Intervention du Père Jean Marie Petitcler, éducateur de jeunes, prêtre salésien, auteur de "Respecter l'enfant", " La banlieue de l'Espoir"; "Dire Dieu aujourd'hui".

 

Une récente enquête, effectuée par le CREDOC publiée dans les médias nationaux, montre le degré de préoccupation de nos concitoyens face à la montée des phénomènes de violence qu'ils observent chez les adolescents, et le climat d'insécurité qui en résulte. La violence des enfants, des adolescents, des jeunes est-elle un phénomène nouveau ?

Je ne le crois pas - La guerre des boutons ne date pas d'hier . Le fait, pour un groupe de jeunes, de s'en prendre à ceux qui font irruption sur ce qu'ils considèrent comme leur territoire, a pu être observé tout au long de notre histoire. Et, à des journalistes qui, suite aux affrontements entre jeunes de Chanteloup-les-Vignes et de Mantes la Jolie, titraient « la guerre des gangs ",je faisais remarquer qu'il s'agissait plutot de " la guerre des boutons, version an 2000".

En fait, qu'est-ce qui est nouveau?  Je parlerai de deux phénomènes, dont on n'a pas fini de mesurer l'ampleur:

- la non-intégration des limites, par les enfants et les adolescents de ce temps ... et on peut mourir aujourd'hui sur un trottoir à Marseille ou à Rennes pour une bricole!

- la décrédibilisation des adultes, dans leur fonction de régulateur de la violence des enfants et des adolescents . Hier, à l'époque de la guerre des boutons, lorsqu'un adulte survenait, le calme revenait.  Aujourd'hui, bien souvent, lorsque des adolescents se battent, l'adulte ferme les yeux et s'enfuit en courant.

Et l'on comprend facilement que cette non intégration des limites et cette décrédibilisation de l'adulte a à voir avec l'effacement du rôle du père que l'on observe aujourd'hui.

 

         " Société sans pères, société sans repères .... "

Derrière ce jeu de mots facile se cache une vérité. Nombre d'enfants, d'adolescents, qui n'ont pas connu au quotidien la présence rassurante d'un père, grandissent déboussolés!

Plusieurs points de vue peuvent être développés sur cette notion de paternité: celui du psychologue, du psychothérapeute, du magistrat, du juriste, etc...

Pour ma part, c'est en qualité d'éducateur que j'aborderai ce problème. Mon propos aura une double inspiration:

         * celle liée à mon expérience d'éducateur spécialisé.

Tout d'abord, entre 78 et 83, j'ai assumé la responsabilité de l'équipe de prévention spécialisée que j'ai fondée à Chanteloup-les-Vignes, cette cité parisienne rendue célèbre par le tournage du film La "Haine".

Cinq ans durant, en logeant dans cette cité, j'ai partagé la vie des jeunes.Puis, entre 84 et 93, j'ai assuré la direction d'un foyer d'action éducative, situé à Epron, structure habilitée par le Ministère de la Justice, qui accueillait une cinquantaine d'adolescents, dont la majeure partie était issue des quartiers périphériques de Caen, et dont bon nombre était placé suite à des faits de violence caractérisée. Aujourd'hui, j'ai retrouvé la banlieue, où je travaille comme directeur de l'association "Valdocco", qui mène des actions d'animation, de soutien scolaire et de prévention auprès des jeunes du quartier sensible du Val d'Argent Nord à Argenteuil, et qui gère " l'institut de Formation aux Métiers de la Ville" ( IFMV).

 

Je suis également chargé de mission au Conseil Genéral des Yvelines sur les problèmes de délinquance en banlieue et de développement de l'économie d'utilité sociale.

Derrière mon propos, se tiennent en filigrane les visages de ces enfants et adolescents en difficultés, de leurs parents . Je ne pense pas que ceci invalide mon discours.  Car je pense que ce que nous vivons aujourd'hui dans ces quartiers dits sensibles, loin de constituer un phénomène original, est plutôt à vivre sous le sigle de l'anticipation. Nous sommes confrontés dès aujourd'hui aux problèmes qui seront ceux de la ville de demain.

 

         * celle liée à mon appartenance salésienne.

Jean Bosco connut lui aussi une période d'intenses mutations sociales (passage de la société campagnarde à la société industrielle), il consacra toute sa vie au service des jeunes de la rue, qui souffraient de l'absence de cadre familial Et auprès de tous les orphelins, il travailla à la restauration de l'image paternelle, au point que l'Eglise le qualifie dans sa liturgie, de " père et maitre de la jeunesse". C'est donc en éducateur salésien de Don Bosco que je vais vous parler du père tel que je le rencontre . Je vous propose un parcours en trois étapes.

