent
trouver chez leurs enfants l’accueil et la solidarité qu’ils ont eux- même
pratiqués envers eux à leur entrée dans la vie: c’est là une exigence du
commandement divin d’honorer son père et sa mère (cf. Ex 20, 12; Lv 19,
3). Mais il y a plus. La personne âgée n’est pas seulement à considérer
comme l’objet d’une attention proche et serviable. Elle a pour sa part une
contribution précieuse à apporter à l’Évangile de la vie. Grâce au riche
patrimoine d’expérience acquise au long des années, elle peut et elle doit
transmettre la sagesse, rendre témoignage de l’espérance et de la charité.
S’il est vrai que « l’avenir de l’humanité
passe par la famille »,122 on doit reconnaître qu’actuellement les conditions
sociales, économiques et culturelles rendent souvent plus difficile et plus
laborieux l’engagement de la famille à être au service de la vie. Pour qu’elle
puisse répondre à sa vocation de « sanctuaire de la vie », comme cellule
d’une société qui aime et accueille la vie, il est nécessaire et urgent
que la famille elle-même soit aidée et soutenue. Les sociétés et les États
doivent assurer tout le soutien nécessaire, y compris sur le plan économique,
pour que les familles puissent faire face à leurs problèmes de la manière
la plus humaine. Pour sa part, l’Église doit promouvoir inlassablement une
pastorale familiale capable d’amener chaque famille à redécouvrir sa mission
à l’égard de l’Évangile de la vie et de la vivre avec courage et avec joie.
« Conduisez-vous en enfants de lumière »
(Ep 5, 8): réaliser un tournant culturel
95.
« Conduisez-vous en enfants de lumière... Discernez ce qui plaît
au Seigneur, et ne prenez aucune part aux ¦uvres stériles des ténèbres »
(Ep 5, 8.10-11). Dans la situation sociale actuelle, marquée par un affrontement
dramatique entre la « culture de la vie » et la « culture de la mort »,
il faut développer un sens critique aigu, permettant de discerner les vraies
valeurs et les besoins authentiques.
Il est urgent de se livrer à une mobilisation
générale des consciences et à un effort commun d’ordre éthique, pour mettre
en ¦uvre une grande stratégie pour le service de la vie. Nous devons construire
tous ensemble une nouvelle culture de la vie: nouvelle, parce qu’elle sera
en mesure d’aborder et de résoudre les problèmes inédits posés aujourd’hui
au sujet de la vie de l’homme; nouvelle, parce qu’elle sera adoptée avec
une conviction forte et active par tous les chrétiens; nouvelle, parce qu’elle
sera capable de susciter un débat culturel sérieux et courageux avec tous.
L’urgence de ce tournant culturel tient à la situation historique que nous
traversons, mais elle provient surtout de la mission même d’évangélisation
qui est celle de l’Église. En effet, l’Évangile vise à « transformer du
dedans, à rendre neuve l’humanité elle-même »; 123 il est comme le levain
qui fait lever toute la pâte (cf. Mt 13, 33) et, comme tel, il est destiné
à imprégner toutes les cultures et à les animer de l’intérieur,124 afin
qu’elles expriment la vérité tout entière sur l’homme et sur sa vie.
On doit commencer par renouveler la culture
de la vie à l’intérieur des communautés chrétiennes elles-mêmes. Les croyants,
même ceux qui par- ticipent activement à la vie ecclésiale, tombent trop
souvent dans une sorte de dissociation entre la foi chrétienne et ses exigences
éthiques à l’égard de la vie, en arrivant ainsi au subjectivisme moral et
à certains comportements inacceptables. Il faut alors nous interroger, avec
beaucoup de lucidité et de courage, sur la nature de la culture de la vie
répandue aujourd’hui parmi les chrétiens, les familles, les groupes et les
communautés de nos diocèses. Avec la même clarté et la même résolution,
nous devons déterminer les actes que nous sommes appelés à accomplir pour
servir la vie dans la plénitude de sa vérité. En même temps, il nous faut
conduire un débat sérieux et approfondi avec tous, y compris avec les non-croyants,
sur les problèmes fondamentaux de la vie humaine, dans les lieux où s’élabore
la pensée, comme dans les divers milieux professionnels et là où se déroule
l’existence quotidienne de chacun.
