Intervention du Père Tony Anatrella, psychanalyste, prêtre du diocèse de Paris, spécialiste de psychiatrie sociale, auteur de "Le sexe oublié", "Non à la société dépressive", "La différence interdite" ...

 

Introduction

 

Nous entendons souvent dans le discours social une plainte qui reproche aux pères d'avoir démissionné de leur tâche. La critique s'accentue lorsqu'elle met en cause les pères qui ne sauraient pas s'intéresser aux enfants ni les éduquer. Ainsi les pères feraient preuve d'irresponsabilité et d'incompétence et abandonneraient les mères et les enfants à leur relation fusionnelle.

En l'espace de quelques années le discours sur le père s'est modifié. Après avoir revendiqué la contestation du père, puis sa mort, nous en sommes maintenant à regretter, selon les cas, sa présence floue voire sa disparition. Certes une « société sans père » a des conséquences sur le lien social comme sur le développement psychologique des enfants. Néanmoins les interrogations qui surgissent autour du père montrent à l'évidence qu'il n'est pas mort et qu'un réaménagement est en train de se produire. Il convient également de faire une différence entre la façon dont l'exercice de la paternité - qui peut varier d'une période à l'autre de l'histoire - va être vécue, et la figure paternelle, qui elle ne change pas pour répondre à des besoins essentiels que nous évoquerons plus loin.

Nous aurons donc finalement à nous demander où se situe la crise actuelle et quelles sont les ressources de la paternité.

 

I L'expérience psychique du père.

 

Pour différentes raisons il arrive que le père soit physiquement absent: sa mort, son départ, le divorce ou sa non-existence dans des relations monoparentales. Cette absence physique de père est le plus souvent mal vécue parce qu'il manque à l'enfant, ou à l'adulte, une dimension pour être en sécurité et se réaliser. Bien entendu il est possible que des compensations puissent contribuer à apporter à la personnalité ce dont elle a besoin pour se construire. Mais dans bien des cas un sentiment de vide demeure et fragilise le sujet face à lui-même et à l'existence. Lorsque dans une société le phénomène de l'absence paternelle devient massif, il faut s'attendre à des conséquences sur le devenir psychologique des individus, mais aussi à des effets sur le lien social.

Évoquons, sous la forme de vignettes cliniques, quelques situations.

- Un homme de soixante ans disait récemment que plus il vieillit et plus son père, mort en déportation lorsqu'il était enfant, lui manquait cruellement bien plus que quand il était jeune.

Ce qui prouve que les problèmes se posent souvent à long terme.

- Un adolescent de quinze ans, très déstabilisé sur le plan scolaire depuis que son père est parti vivre avec une autre femme, se plaignait de cette situation en m'affirmant: « un père ne doit pas faire cela à sa femme ni à ses enfants. Monsieur j'espère que vous ne ferez jamais cela à vos enfants. Quand un père quitte la maison c'est son toit qui s'envole ». Par cette image il exprimait son sentiment de ne plus être protégé par la présence paternelle.

- Dans une famille, dont le père était relativement passif, laissant toute la place à sa femme, un des enfants, devenu jeune adulte, est en thérapie.

lI reconnaît que ses frères et soeurs sont souvent allés chercher ce père, en le sollicitant ou en le provoquant pour qu'il joue son rôle. Mais lui n'a pas réussi à faire de même, trop attaché qu'il était à sa mère qui vivait, elle-même, une relation de complicité avec son fils. Aujourd'hui ce jeune homme a du mal à s'engager vis-à-vis d'une femme de crainte d'être étouffé par elle.

- Une fillette de six ans, qui vit seule avec sa mère, passe son temps à vouloir la marier avec les amis qui viennent partager un moment avec elles deux. C'est une façon, pour elle, de mettre un homme, « un père », entre elle et sa mère.