Tout d'abord, je récuserai avec force le discours, largement répandu dans les médias, sur la démission du père . Je ne pense pas en effet que ce mot reflète la réalité des situations que je rencontre. Mieux vaudrait parIer de discrédit.

 

Dans une deuxième temps, j' évoquerai, de manière concrète, quelques figures types de ces pères que je rencontre. Enfin, j'ouvrirai quelques pistes de réponse à la question : " Comment travailler à la restauration de l'image paternelle?"

 

I - LE DISCRÉDIT DE LA FONCTION PATERNELLE

 

Je commencerai donc par récuser, de manière ferme, le discours facile, si largement amplifié, sur la soi-disant " démission du père " . Chaque semaine, je rencontre des pères en difficultés avec leurs enfants, des pères dépassés par les problèmes posés, des pères en souffrance .

J'en rencontre peu qui démissionnent.  Démissionner, ce serait savoir quelle attitude tenir, et ne pas avoir le courage de la mettre en oeuvre. Telle n'est absolument pas la problématique des pères que je rencontre. Certes, il existe quelques pères que l'on pourrait qualifier de démissionnaires. Mais ils se rencontrent dans tous les milieux . Et ils ne sont absolument pas plus nombreux dans les milieux défavorisés que je côtoie que dans les milieux très favorisés.

Non, pour la majorité des pères, le terme de démission est inexact. Mieux vaudrait, dans bien des cas, parler avec A. JAZOULI, sociologue qui a beaucoup travaillé sur les quartiers sensibles, de pères licenciés dans l'exercice de leur fonction paternelle.

 

L'effacement du droit des pères:

Commençons par souligner l'effacement des droits du père dans l'évolution de notre société.

 

Les lois du 4 juin 1970 et du 3 janvier 1972 ont contribué à affaiblir de manière considérable la figure paternelle, alors même qu'elles visaient à promouvoir un plus juste partage de l'autorité.

Si, en effet, l'on peut se réjouir de la loi du 4 juin 1970 qui substitue l'autorité parentale à la puissance paternelle (le père et la mère sont placés sur un pied d'égalité, ce qui était conforme à l'évolution des moeurs), la loi du 3 janvier 1972, qui confère l'autorité parentale exclusivement à la mère en cas de non-mariage, a eu des effets désastreux.

Certes, le père peut reconnaître son enfant, mais il ne peut exercer l'autorité parentale à moins d'en faire la  demande expresse au juge, procédure coûteuse, longue et aléatoire qui se déroule devant le tribunal de grande instance; encore faut-il qu'il ait, en l'occurence, l'accord de la mère.

Lorsque cette loi fut promulguée, la proportion d'enfants qui naissait en dehors du mariage était faible . Mais aujourd'hui, ils représentent environ 40 % . Voici donc que le législateur a ôté aux pères les moyens d'exercer leur autorité, et l'opinion publique leur reproche de démissionner.

 

Il faudra attendre la loi du 8 janvier 1993 ( soit 21 ans après!) pour que l'on reparle d'un exercice conjoint de l'autorité parentale . Encore faut-il que le père le souhaite .

Dans le cas de l'enfant légitime, le père est désigné .

Dans l'enfant naturel, le père est volontaire!

Et il nous faut aussi parler du père divorcé . En France, ils sont seulement 15% à obtenir la garde de leurs enfants . Et on estime à environ 60 % le pourcentage des enfants de divorcés qui n'ont plus de contacts avec leurs pères . Alors il est souvent difficile pour le père divorcé de continuer à exercer  sa fonction paternelle!

 

La décrédibilisation des pères:

Mais, dans le quartier où je travaille, même quand le père est présent, qu'il est époux légitime, se pose bien souvent le problème de sa crédibilité: il nous faut aborder ici le problème de la seconde génération du chômage, c'est-à-dire de la génération des enfants qui n'ont jamais connu leurs parents au travail.  À la différence de leurs aînés qui, eux, ont connu leurs parents au travail, ont donc dans la tête l'image de parents insérés et sont capables de participer à la souffrance du père d'avoir perdu son travail, eux grandissent en n'ayant aucune image d'adultes insérés.Et je prendrai à titre d'illustration, l'exemple de ce garçon de onze ans, à qui le père, un soir, interdit de sortir et qui claque la porte en répondant: "Écoutes moi, papa, j'ai travaillé à l'école toute la journée!