96.
La première action fondamentale à mener pour parvenir à ce tournant
culturel est la formation de la conscience morale au sujet de la valeur
incommensurable et inviolable de toute vie humaine. Il est d’une suprême
importance de redécouvrir le lien inséparable entre la vie et la liberté.
Ce sont des biens indissociables: quand l’un de ces biens est lésé, l’autre
finit par l’être aussi. Il n’y a pas de liberté véritable là où la vie n’est
pas accueillie ni aimée; et il n’y a pas de vie en plénitude sinon dans
la liberté. Ces deux réalités ont enfin un point de référence premier et
spécifique qui les relie indissolublement: la vocation à l’amour. Cet amour,
comme don total de soi,125 représente le sens le plus authentique de la
vie et de la liberté de la personne.
Pour la formation de la conscience, la redécouverte
du lien constitutif qui unit la liberté à la vérité n’est pas moins déterminante.
Comme je l’ai dit bien des fois, séparer radicalement la liberté de la vérité
objective empêche d’établir les droits de la personne sur une base rationnelle
solide, et cela ouvre dans la société la voie au risque de l’arbitraire
ingouvernable des individus ou au totalitarisme mortifère des pouvoirs publics.126
Il est essentiel, ensuite, que l’homme reconnaisse
l’évidence originelle de sa condition de créature, qui reçoit de Dieu l’être
et la vie comme un don et une tâche: c’est seulement en acceptant sa dépendance
première dans l’être que l’homme peut réaliser la plénitude de sa vie et
de sa liberté, et en même temps respecter intégralement la vie et la liberté
de toute autre personne. On découvre ici surtout que « au centre de toute
culture se trouve l’attitude que l’homme prend devant le mystère le plus
grand, le mystère de Dieu ».127 Quand Dieu est nié et quand on vit comme
s’Il n’existait pas, ou du moins sans tenir compte de ses commandements,
on finit vite par nier ou par compromettre la dignité de la personne humaine
et l’inviolabilité de sa vie.
97.
À la formation de la conscience, se rattache étroitementl’action
éducative, qui aide l’homme à être toujours plus homme, qui l’introduit
toujours plus avant dans la vérité, qui l’oriente vers un respect croissant
de la vie, qui le forme à entretenir avec les personnes de justes relations.
Il est en particulier nécessaire d’éduquer
à la valeur de la vie, en commençant par ses propres ra- cines. Il serait
illusoire de penser que l’on puisse construire une vraie culture de la vie
humaine sans aider les jeunes à comprendre et à vivre la sexualité, l’amour
et toute l’existence, en en reconnaissant le sens réel et l’étroite interdépendance.
La sexualité, richesse de toute la personne, « manifeste sa signification
intime en portant... au don de soi dans l’amour ».128 La banalisation de
la sexualité figure parmi les principaux facteurs qui sont à l’origine du
mépris pour la vie naissante: seul un amour véritable sait préserver la
vie. On ne peut donc se dispenser de proposer, surtout aux adolescents et
aux jeunes, une authentique éducation à la sexualité et à l’amour, une éducation
comprenant la formation à la chasteté, vertu qui favorise la maturité de
la personne et la rend capable de respecter le sens « sponsal » du corps.
La démarche de l’éducation à la vie comporte
la formation des époux à la procréation responsable. Dans sa portée réelle,
celle-ci suppose que les époux se soumettent à l’appel du Seigneur et agissent
en interprètes fidèles de sa volonté: il en est ainsi quand ils ouvrent
généreusement leur famille à de nouvelles vies, demeurant de toute manière
dans une attitude d’ouverture et de service à l’égard de la vie, même lorsque,
pour des motifs sérieux et dans le respect de la loi morale, les époux choisissent
d’éviter une nouvelle grossesse, temporairement ou pour un temps indéterminé.