- Lors d'une récente émission de télévision, qui voulait prouver que deux femmes lesbiennes, dont l'une avait réussi à se faire inséminer, pouvait élever un enfant sans problème, et qui étaient valorisées par leur entourage, le journaliste demanda à la fillette de sept ans ce qu'elle en pensait. La petite déclara simplement, en écho à ce concert de louanges, « Oui, mais moi je n'ai pas de papa ! ». Une juste plainte d'une enfant privée à la fois d'homme et de père pour se construire.

- Enfin, après la crise de l'adolescence, qui remet en question les images parentales, vient la post-adoiescence où des remaniements se produisent souvent pour se réconcilier avec ses images parentales. A tort ou à raison de nombreux reproches ont pu être fait contre les parents, notamment au sujet d'une éducation qui n'aurait pas favorisé la liberté et l'autonomie. Jusqu'au moment où le jeune adulte découvre les limites de ses parents et ses propres inhibitions qu'il projetait sur eux. Cette réconciliation psychique est nécessaire pour que le fils puisse accepter sa masculinité en reconnaissant son père et que la fille puisse accepter sa féminité en reconnaissant sa mère.

Élargissons  maintenant  les questions  soulevées  dans  ces  quelques observations.

Le père, par sa présence physique, psychique et symbolique, joue un rôle structurant dans la personnalité. Chacun est relativement conditionné par « l'image »qu'il a construite de son père et à partir de laquelle il a élaboré sa personnalité. Je dis bien « une image paternelle ».

La question est de savoir en quoi cette image correspond ou s'écarte du père réel, du père idéal et du père symbolique. Je ne développerai pas davantage ces réalités, mais ce sont trois aspects qui contribuent à former cette image psychique qui servira d'image guide dans la représentation de soi et de son père.Cette image est surtout le résultat de la façon dont le père a été perçu et vécu par l'enfant, parfois indépendamment de ce qu'il est en réalité.

Ce père psychique, recomposé par les attentes, les peurs, et les frustrations nécessaires, est souvent vécu en décalage avec le père réel. Bien entendu le père réel aura aussi une influence particulière sur l'enfant. Une personnalité brutale, fruste, inquiète, floue, absente, silencieuse, disparaissant derrière la mère pour diverses raisons, ou au contraire dynamique, vigoureuse, présente à sa place de père, partageant des activités et s'exprimant verbalement ne produiront pas les mêmes effets. Mais ceux-ci pourront être aussi neutralisés ou compensés par l'enfant lui-même alors que d'autres individus les subiront.

Pendant certaines périodes de l'enfance ou de l'adolescence, malgré sa présence positive, le père pourra apparaïtre comme un gêneur ou comme celui de qui on attend une reconnaissance. L'absence du père réel et de la fonction paternelle - c'est-à-dire ce qu'elle représente comme symbolique sur laquelle nous reviendrons plus loin - peut provoquer des déficiences dans le développement psychique: manque du sens des limites, de confiance en soi, de son identité sexuelle et du sens d'autrui qui s'expriment à travers la violence.

Malgré une absence physique, l'existence du « père » peut néanmoins être représentée dans le langage, voire compensée par d'autres personnes, et surtout sa place signifiée grâce à l'image positive que la mère peut avoir de l'homme.