 Alors, j'ai quand même le droit de me détendre, et c'est pas toi, qui ne fait rien, qui va me l'interdire !"  Et ce père, qui sent les larmes lui monter aux yeux car il découvre avoir perdu sa crédibilité vis-à-vis de son propre gamin, sera en plus montré du doigt par toutes les institutions existantes comme démissionnaire! Lorsque vous vous promenez à huit heures du matin dans certaines cages d'escaliers d'Argenteuil, ou d'autres cités, la seule activité que vous voyez, c'est celle des enfants de 8/ 14 ans qui vont à l'école. Les plus grands n'y vont déjà plus, les parents dorment. Et si effectivement on continue d'être attaché à ce que l'enfant aille à l'école, c'est que l'on sait que les allocations familiales constituent une part importante des revenus de la famille ; autrement dit, c'est le gamin qui pense que, grâce à son travail scolaire, il ramène une part de l'argent familial.

 

Ses parents lui disent: "il faut que tu ailles à l'école car si tu n'y va pas, on risque de nous couper les allocs ". Ceci va générer une situation de toute puissance de l'enfant au sein de la famille.

 

Que va pouvoir dire le père, puisqu'il ne travaille pas, et que ce sont les enfants qui se lèvent le plus tôt, pour se rendre à l'école?

En parlant de démission du père, on se leurre complètement. C'est notre société qui, à cause de cette situation d'exclusion vécue par un certain nombre d'adultes, ne leur permet plus d'être crédibles aux yeux de leurs propres enfants. Et ceci rend difficile le mécanisme d'identification de l'adolescent à son père, mécanisme dont on sait qu'il permettra d'éviter à l'adolescent d'entrer dans des conduites de violence, puisque celui-ci vient limiter les instincts de toute-puissance de l'enfant et l'introduit dans la réalité. Cette difficulté d'identification est une difficulté majeure rencontrée par l'adolescent aujourd'hui, comme le souligne le professeur D.J. DUCHE,

« autrefois l'adolescent désirait devenir comme son père, s'identifier à lui ou à tout autre modèle jouant ce rôle rassurant; à l'heure actuelle, l'adolescent refuse au contraire de s'identifier au modèle proposé par son père, par les adultes et par la société il veut surtout ne pas devenir comme eux. Cette rupture déroutante entre la civilisation d'aujourd'hui et les civilisations antérieures entraîne un écroulement des systèmes sociaux. Du fait des conditions de vie actuelles, de nombreux jeunes ont été élevés par leur seule mère et dans leur périple scolaire ont eu essentiellement affaire à des éducatrices; l'identification à une image virile est de ce fait compromise. Depuis quelques décades, l'image du père se dévalorise en même temps que s'estompent son autorité et ses responsabilités. Quelle idée donne de lui ce père qui se retrouve chômeur à la cinquantaine?"

 

La difficulté de la cohérence:

Autre problème ressenti aujourd'hui par le père: la difficulté d'être cohérent avec l'environnement.Car nous vivons dans un monde pluriel et mobile . L'enfant et l'adolescent d'aujourd'hui ne sont plus les membres d'un village ou d'une famille. Chacun partage sa vie entre plusieurs lieux de vie. Circulant entre le centre scolaire et le centre commercial, en passant par le centre sportif et le centre socioculturel, ils deviennent nomades, sans toujours s'en rendre compte. Chacun de ces lieux offre une pluralité d'opinions religieuses, politiques ou morales mais aussi pratiques. L'ensemble de ces facteurs opère une relativisation des expériences fondatrices et des évidences du milieu familial ou culturel dont l'adolescent est issu. De là procède une déplacement des valeurs, souvent qualifié par la génération précédente de perte de valeurs. En fait, il n'y a plus de consensus social autour de l'ordonnancement des valeurs.

 

Lorsque j'étais adolescent, je vivais encore dans un monde où les valeurs que je découvrais dans les journaux, que choisissait pour moi mon père, coincidaient avec les valeurs sous-jacentes à l'école qu'avait choisie pour moi mon père ; et, comme ce dernier était cohérent, elles étaient en grande harmonie avec les valeurs du milieu familial. Dans un tel monde, il est assez facile de se construire, soit par imitation, à certaines étapes de l'enfance, soit par opposition, à d'autres étapes de l'adolescence.

Mais tel n'est plus le cas aujourd'hui. Même sur les sujets qui le touchent au plus profond de son intimité (je pense au développement sexuel et affectif), l'adolescent d'aujourd'hui est confronté aux valeurs du milieu familial, aux valeurs sous-jacentes à l'élaboration des programmes de biologie

des classes de 4e et 3e, aux valeurs sous-jacentes aux feuilletons télévisés qu'il regarde ou à ses bandes dessinées préférées . Et elles ne coïncident plus entre elles!

Et il est donc beaucoup plus difficile de construire une échelle de valeurs dans ce monde pluriel.