La loi morale les oblige en tout cas à maîtriser les tendances de leurs
instincts et de leurs passions et à respecter les lois biologiques inscrites
dans leurs personnes. C’est précisément cette attitude qui rend légitime,
pour aider l’exercice de la responsabilité dans la procréation, le recours
aux méthodes naturelles de régulation de la fertilité: scientifiquement,
elles ont été précisées de mieux en mieux et elles offrent des possibilités
concrètes pour des choix qui soient en harmonie avec les valeurs morales.
Une observation honnête des résultats obtenus devrait faire tomber les préjugés
encore trop répandus et convaincre les époux, de même que le personnel de
santé et les services sociaux, de l’importance d’une formation adéquate
dans ce domaine. L’Église est reconnaissante envers ceux qui, au prix d’un
dévouement et de sacrifices personnels souvent méconnus, s’engagent dans
la recherche sur ces méthodes et dans leur diffusion, en développant en
même temps l’éducation aux valeurs morales que suppose leur emploi.
La démarche éducative ne peut manquer de
prendre aussi en considération la souffrance et la mort. En réalité, elles
font partie de l’expérience humaine et il est vain autant qu’erroné de chercher
à les occulter ou à les écarter. Au contraire, chacun doit être aidé à en
saisir le mystère profond, dans sa dure réalité concrète. Même la douleur
et la souffrance ont un sens et une valeur, quand elles sont vécues en rapport
étroit avec l’amour reçu et donné. Dans cette perspective, j’ai voulu que
soit célébrée chaque année la Journée mondiale des Malades, soulignant «
le caractère salvifique de l’offrande de la souffrance qui, si elle est
vécue en communion avec le Christ, appartient à l’essence même de la Rédemption
».129 D’ailleurs, la mort ellemême est tout autre chose qu’une aventure
sans espérance: elle est la porte de l’existence qui s’ouvre sur l’éternité,
et, pour ceux qui la vivent dans le Christ, elle est l’expérience de la
participation à son mystère de mort et de résurrection.
98.
En somme, nous pouvons dire que le tournant culturel ici souhaité
exige de tous le courage d’entrer dans un nouveau style de vie qui adopte
une juste échelle des valeurs comme fondement des choix concrets, aux niveaux
personnel, familial, social et international: la primauté de l’être sur
l’avoir,130 de la personne sur les choses.131 Ce mode de vie renouvelé suppose
aussi le passage de l’indifférence à l’intérêt envers autrui et du rejet
à l’accueil: les autres ne sont pas des concurrents dont il faudrait se
défendre, mais des frères et des s¦urs dont on doit être solidaire; il faut
les aimer pour eux-mêmes; ils nous enrichissent par leur présence même.
Personne ne doit se sentir exclu de cette
mobilisation pour une nouvelle culture de la vie: tous ont un rôle important
à jouer. Avec celle des familles, la mission des enseignants et des éducateurs
est particulièrement précieuse. Il dépend largement d’eux que les jeunes,
formés à une liberté véritable, sachent garder en eux-mêmes et ré- pandre
autour d’eux des idéaux de vie authentiques, et qu’ils sachent grandir dans
le respect et dans le service de toute personne, en famille et dans la société.
De même, les intellectuels peuvent faire
beaucoup pour édifier une nouvelle culture de la vie humaine. Les intellectuels
catholiques ont un rôle particulier, car ils sont appelés à se rendre activement
présents dans les lieux privilégiés où s’élabore la culture, dans le monde
de l’école et de l’université, dans les milieux de la recherche scientifique
et technique, dans les cercles de création artistique et de réflexion humaniste.