En revanche, une absence symbolique est plus grave car elle signifie que des adultes ne savent plus exercer la fonction paternelle auprès des enfants: le sens de la loi, de la différence sexuelle et du réel risquent de ne plus être signifiés. Faut-il dès lors s'abstenir de parler du père? Certainement pas. Parfois de graves erreurs sont commises dans le discours des éducateurs. Ainsi  il arrive que, sous prétexte que des enfants ne connaissent pas leur père ou que leurs parents sont divorcés, on évite d'évoquer le rôle de la paternité dans la famille. Un enseignant me disait que dans certaines écoles maternelles quelques uns de ses collègues ont adopté ce réflexe au sujet de la fête des pères. Ils ne l'évoquent tout simplement pas avec leurs élèves et, de plus, pour ne pas faire de jaloux, ils ont supprimé la réalisation d'objets à l'occasion de la fête des mères. Ils pensent sans doute soigner ainsi l'absence par le silence de la non présence. En fait ce devrait être une raison de plus pour parler du rôle et de la place du père. Car c'est à travers le discours des adultes que les enfants reçoivent les différents aspects de la symbolique paternelle dont ils ont besoin pour se construire. L'éducation doit affronter ce manque de « père » dans la société actuelle, et se donner ainsi les moyens de le traiter à travers le langage. Enfin de nombreuses personnes se plaignent de ne pas avoir suffisamment communiqué avec leur père, même si elles reconnaissent qu'objectivement elles n'ont rien à lui reprocher. Il s'agit plutôt d'un sentiment, d'une impression qui a du mal à s'étayer dans la réalité. La question est de savoir comment s'exerce la paternité?

La paternité s'exerce souvent dans le silence. En effet, si la relation verbale s'exprime plus facilement avec la mère, la relation avec le père, qui introduit pourtant au sens de la parole et de la culture, est dans l'indicible et dans le faire. La plupart du temps l'enfant fait et veut faire des choses avec son père.

Ce silence du père est parfois interprété paradoxalement comme de l'indifférence ou une présence oppressive. Ainsi se trouvent projetées sur ce silence une angoisse d'abandon ou la peur d'être privé de liberté, d'être sous surveillance. Un silence relatif qui s'impose de par la fonction paternelle qui ouvre à l'autonomie et laisse donc de l'espace pour que chacun puisse s'approprier le champ qui lui revient et qui sera, aussi, celui de la parole.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de conversation avec le père, mais  il y aura toujours un regret de ne pas atteindre le père comme la mère

et de ne pas suffisamment échanger avec lui. Ce dilemme a toujours existé. Le père est celui qui laisse la place du manque afin que le désir et la parole se développent en dehors de l'emprise et de l'illusion de se croire comblé.

Depuis plusieurs années les praticiens en santé mentale font le constat de la relative absence des pères dans la structuration psychique et sociale chez de nombreuses personnes.

 

Cette carence est souvent observée à travers les troubles de l'identité sexuelle, les troubles de la filiation, la difficulté d'accéder à la rationalité et de se mettre en oeuvre dans la réalité; mais aussi l'accroissement des conduites addictives causées par la difficulté d'acquérir le sens des limites (toxicomanies, boulimie/anorexie, conduites réactionnelles). Mais l'image paternelle devenue floue s'observe également à travers l'incapacité des sujets à s'institutionnaliser et à développer un lien social. La relation institutionnelle angoisse les personnalités narcissiques qui ne savent plus s'engager socialement et dans la durée: il leur manque une maturité temporelle pour avoir une conscience historique.

L'image de la présence paternelle est du côté du temps et de l'histoire, là où l'image maternelle est du côté de l'immédiat et du passé.

Or dans la psychologie de nombreux jeunes la seule image dominante parentale est celle de la mère. C'est ce qui nous fait dire que le matriarcat social et éducatif dans lequel nous sommes favorise la formation de psychologies à caractère psychotique et délirant.

 

2 Déclin social de l'image du père.

 

L'image sociale du père a évolué ces dernières années et nous avons surtout assisté à un affaiblissement progressif de la puissance du père. En même temps une confusion a été entretenue entre deux réalités distinctes, l'homme et la fonction; d'où une autre confusion entre la personnalité de l'homme et la fonction du père. Examinons brièvement ces changements dans les mentalités en sachant qu'il y a un écart entre la façon dont une société se représente le père et la façon dont les individus hommes vont vivre la fonction paternelle.