Et il est aussi beaucoup plus difficile d'éduquer aux valeurs!

Je caricaturerai cette difficulté par ce dialogue entre un père et son fils:

Le père : Mon fils, c'est comme ça !

Le fils : C'est comme ça que tu penses, papa ! et je ne t'interdis pas de penser comme ça, si cela te rend heureux, parce que moi je suis tolérant.... Mais ce n'est pas parce que tu le penses ainsi que c'est comme ça I Parce que j'entends les parents de mes copains, je regarde la télé.... et on me dit autre chose!  Il va donc être beaucoup plus difficile aujourd'hui plutôt qu'hier de jouer son rôle de père.

Et le problème de l'incohérence des adultes qui accompagnènt l'enfant constitue aujourd'hui la principale cause de dysfonctionnements que l'on peut observer.Quand je regarde vivre les enfants que je côtoie, je les vois chaque jour passer dans trois lieux: la famille, l'école, la rue.

Les adultes qui font référence dans chacun de ces lieux, les parents, les enseignants et les grands frères, passent leur temps à se discréditer les uns les autres.

Les enseignants parlent de la démission des parents, et condamnent la rue;

les parents,eux, accusent les enseignants de ne pas comprendre leur rejeton et les grands frères disent: "Que tu bosses à l'école ou pas, c'est le chômage au bout I Et tes vieux, ils ne comprennent plus rien!"

L'enfant passe chaque jour dans trois lieux où les adultes qui font référence se dégomment les uns les autres .

Lorsque je prononce des conférences sur la violence, je conclus en disant que dans un tel système, " soit on devient fou, soit on devient violent. Ils deviennent violents, c'est un signe de bonne santé !"

 

La disqualication du père:

On le sait, plus que de démission, il faudrait parler de disqualffication des pères par l'environnement sociétal.Et il nous faut parler du modèle dominant, diffusé par les médias, du père absent, humilié, indigne ou incompétent . Dans le film "La Haine", tourné à Chanteloup sur la jeunesse, le père n'apparaît pas une seule fois! Dans la plupart des scénarios de séries télévisées, le père est présenté comme incapable de se situer dans la relation éducative, de s'occuper des adolescents, encore plus de dire les exigences nécessaires à la vie en société, voire de réprimander quand cela est nécessaire . A moins que ce ne soit le modèle des papas poules qui prévale, c'est--dire non pas véritablement un père, mais plutôt un grand frère ou un oncle.Le père est tout simplement infantilisé, et n'est pas reconnu ni autorisé à exercer son autorité de père . Le summum du genre est" Mme Doubtfire"!

Dans ce tableau général, une place particulière doit être faite à la situation d'immigration . Et je citerai ces quelques lignes du rapport du groupe de travail, institué par Mme Martine Aubry, et présidé par Mr Alain Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris ". Éloignés de la famille élargie restée au pays à laquelle ils ont souvent des comptes à rendre, exposés au chômage, astreints à des travaux peu rémunérés, dépourvus dans les premiers temps d'un réseau relationnel apte à les soutenir,

les pères de famille immigrés paient d'avance le prix d'une aventure qui ne peut être épanouissante qu'à long terme.

Dans le contexte français, la liberté donnée aux enfants d'aller et venir, la confiance excessive faite aux enseignants, la valeur accordée à l'administration de châtiments corporels sont générateurs de malentendus culturels qui peuvent avoir des conséquences graves. L'intervention des services sociaux et surtout du juge des enfants est vécue comme une violence faite à l'intimité familiale, et une disqualification a priori du père, dont la révolte culturelle consiste alors à se mettre en retrait".

Combien ai-je pu observer dans ma pratique ces pères, que l'on qualifie trop facilement de démissionnaires, alors qu'ils se mettent en retrait, car une telle position constitue à leurs yeux la seule possible à tenir pour trouver leur dignité.

 

Il - SIX FIGURES DE PÈRES

 

Comment de telles difficultés à exercer le rôle de père vont-elles se traduire dans la vie concrète? J'effectuerai, de manière brève, et donc forcément quelque peu caricaturale, une galerie de six portraits de pères, tels que je les rencontre.

 

1 ) Le père absent

Il peut être réellement absent. Séparé, divorcé, il éprouve de grandes difficultés àrencontrer ses enfants, et ne se donne pas les moyens de les surmonter. Mais, présent, il peut aussi choisir de se rendre absent . Ne se sentant plus guère crédible dans sa propre famille, il préfère la fuir. Il passera du temps dans les cafés de bas de tours, rentrant tardivement à l'appartement familial, et choisissant de ne jamais se lever à l'heure où les enfants se préparent pour l'école.