Nourrissant leur inspiration et leur action à la pure sève de l’Évangile,
ils doivent s’employer à favoriser une nouvelle culture de la vie, par la
production de contributions sérieuses, bien informées et susceptibles de
s’imposer par leur valeur à l’attention et au respect de tous. Précisément
dans cette pers- pective, j’ai institué l’Académie pontificale pour la Vie,
dans le but « d’étudier, d’informer et de donner une formation en ce qui
concerne les principaux problèmes de la bio-médecine et du droit, relatifs
à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport direct
qu’ils entretiennent avec la morale chrétienne et les directives du Magistère
de l’Église ».132 Les Universités fourniront aussi un apport spécifique,
les Universités catholiques en particulier, de même que les Centres, Instituts
et Comités de bioéthique.
Les divers acteurs des moyens de communication
sociale ont une grande et grave responsabilité: il leur faut faire en sorte
que les messages transmis avec beaucoup d’efficacité contribuent à la culture
de la vie. C’est ainsi qu’ils doivent présenter des exemples de vie élevés
et nobles, donner une place à des témoignages positifs et parfois héroïques
d’amour pour l’homme, proposer les valeurs de la sexualité et de l’amour
avec un grand respect, sans se complaire dans ce qui corrompt et avilit
la dignité de l’homme. Dans la lecture de la réalité, ils doivent refuser
de mettre en relief ce qui peut suggérer ou aggraver des sentiments ou des
attitudes d’indifférence, de mépris ou de refus envers la vie. Tout en restant
scrupuleusement fidèles à la vérité des faits, il leur appartient d’allier
la liberté de l’information au respect de toutes les personnes et à une
profonde humanité.
99.
Pour obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée
et l’action des femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant:
il leur revient de promouvoir un « nouveau féminisme » qui, sans succomber
à la tentation de suivre les modèles masculins, sache reconnaître et exprimer
le vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société,
travaillant à dépasser toute forme de discrimination, de violence et d’exploitation.
Reprenant le message final du Concile Vati-
can II, j’adresse moi aussi aux femmes cet appel pressant: « Réconciliez
les hommes avec la vie ».133 Vous êtes appelées à témoigner du sens de l’amour
authentique, du don de soi et de l’accueil de l’autre qui se réalisent spécifiquement
dans la relation conjugale, mais qui doivent animer toute autre relation
interpersonnelle. L’expérience de la maternité renforce en vous une sensibilité
aiguë pour la personne de l’autre et, en même temps, vous confère une tâche
particulière: « La maternité comporte une com- munion particulière avec
le mystère de la vie qui mûrit dans le sein de la femme... Ce genre unique
de contact avec le nouvel être humain en gestation crée, à son tour, une
attitude envers l’homme ; non seulement
envers son propre enfant mais envers l’homme en général ; de nature à caractériser profondément toute
la personnalité de la femme ».134 En effet, la mère accueille et porte en
elle un autre, elle lui permet de grandir en elle, lui donne la place qui
lui revient en respectant son altérité. Ainsi, la femme perçoit et enseigne
que les relations humaines sont authentiques si elles s’ouvrent à l’accueil
de la personne de l’autre, reconnue et aimée pour la dignité qui résulte
du fait d’être une personne et non pour d’autres facteurs comme l’utilité,
la force, l’intelligence, la beauté, la santé. Telle est la contribution
fondamentale que l’Église et l’humanité attendent des femmes. C’est un préalable
indispensable à ce tournant culturel authentique.
Je voudrais adresser une pensée spéciale
à vous, femmes qui avez eu recours à l’avortement. L’Église sait combien
de conditionnements ont pu peser sur votre décision, et elle ne doute pas
que, dans bien des cas, cette décision a été douloureuse, et même dramatique.
Il est probable que la blessure de votre âme n’est pas encore refermée.
En réalité, ce qui s’est produit a été et demeure profondément injuste.
Mais ne vous laissez pas aller au découragement et ne renoncez pas à l’espérance.
Sachez plutôt comprendre ce qui s’est passé et interprétez-le en vérité.