Nous sommes passés de l'image du père bourgeois napoléonien, autoritaire et infantilisant, au père absent et aimé qui va revenir de la guerre ou qui restera disparu, faisant de la mère une veuve et de l'enfant un orphelin.Le père qui rentre de la guerre, mais aussi celui qui revient du travail sera valorisé. Pendant toute la période d'entre les deux guerres, c'est ce thème du retour quotidien du père au foyer et de celui qui apprend et transmet à ses enfants qui est l'un des plus exploités.Mais l'idée du père humilié et rejeté continue à faire son chemin depuis le dix-huitième siècle et va s'affirmer de façon violente dans les années cinquante. (Le film « La fureur de vivre » avec James Dean, l'acteur culte de toute une génération, en est une bonne illustration). Elle va s'achever à travers les événements de Mai 68 lorsque les adolescents de l'époque imposeront leurs modèles juvéniles - et « la mort du père »- avec lesquels nous vivons encore. Ce sont d'ailleurs la plupart des thèmes de l'époque que nous voyons ressurgir actuellement, à travers la crise de l'éducation, le concubinage, l'homosexualité et la toxicomanie...

Le déni des réalités est souvent la traduction du refus du père.Cette mort sociale du père, rejeté et nié, portée par tout un courant philosophique a fait apparaître deux images en réaction à ce manque.

- Celle du père copain qui devait apparaître davantage comme un individu qu'à travers la symbolique paternelle. Par exemple, il était insupportable à certains de se faire appeler « papa» par ????????? à leurs enfants. Ils préféraient plutôt être désignés par leur prénom que par leur titre parental. Le rôle symbolique se trouvait désinvesti en même temps que la relation institutionnelle, ?????????,_>0_la celle qui relie à l'histoire et fait du lien social, était déconsidérée.

- L'autre image fut celle du papa-poule invitant le père à jouer à la mère. Elle traduisait chez le père une tentative pour trouver une place, en même temps que se cultivait le déni de sa présence à travers diverses réalités culturelles comme le refus du langage et le recours à la raison. Mais dans ce cas le père, qui n'était ni mère et encore moins père, ne patemait pas pour autant. Il jouait tout juste le rôle de l'aîné des enfants de la maison.Un soupçon idéologique planait sur l'image du père pour le dévaloriser plutôt que pour l'aider à exercer son rôle. Et l'on commença à parler de

« carence paternelle »comme au siècle dernier où la mauvaise image du père était associée à la brutalité, à l'ivresse et au jeu ce qui conduisit l'État à vouloir de plus en plus se substituer à sa fonction. L'enseignant, le médecin, le juge et l'éducateur venant progressivement exercer leur fonction sur l'enfant, là où le père était démis de son pouvoir de transmettre, de réprimander, d'éduquer et d'apprendre la vie. Le père était considéré comme incapable d'éduquer et de contrôler ses enfants.

Cet individu est absolument illettré, paraît quelque peu alcoolique et ne semble pas digne d'exercer l'autorité paternelle. » C'est le stéréotype du père « carent » que nous avons depuis plus d'un siècle. Plus proches de nous des dessinateurs comme Reiser et Cabu ont repris dans leurs bandes dessinées la même image de père; celle d'un pauvre type, souvent alcoolique et manquant à tous ses devoirs. Pourtant tous les pères ne vivent pas et ne vivaient pas sur ce modèle. Mais il fallait sans doute construire une image qui puisse permettre, au coeur d'une société donnée, de manifester aussi indirectement le besoin de destituer le père. A en croire l'image des pères qui circule dans les films ou les séries télévisées actuelles, il est à craindre que ce ne soit pas terminé! Dans le monde contemporain la carence paternelle n'est plus uniquement présentée en termes hygiénistes - même si les stéréotypes ont la vie dure dans les médias - mais en termes plus psychologiques et parfois moraux à travers des notions telles que: « absence », « démission », « manque d'autorité ». C'est toujours le procès du père qui est instruit et qui va induire les représentations sociales et les comportements individuels. Le père est souvent présenté comme un être défaillant ce qui ne facilite pas la tâche aux jeunes hommes pour trouver dans la société des matériaux symboliques afin d'intérioriser la fonction paternelle. Ils doivent davantage faire appel à leurs ressources intimes et puiser dans leur expérience personnelle de la paternité, à partir de leur père, pour organiser leur propre relation paternelle. C'est pourquoi de nombreux jeunes pères de famille viennent consulter ou participer à des réunions à ce sujet afin d'apprendre leur métier de père. En particulier ceux qui n'ont pas d'expérience paternelle et qui ne savent pas comment un homme s'occupe d'un enfant et de leur femme devenue mère.