 

2) Le père bafoué

C'est un père en souffrance, de plus en plus décalé sur le plan culturel.  Chaque fois qu'il prend la parole, il se fait ridiculiser, même par ses propres enfants, plus à l'aise que lui dans la culture moderne. Son autorité paternelle s'en trouve complètement sapée à la base. Et il arrive bien souvent que les institutions, sans s'en rendre compte parfois, participent à cette ridiculisation du père . L'enfant testera à l'école telle ou telle pensée du père, mais l'instituteur ou l'enseignant rectiflera rapidement, sans prendre le temps de comprendre d'oû vient le point de vue de l'enfant. Celui-ci peu à peu n'apportera plus aucun crédit à la parole du père. Quelle souffrance pour ce dernier, surtout quand la mère se fait complice des enfants! On pourrait aussi parler ici de ces beaux-pères, continuellement bafoués par les enfants qui ne veulent leur reconnaître aucune place.

 

3) Le père violent

Troisième figure, le père violent. Se sentant dépassé sur tous les autres plans, il manifestera sa présence par la violence . Celle-ci deviendra le mode d'exercice de son autorité.Je me souviens d'un garçon que j'accompagnai sur le plan scolaire, plutôt brillant dans les études puisqu'il réussit à entrer au lycée. Eh bien, plus le garçon escaladait les classes, plus le père, qui se sentait de plus en plus démuni sur le plan culturel, exerçait de violence à son égard.

Une telle violence doit être décodée selon une triple grille d'analyse. Elle est d'abord à décrypter comme mode d'expression de la souffrance du père, qui ne se sent plus reconnu . Elle est aussi un mode de provocation, manifestation par la quelle le père affirme sa présence . Elle est enfin mode d'action . Ayant perdu toute confiance dans sa capacité à dialoguer, le père cherche à obtenir par la violence ce qu'il sait ne pouvoir obtenir par la négociation.

 

4) Le père héros

Autrement dit, pour reprendre une expression des jeunes des cités, " le père qui se la joue"

Autre manière d'éviter le douloureux dialogue avec la réalité, celle qui consiste à s'isoler sur sa planète: le père continue de vouloir jouer le rôle de héros qu'il était pour ses enfants lorsque ceux-ci étaient petits. Il a tendance à transformer la terne réalité de sa vie en succession d'actes héroïques. L'anecdote de la vie professionnelle devient un exploit, le geste banal dans la cité un acte de bravoure ! Le problème, au fur et à mesure que l'enfant grandit, c'est que le père perd toute crédibilité.

 

5) Le père copain

Il s'agit là d'un autre positionnement. Sentant le fossé qui le sépare de ses enfants, le père choisit de rallier leur camp. Plus capable de remettre en cause, il cherchera à sauvegarder le maintien de la relation en s'alignant sur la position de ses enfants, voulant partager le mode de relation qu'ils entretiennent avec leur environnement. il sera alors capable de recéler des objets volés, d'être une base arrière dans le trafic de drogue qu'ils alimentent. Il adoptera le rôle du copain, manifestant un soutien sans faille à ses enfants, quelques puissent être leurs comportements.

 

6) Le père " pas de vagues "

Par cette appellation, je désigne le père qui, sentant combien les choses sont difficiles, fera tout pour éviter les problèmes. Il ne cherchera jamais à entrer en conflit, par peur de ne savoir le réguler il sera présent, certes, mais jamais ne voudra faire preuve d'autorité, par crainte des conflits qu'une telle attitude pourrait provoquer. Sa devise : " Pas de vagues".

 

Six portraits, six manières de traduire cette difficulté à être père aujourd'hui.

J'ai illustré ces portraits à partir d'exemples tirés de ma pratique d'éducateur dans des quartiers difficiles.Mais je pense que de telles figures sont tout-à-fait transposables dans d'autres milieux.

En particulier, même dans des milieux très favorisés, on rencontre:

- des pères absents, à cause d'engagements professionnels trop intenses, et qui tentent de racheter cette absence en donnant de l'argent;

- des pères bafoués, par des adolescents en complet décalage culturel, et qui remettent en cause l'autorité du père, avec une telle violence que ce dernier se trouve désarrmé;

- des pères violents, qui, derrière une apparente respectabilité, ( et tout le monde tient à sauver l'image sociale ) font vivre un enfer à la famille;

- des pères héros, "qui se la joue" au volant de leur B.M.W. ou de leur Mercedes;

- des pères copains, refusant d'adopter toute attitude d'autorité par peur de rompre la relation d'amitié nouée avec les enfants;

- des pères " pas de vagues" dont l'essentiel de la stratégie consiste à éviter tout problème.