Si vous ne l’avez pas encore fait, ouvrez-vous avec humilité et avec confiance
au repentir: le Père de toute miséricorde vous attend pour vous offrir son
pardon et sa paix dans le sacrement de la réconciliation. Vous vous rendrez
compte que rien n’est perdu et vous pourrez aussi demander pardon à votre
enfant qui vit désormais dans le Seigneur. Avec l’aide des conseils et de
la présence de personnes amies compétentes, vous pourrez faire partie des
défenseurs les plus convaincants du droit de tous à la vie par votre témoignage
douloureux. Dans votre engagement pour la vie, éventuellement couronné par
la naissance de nouvelles créatures et exercé par l’accueil et l’attention
envers ceux qui ont le plus besoin d’une présence chaleureuse, vous travaillerez
à instaurer une nouvelle manière de considérer la vie de l’homme.
100. Dans
ce grand effort pour une nouvelle culture de la vie, nous sommes soutenus
et animés par l’assurance de savoir que l’Évangile de la vie, comme le Royaume
de Dieu, grandit et donne des fruits en abondance (cf. Mc 4, 26-29). Certes,
la disproportion est énorme entre les moyens considérables et puissants
dont sont dotées les forces qui travaillent pour la « culture de la mort
» et les moyens dont disposent les promoteurs d’une « culture de la vie
et de l’amour ». Mais nous savons pouvoir compter sur l’aide de Dieu, à
qui rien n’est impossible (cf. Mt 19, 26).
Ayant cette certitude au c¦ur et animé par
une sollicitude inquiète pour le sort de chaque homme et de chaque femme,
je répète aujourd’hui à tous ce que j’ai dit aux familles engagées dans
leurs tâches rendues difficiles par les embûches qui les menacent: 135 une
grande prière pour la vie, qui parcourt le monde entier, est une urgence.
Que, par des initiatives extraordinaires et dans la prière habituelle, une
supplication ardente s’élève vers Dieu, Créateur qui aime la vie, de toutes
les communautés chrétiennes, de tous les groupes ou mouvements, de toutes
les familles, du c¦ur de tous les croyants! Par son exemple, Jésus nous
a lui-même montré que la prière et le jeûne sont les armes principales et
les plus efficaces contre les forces du mal (cf. Mt 4, 1-11) et il a appris
à ses disciples que certains démons ne peuvent être chassés que de cette
manière (cf. Mc 9, 29). Retrouvons donc l’humilité et le courage de prier
et de jeûner, pour obtenir que la force qui vient du Très-Haut fasse tomber
les murs de tromperies et de mensonges qui cachent aux yeux de tant de nos
frères et s¦urs la nature perverse de comportements et de lois hostiles
à la vie, et qu’elle ouvre leurs c¦urs à des résolutions et à des intentions
inspirées par la civilisation de la vie et de l’amour.
« Tout ceci, nous vous l’écrivons pour que
notre joie soit complète » (1 Jn 1, 4): l’Évangile de la vie est pour la
cité des hommes
101. «
Tout ceci, nous vous l’écrivons pour que notre joie soit complète » (1 Jn
1, 4). La révélation de l’Évangile de la vie nous est donnée comme un bien
à communiquer à tous, afin que tous les hommes soient en communion avec
nous et avec la Trinité (cf. 1 Jn 1, 3). Nous non plus, nous ne pourrions
être dans la joie complète si nous ne communiquions cet Évangile aux autres,
si nous le gardions pour nous-mêmes.
L’Évangile de la vie n’est pas exclusivement
réservé aux croyants, il est pour tous. La question de la vie, de sa défense
et de sa promotion n’est pas la prérogative des seuls chrétiens. Même si
elle reçoit de la foi une lumière et une force extraordinaires, elle appartient
à toute conscience humaine qui aspire à la vérité et qui a le souci attentif
du sort de l’humanité. Il y a assurément dans la vie une valeur sacrée et
religieuse, mais en aucune manière on ne peut dire que cela n’interpelle
que les croyants: en effet, il s’agit d’une valeur que tout être humain
peut saisir à la lumière de la raison et qui concerne nécessairement tout
le monde.