Ils disent souvent: « apprenez-moi à devenir un père! » L'augmentation des divorces et les progrès des techniques de procréation médicalement assistée favorisent la conception du père oublié, évincé et écarté: « le père dépossédé » de son enfant et de sa fonction. Mais le père est également inexistant lorsque l'on prétend que l'enfant peut être conçu sans pénétration sexuelle et relever du choix individuel de la femme au nom d'une biologisation en solitaire de la filiation.

L'État a voulu ainsi se substituer au père, faisant de la mère le parent dominant ou le seul parent de l'enfant. En quelque sorte le droit est venu accentuer l'inégalité entre l'homme et la femme sur l'enfant à naître. Le développement des méthodes contraceptives et la dépénalisation de l'avortement pendant les dix premières semaines, ont fait de la femme, qui décide seule d'assumer ou pas une grossesse, le propriétaire de l'enfant. Hors mariage la mère peut le reconnaître seule au détriment du père. Or, s'il est un fait que la maternité ne se partage pas puisqu'elle relève de l'expérience originale de la femme, en revanche la procréation se partage entre l'homme et la femme et ne peut pas être mise uniquement sous le primat de celle-ci à moins de nous acheminer vers le matriarcat.

En fait la plupart des pêres éprouvent souvent un sentiment d'iniustice quand ils s'entendent dire qu'ils sont absents. Si certains le sont en réalité, la plupart cherchent pourtant à tenir leur rôle de régulateur d'un équilibre familial à la différence d'autres périodes de l'histoire où l'image sociale du père l'enfermait dans un rôle lointain et autoritaire. Et encore faudrait il nuancer cette vision car, avec l'essor de la scolarité au dix huitième siècle, les pères étaient très soucieux de l'éducation affective et intellectuelle de leurs enfants. lIs sont même, à l'époque, très actifs en s'adressant fréquemment aux responsables des institutions scolaires à qui ils demandaient d'être « un second père » pour leurs enfants.

Comment se vivent les pères d'aujourd'hui? Leur comportement est riche de nombreuses caractéristiques que nous pouvons détailler. On dit que les pères contemporains ont davantage le souci de la qualité de leur relation de couple et de celle de leurs enfants. Ils veulent être affectivement proches et par ce lien assurer leur tâche spécifique. il est vrai que par leur présence, ils inscrivent leurs enfants dans une filiation et assurent la triple fonction de géniteur, de nourricier et d'éducateur. C'est pour cela qu'ils représentent un pôle différent de celui de la mère. Leur présence physique et relationnelle, en particulier, apporte à l'enfant un type de contact corporel et d'échange affectif très singulier.