 

On le voit, à la ces exemples, si rien ne permet d'affirmer que les relations affectives des pères avec leurs enfants soient plus mauvaises qu'autrefois, bien au contraire, il n'en va pas de même en ce qui concerne leur rôle d'interface entre la famille et la société.

 

III - TRAVAILLER À LA RESTAURATION DE L'AUTORITÉ PATERNELLE

 

La description effectuée fait deviner combien cette absence du père - je ne parle pas ici que de l'absence physique, mais plutôt du non-exercice de la fonction paternelle -possède des incidences néfastes sur le développement de l'enfant et de l'adolescent. Comme le souligne Jacques Arènes du Comité Français d'Éducation pour la santé, "un père absent, ce n'est pas seulement un père absent physiquement: cela peut être aussi un père peu présent émotionnellement, complètement effacé, ou au contraire si écrasant qu'il vit sur une autre planète. il s'agit souvent simplement d'une absence de densité, d'une absence d'intervention des pères avec ou sans la complicité de la mère " Pour le garçon, comme pour la fille, le manque de père, qu'il soit absent, qu'il ne soit pas assez présent ou ne prenne pas ses responsabilités, ou qu'il reste un éternel adolescent, peut engendrer un manque de confiance en soi, des incertitudes, des absences de repère. Certains auteurs, comme Jacques Arène, pensent que le manque de père est plus préjudiciable au garçon qu'à la fille, surtout au moment de l'adolescence . En effet, le futur adulte se construit en s'identifiant au parent du même sexe. Il est nécessaire au garçon de trouver une pre'sence masculine pour se comparer, se jauger, avoir acces à sa propre agressivité et en trouver les limites . De plus, le jeune adolescent a besoin de vivre une mutation essentielle pour sortir du monde des femmes . Dans cette véritable initiation, la présence même corporelle et physique du père peut s'avérer importante . Si le garçon ne trouve pas sa masculinité à travers son père, par l'imposition de paroles et d'interdits, par le jeu corporel, il risque par contraste d'avoir peur de cette agressivité qui est en lui e

Dès la petite enfance, le père constitue en quelque sorte un rempart contre la prison maternelle .

Je me permets de vous renvoyer ici aux travaux de Tony Anatrella. Le père vient libérer l'enfant du sentiment de toute-puissance qu'il projette sur sa mère. L'enfant découvre que ce n'est pas lui qui fait la loi, mais que la loi relève d'une dimension extérieure à lui.

On le voit, le rôle du père est essentiel dans le développement de l'enfant et de l'adolescent. Il ne s'agit pas forcément du père géniteur, mais de celui qui exerce la fonction paternelle. C'est l'exercice d'une telle fonction qui est essentiel en éducation.

 

Le double rôle joué par le père en éducation

 

Le rôle fondamental que joue le père en éducation consiste, à mes yeux, à sécuriser et à responsabiliser l'enfant. Et je pense en écrivant ces lignes à tous ces visages d'adolescents insécurisés et irresponsables, qui, par leur comportement, mettent enjeu leur vie et celle des autres.

 

 

 

* Tout d'abord sécuriser

Sécuriser, c'est protéger l'enfant contre le risque d'une relation trop fusionnelle avec la mère.Sécuriser, c'est reconnaître l'altérité de l'enfant, c'est l'aimer comme il est, et non comme on voudrait qu'il soit. Et il faut toujours être prêt à faire le deuil de son projet pour l'enfant afin de l'aider à réaliser son propre projet. Sécuriser, c'est savoir dire non, c'est poser clairement les interdits. L'enfant a besoin de rencontrer sur sa route des adultes qui sachent lui tenir tête, s'opposer à lui. Sinon, on risque de le conforter dans une apparente, et désastreuse, illusion de toute puissance.

Et il est paniquant pour l'enfant de penser que tous ses désirs peuvent se réaliser. il a besoin, pour être sécurisé, d'un père (le père réel, ou celui qui joue son rôle) qui sache lui dire non. Je me souviens de cette réflexion d'un enfant de 10 ans, me confiant : Mon père, il ne m'aime pas !

Il ne me gronde jamais ! "Et l'enfant faisait bêtises sur bêtises, de plus en plus graves, pour être grondé Et le papa, lui, qui était divorcé, avait la garde de ses enfants, et craignait tellement de voir son fils repartir chez son ex-épouse, qu'il n'osait effectuer aucune remarque, de peur de le perdre. Le père ne voulait pas gronder, par peur de casser le relation filiale, alors que l'enfant avait, lui, bien compris qu'aimer c'était parfois savoir gronder. Heureusement que ceci put être parlé dans mon bureau!