Par conséquent, notre action de « peuple
de la vie et pour la vie » demande à être comprise de manière juste et accueillie
avec sympathie. Quand l’Église déclare que le respect inconditionnel du
droit à la vie de toute personne innocente
; depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle ; est un des piliers sur lesquels repose toute
société civile, elle « désire seulement promouvoir un État humain. Un État
qui reconnaisse que son premier devoir est la défense des droits fondamentaux
de la personne humaine, spécialement les droits du plus faible ».136
L’Évangile de la vie est pour la cité des
hommes. Agir en faveur de la vie, c’est contribuer au renouveau de la société
par la réalisation du bien commun. En effet, il n’est pas possible de réaliser
le bien commun sans reconnaître et protéger le droit à la vie, sur lequel
se fondent et se développent tous les autres droits inaliénables de l’être
humain. Et une société ne peut avoir un fondement solide si, tout en affirmant
des valeurs comme la dignité de la personne, la justice et la paix, elle
se contredit radicalement en acceptant ou en tolérant les formes les plus
diverses de mépris ou d’atteintes à la vie humaine, surtout quand elle est
faible ou marginalisée. Seul le respect de la vie peut fonder et garantir
les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme
la démocratie et la paix.
En effet, il ne peut y avoir de vraie démocratie
si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on n’en respecte
pas les droits.
Il ne peut y avoir non plus une vraie paix
si l’on ne défend pas et si l’on ne soutient pas la vie, comme le rappelait
Paul VI: « Tout crime contre la vie est un attentat contre la paix, surtout
s’il porte atteinte aux murs du peuple... Alors que là où les droits de
l’homme sont réellement professés et publiquement reconnus et défendus,
la paix devient l’atmosphère joyeuse et efficace de la vie en société ».137
Le « peuple de la vie » est heureux de pouvoir
partager avec tant d’autres personnes ses engagements; et ainsi sera toujours
plus nombreux le « peuple pour la vie », et la nouvelle culture de l’amour
et de la solidarité pourra se développer pour le vrai bien de la cité des
hommes.
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102. Au
terme de cette Encyclique, le regard revient spontanément vers le Seigneur
Jésus, vers « l’Enfant qui nous est né » (cf. Is 9, 5), pour contempler
en lui « la Vie » qui « s’est manifestée » (1 Jn 1, 2). Dans le mystère
de cette naissance, s’accomplit la rencontre de Dieu avec l’homme et commence
le chemin du Fils de Dieu sur la terre, chemin qui culminera dans le don
de sa vie sur la Croix: par sa mort, Il vaincra la mort et deviendra pour
l’humanité entière principe de vie nouvelle.
Pour accueillir « la Vie » au nom de tous
et pour le bien de tous, il y eut Marie, la Vierge Mère: elle a donc avec
l’Évangile de la vie des liens personnels très étroits. Le consentement
de Marie à l’Annonciation et sa maternité se trouvent à la source même du
mystère de la vie que le Christ est venu donner aux hommes (cf. Jn 10, 10).
Par son accueil, par sa sollicitude pour la vie du Verbe fait chair, la
condamnation à la mort définitive et éternelle a été épargnée à la vie de
l’homme.
C’est pourquoi Marie, « comme l’Église dont
elle est la figure, est la mère de tous ceux qui renaissent à la vie. Elle
est vraiment la mère de la Vie qui fait vivre tous les hommes; et en l’enfantant,
elle a en quelque sorte régénéré tous ceux qui allaient en vivre ».138
En contemplant la maternité de Marie, l’Église
découvre le sens de sa propre maternité et la manière dont elle est appelée
à l’exprimer. En même temps, l’expérience maternelle de l’Église ouvre la
perspective la plus profonde pour comprendre l’expérience de Marie, comme
modèle incompa- rable d’accueil de la vie et de sollicitude pour la vie.
« Un signe grandiose apparut au ciel: une
Femme enveloppée de soleil » (Ap 12, 1): la maternité de Marie et de l’Église
103. Le
rapport réciproque entre le mystère de l’Église et Marie apparaît clairement
dans le « signe grandiose » décrit dans l’Apocalypse: « Un signe grandiose
apparut au ciel: une Femme enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds
et douze étoiles couronnant sa tête » (12, 1). L’Église reconnaît dans ce
signe une image de son propre mystère: immergée dans l’histoire, elle a
conscience de la transcender, car elle constitue sur la terre « le germe
et le commencement » du Royaume de Dieu.139 L’Église voit la réalisation
complète et exemplaire de ce mystère en Marie. C’est elle, la Femme glorieuse,
en qui le dessein de Dieu a pu être accompli avec la plus grande perfection.
La « Femme enveloppée de soleil » ; ainsi que le souligne le Livre de l’Apocalypse
; « était enceinte » (12, 2). L’Église est pleinement consciente
de porter en elle le Sauveur du monde, le Christ Seigneur, et d’être appelée
à le donner au monde, pour régénérer les hommes à la vie même de Dieu. Elle
ne peut cependant pas oublier que sa mission a été rendue possible par la
maternité de Marie, qui a conçu et mis au monde celui qui est « Dieu né
de Dieu », « vrai Dieu né du vrai Dieu ». Marie est véritablement Mère de
Dieu, la Theotokos; dans sa maternité est suprêmement exaltée la vocation
à la maternité inscrite par Dieu en toute femme. Ainsi Marie se présente
comme modèle pour l’Église, appelée à être la « nouvelle Ève », mère des
croyants, mère des « vivants » (cf. Gn 3, 20).
La maternité spirituelle de l’Église ne
se réalise toutefois ; et l’Église
en a également conscience ; qu’au
milieu des douleurs et du « travail de l’enfantement » (Ap 12, 2), c’est-à-dire
dans la tension constante avec les forces du mal qui continuent à pénétrer
le monde et à marquer le c¦ur des hommes, opposant leur résistance au Christ:
« Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes;
et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie
» (Jn 1, 45).
Comme l’Église, Marie a dû vivre sa maternité
sous le signe de la souffrance: « Cet enfant... doit être un signe en butte
à la contradiction, ; et toi-même,
une épée te transpercera l’âme ;
afin que se révèlent les pensées intimes de bien des c¦urs » (Lc 2, 34-35).
Dans les paroles que Syméon adresse à Marie dès l’aube de l’existence du
Sauveur, se trouve exprimé synthétiquement le refus opposé à Jésus et à
Marie avec lui, qui culminera sur le Calvaire. « Près de la Croix de Jésus
» (Jn 19, 25), Marie participe au don que son Fils fait de lui-même: elle
offre Jésus, le donne, l’enfante définitivement pour nous. Le « oui » du
jour de l’Annonciation mûrit pleinement le jour de la Croix, quand vient
pour Marie le temps d’accueillir et d’enfanter comme fils tout homme devenu
disciple, reportant sur lui l’amour rédempteur du Fils: « Jésus donc, voyant
sa Mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa Mère:
« Femme, voici ton fils » » (Jn 19, 26).
« En arrêt devant la Femme ..., le Dragon
s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (Ap 12, 4): la vie menacée
par les forces du mal
104. Dans
le Livre de l’Apocalypse, le « signe grandiose » de la « Femme » (12, 1)
s’accompagne d’un « second signe apparu au ciel: un énorme Dragon rouge
feu » (Ap 12, 3), qui représente Satan, puissance personnelle maléfique,
et en même temps toutes les forces du mal qui sont à l’¦uvre dans l’histoire
et entravent la mission de l’Église.
Là encore, Marie éclaire la communauté des
croyants: l’hostilité des forces du mal est en effet une sourde opposition
qui, avant d’atteindre les disciples de Jésus, se retourne contre sa Mère.
Pour sauver la vie de son Fils devant ceux qui le redoutent comme une dangereuse
menace, Marie doit s’enfuir en Égypte avec Joseph et avec l’enfant (cf.