Sécuriser, c'est enfin apprendre à l'enfant a mémoriser de la réussite. Car l'homme est ainsi fait qu'il n'est capable d'affronter une difficulté qu'en se mémorisant une réussite antérieure. C'est un rôle essentiel du père que celui de conforter son enfant dans ses capacités de réussir . Je connais trop d'adolescents qui, vivant sous un regard constamment dévalorisant de leur père, perdent toute confiance en eux-mêmes et toute estime de soi.

 

* Sécuriser, mais aussi responsabiliser

Le père doit apprendre à l'enfant à devenir responsable. Et on ne peut effectuer un tel apprentissage qu'en l'accompagnant très tôt dans l'exercice de ses responsabilités, et en l'aidant à comprendre que "droits et devois " vont de pair. L'appartenance à la cellule familiale lui confère des droits

(alimentation, logement, sécurité affective), mais est aussi génératrice de devoirs: participation à la vie domestique . Et il est important de lui conférer très tôt des responsabilités en ce domaine, bien évidemment à la hauteur de ses capacités (ranger sa chambre, faire son lit, mettre le couvert, débarrasser la table...). Mais, dans un tel apprentissage de la responsabillté, l'enfant a besoin de pouvoir s'appuyer sur des modèles d'adultes responsables . Voilà pourquoi il est si important, pour qu'un tel mécanisme d'identification puisse jouer, qu'il puisse considérer son père comme un adulte responsable.

 

Une double urgence

 

On voit alors, combien il est urgent dans notre société de sécuriser, de responsabiliser les pères, (pères réels ou personnes exerçant la fonction paternelle ), si l'on veut qu'ils puissent jouer leur rôle dans la sécurisation et la responsabilisation de l'enfant. On ne peut sécuriser qu'en étant soi-même suffisamment sécurisé . Et on ne peut responsabiliser qu'en étant soi-même responsable.

 

* Première urgence: sécuriser les pères

Cette nécessité nous conduit nécessairement à une modification législative. Je reprendrai ici trois propositions, qui me paraissent essentielles, dans le rapport "Bruel" intitulé "un avenir pour la paternité".

 

1) Solennisation de la désignation des parents dans la filiation naturelle

La fragilité du lien conjugal ne permet plus d'assurer, comme ce fut le cas autrefois, la sécurité du lien de filiation . Aussi paraît-il nécessaire aujourd'hui de ritualiser la reconnaissance, en désignant, dans le cas de la famille naturelle, les parents de manière solennelle.

2) Suspension des interférences entre statut parental et aides sociales

On constate fréquemment sur le terrain que des pères sont dissuadés d'officialiser leur paternité par crainte de priver la mère du bénéfice de l'allocation "parent isolé". Une telle situation est malsaine. II faudrait parler de tous ces pères "planqués", car, s'ils pointent le bout de leur nez, la mère risque de perdre l'allocation qui lui permet, à elle et à ses enfants, de subsister. Il est grand temps de revoir le système d'attribution de l'allocation "parent isolé". On ne peut faire dépendre l'aide sociale du maintien de la situation de mono-parentalité, alors même que les deux parents existent et souhaitent assumer ensemble leurs responsabilités.

3) Reconnaissance de la persistance d'une charge éducative après séparation ou divorce

On sait qu'en cas de séparation, il est extrêmement fréquent qu'un relâchement des liens se produise à plus ou moins longue échéance.

Ce phénomène peut correspondre à l'éloignement, au désintérêt affectif consécutif à la privation prolongée ou à l'intermittence de la pratique de la parentalité. Mais il résulte parfois de contingences d'origine matérielle. Il est de la responsabilité de l'État d'encourager le parent chez lequel l'enfant ne réside pas à continuer d'assumer dans toute la mesure du possible des responsabilités qui demeurent. À cet effet, il conviendrait de lui maintenir le bénéfice de l'attribution d'un logement social lui permettant d'héberger dignement ses enfants (dès lors qu'il conserve l'exercice de l'autorité conjointe ou même un simple droit de visite ) ainsi que différents avantages tarifaires liés à son statut de parent ayant des enfants à charge, en particulier en ce qui concerne les transports et les déductions fiscales admises en considération de certains déplacements.

 

Deuxième urgence:

 

Responsabiliser le père, c'est lui donner une place valorisante dans la société. Vous savez combien je me suis engagé, depuis 1992, dans le combat pour faire reconnaître ces nouveaux métiers de la ville: agents d'ambiance dans les transports urbains, agents de citoyenneté dans les offices de HLM, médiateurs de proximité, etc... J'ai initié l'expérience chantelouvaise des "Messagers', en 92, et ai beaucoup travaillé à la modélisation du concept . Ainsi, le Conseil Général des Yvelines fut la première assemblée territoriale à décider, dès 1994, la création de 1 000 emplois dans le domaines des nouveaux services, 600 réservés à des jeunes en difficultés d'insertion et 400 à des adultes chômeurs de longue durée. Et j'ai pu faire la démonstration qu'un tel choix n'était pas coûteux pour la collectivité:

 

financer de l'activité d'utilité sociale ne coûte pas plus cher que d'assister du désoeuvrement, lorsque l'on intègre le coût de l'exclusion ( dégradations, violences).

J'ai beaucoup regretté que le gouvernement ne reprenne pas le volet "jeunes" (Contrat Emploi-Ville, Emploi-Jeune ) du programme que nous avons développé dans les Yvelines. Car s'il est urgent de permettre à des jeunes d'accéder à l'emploi, il est tout aussi urgent, si l'on veut éviter de sombrer dans les dérives éducatives que nous venons de dénoncer, de résoudre le problème du chômage de longue durée des pères. Autre nécessité dans le domaine de la responsabilisation des pères : modifier l'accompagnement socio-éducatif de la parentalité, tel qu'il est effectué par les travailleurs sociaux. Je cite là encore quelques lignes du "rapport Bruel":

«Dans une telle perspective d'entraide communautaire, la culture de guichet, le souci de dispenser un savoir ou de proposer des modèles cèdent la place au souci de ne pas déresponsabiliser."

Ne pas déresponsabiliser ! Telle devrait être la devise de tout travailleur social, et ceci suppose peut-être quelque aménagement dans la manière dont la formation est effectuée. Je sais, pour ma part, avoir quelque peu modifié, ces dernières années, mon approche des familles en difficultés . Hier, lorsque j'entendais des parents me parler des difficultés de leurs enfants, ou avec leurs enfants, je centrais mon écoute sur ces difficultés et présentais mon action comme susceptible d'ouvrir quelques pistes de solutionnement. Aujourd'hui, ce qui me paraît le plus important, c'est de faire parler la famille sur son projet: " Ce serait quoi, pour vous, une situation ou cela irait mieux avec l'enfant?" et de proposer un accompagnement pour la réalisation de ce projet, dont elle est porteuse. Combien de travailleurs sociaux, croyant bien faire, ont, en se centrant sur leur projet pour l'enfant, contribué à désimpliquer les parents, et notamment les pères! On les accuse de démissionner alors qu'on les a désimpliqués! L'important, c'est toujours de les rendre acteurs dans le projet, qu'ils sont appelés eux-mêmes à énoncer. On reconnait ici l'inspiration salésienne de mon propos.

 

CONCLUSION

 

Je souhaiterai donner la parole à un groupe d'enfants et d'adolescents d'Asnières et de Gennevilliers, que je suis depuis longtemps. Ils se sont rendus célèbres par leur prestation télévisuelle de " Chanteurs d'Asnières", mais j'aime beaucoup leurs chansons, qui expriment leur manière de ressentir les difficultés et les chances du monde d'aujourd'hui. L'une d'entre elles est consacrée à notre sujet. Elle s'intitule "Je t'demande pas", et exprime l'attente d'un jeune garçon vis à vis de son père.

 

Je te demande pas d'être Mac Enroè; Rocky ou Bob Dylan

D'être un père qui soit un heros dans le genre superman;

Je te demande pas d'voler très haut au dessus de Manhattan

J'sais bien qu'on n'est pas des oiseaux même si parfois on plane...

Je te demand'pas d'être Kersauzon accroche à sa voile,

D'être Cooper ou Neil Armstong au milieu des étoiles;

Je te demand'pas d'être Justicier quelque part dans la ville

J'sais bien que, tu survis de ton côte et que c'est pas facile

Non... J'te demand'rien, rien, rien d'tout ça,

mais j'aimerais bien que tu r'viennes;

J'te demand'rien, rien, rien d'tout ça,

J'veux simplement qu'tu m'aimes!

Je te demande pas des mercredis de ciné ou d'foot-bal

Ni êtr' chaque jour à quatre heures et demie à la sortie d'l'ecole

Je te demande pas pourquoi tu t'en vas, je le sais d'puis longtemps,

J'écoute, j'observe et je vois c'qui s'passe avec maman,

Non...J'te demand'rien, rien rien d'tout ça,sinon d'rester toi-même;

J'te demand'rien, rien, rien d'tout ça,

J'veux simplement qu'tu m'aimes !

J'veux simplement qu'tu m'aimes !_