Mt 2, 13-15).
Marie aide ainsi l’Église à prendre conscience
que la vie est toujours au centre d’un grand combat entre le bien et le
mal, entre la lumière et les té- nèbres. Le dragon veut dévorer « l’enfant
aussitôt né » (Ap 12, 4), figure du Christ, que Marie enfante dans « la
plénitude des temps » (Ga 4, 4) et que l’Église doit constamment donner
aux hommes aux différentes époques de l’histoire. Mais cet enfant est aussi
comme la figure de tout homme, de tout enfant, spécialement de toute créature
faible et menacée, parce que ; ainsi
que nous le rappelle le Concile ;,
« par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni luimême
à tout homme ».140 C’est dans la « chair » de tout homme que le Christ continue
à se révéler et à entrer en communion avec nous, à tel point que le rejet
de la vie de l’homme, sous ses diverses formes, est réellement le rejet
du Christ. Telle est la vérité saisissante et en même temps exigeante que
le Christ nous dévoile et que son Église redit inlassablement: « Quiconque
accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il
accueille » (Mt 18, 5); « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous
l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous
l’avez fait » (Mt 25, 40).
« De mort, il n’y en aura plus » (Ap 21,
4): la splendeur de la Résurrection
105. L’annonce
de l’ange à Marie tient dans ces paroles rassurantes: « Sois sans crainte,
Marie » et « Rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1, 30. 37). En vérité, toute
l’existence de la Vierge Mère est enveloppée par la certitude que Dieu est
proche d’elle et l’accompagne de sa bienveillante providence. Il en est
ainsi de l’Église, qui trouve « un refuge » (Ap 12, 6) dans le désert, lieu
de l’épreuve mais aussi de la manifestation de l’amour de Dieu envers son
peuple (cf. Os 2, 16). Marie est parole vivante de consolation pour l’Église
dans son combat contre la mort. En nous montrant son Fils, elle nous assure
qu’en lui les forces de la mort ont déjà été vaincues: « La mort et la vie
s’affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut; vivant,
il règne ».141
L’Agneau immolé vit en portant les marques
de la Passion dans la splendeur de la Résurrection. Lui seul domine tous
les événements de l’histoire: il en brise les « sceaux » (cf. Ap 5, 110)
et, dans le temps et au-delà du temps, il proclame le pouvoir de la vie
sur la mort. Dans la « nouvelle Jérusalem », c’est-à-dire dans le monde
nouveau vers lequel tend l’histoire des hommes, « de mort, il n’y en aura
plus; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde
s’en est allé » (Ap 21, 4).
Et tandis que, peuple de Dieu en pèlerinage,
peuple de la vie et pour la vie, nous marchons avec confiance vers « un
ciel nouveau et une terre nouvelle » (Ap 21, 1), nous tournons notre regard
vers Celle qui est pour nous « un signe d’espérance assurée et de consolation
».142
O Marie, aurore du monde nouveau, Mère des
vivants, nous te confions la cause de la vie: regarde, ô Mère, le nombre
immense des enfants que l’on empêche de naître, des pauvres pour qui la
vie est rendue difficile, des hommes et des femmes victimes d’une violence
inhumaine, des vieillards et des malades tués par l’indifférence ou par
une pitié fallacieuse. Fais que ceux qui croient en ton Fils sachent annoncer
aux hommes de notre temps avec fermeté et avec amour l’Évangile de la vie.
Obtiens-leur la grâce de l’accueillir comme un don toujours nouveau, la
joie de le célébrer avec reconnaissance dans toute leur existence et le
courage d’en témoigner avec une ténacité active, afin de construire, avec
tous les hommes de bonne volonté, la civilisation de la vérité et de l’amour,
à la louange et à la gloire de Dieu Créateur qui aime la vie.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le
25 mars 1995, solennité de l’Annonciation du Seigneur, en la dix-septième
année de mon pontificat.
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