En effet les enfants ont besoin de ressentir la présence physique du père, de jouer, de s'affronter et de se mesurer corporellement avec lui. Cet échange affectif avec le père, plus vigoureux qu'avec la mère, permet aux enfants de trouver de la sécurité et de la confiance en eux-mêmes. Nous avons eu tendance à désincarner le père en pensant qu'il suffisait que la fonction symbolique soit exercée pour suppléer à son absence. Si cette hypothèse peut parfois se vérifier, en revanche, à vouloir trop souligner uniquement cette réalité symbolique, on finit par oublier l'importance de la présence corporelle du père. C'est tout de même, et d'abord, dans un enracinement physique que la symbolique paternelle peut se déployer. A force de vouloir oublier l'importance de la présence des corps on risque de tuer aussi le symbole qu'elle représente. Cette présence là rassure l'enfant et lui donne le sens des limites et de l'autorité. Le père est celui qui permet d'affronter la réalité et la séparation et donc d'établir entre la mère et l'enfant un espace qui dégage de l'immédiateté et de la fusion aux êtres et aux choses. Le père rend libre. D'ailleurs Si l'enfant n'a pas cette expérience de la paternité, il lui sera difficile d'affronter la réalité, une fois devenu adulte, sans éprouver parfois une immense douleur psychique. Certains même se dépriment au contact du réel et flirtent avec des idées de suicide. Une question se pose donc face à la notion de « père absent ». Lorsque nous entendons dire que les pères sont absents, de quels pères parlons-nous? S'agit-il des papas, des individus qui sont pères et qui ne feraient plus leur travail ou bien s'agit-il de la fonction paternelle qui aurait du mal à s'exprimer dans la société?

Je voudrais souligner ici que c'est la fonction paternelle qui a été progressivement désinvestie socialement alors que, la plupart du temps, dans la réalité les pères jouent leur rôle auprès des enfants. Mais les images sociales qui minimisent ou dévalorisent le père atteignent sa fonction symbolique et laissent entendre que l'on pourrait se passer de se passer de celle-ci. Il serait simplement supprimé. La négation du père entraîne aussi la dépréciation du mâle qui provoque automatiquement le dépréciation de tous les produits de l'évolution, y compris la culture, le langage et le sens de ia loi et des limites. La négation du père est aussi le déni de tout principe d'autorité et de transmission que l'on constate aussi bien à l'école que dans la famille. La vie familiale est souvent comparée à une société démocratique où tout doit se discuter et se décider ensemble, entre parents et enfants. En réalité ce modèle n'est pas tenable. S'il convient bien entendu de savoir écouter et parler avec ses enfants, ceux-ci n'ont pas à imposer leurs exigences. C'est la loi de la société et celle des adultes qui régule les rapports à l'intérieur de la famille. Sinon l'enfant va croire que tout est négociable et à la libre disposition de ses désirs. Il risque par la suite
de rencontrer de sérieuses difficultés pour affronter les réalités de l'existence qui ne sont pas flexibles en fonction de ses seuls intérêts. Il faut reconnaître que la fonction paternelle s'est de plus en plus individualisée, se rapprochant de la mère, alors qu'il n'y a pas si longtemps le père individuel et personnel n'était pas le seul à représenter cette fonction symbolique. Dans les sociétés plus anciennes cette fonction était fréquemment remplie non seulement par l'identification paternelle mais aussi par un collectif de pères sociaux qui procédaient aux initiations successives. Ce n'était pas son propre père qui était uniquement chargé d'initier à la masculinité. L'éclatement du tissu social et le désinvestissement de la relation éducative par les adultes et la société (puisqu'on laisse entendre que les enfants sont à égalité psychologique avec les adultes comme s'ils n'avaient rien à apprendre de leurs aînés) entretient un grand vide dans la représentation de l'identité masculine, un vide que le père individuel est appelé à combler mais vis-à-vis duquel il se sent démuni. Il n'est pas étonnant que le manque de fonction paternelle favorise la résurgence de l'homosexualité dans le discours social.Enfin ne rêvons pas à un âge d'or de la paternité qui n'a jamais existé alors que son exercice a varié selon les époques: en revanche la figure du père, comme enjeu symbolique, demeure toujours le même. L'essentiel est de pouvoir faire fonctionner la symbolique du tiers (dont le père est porteur), de l'autre, c'est-à-dire celui qui est étranger à la relation mère/enfant afin de permettre à l'individualité sexuée et différenciée de chacun de se constituer. Nous y reviendrons plus loin.

 

3 L'image sociale du père identifiée à celle de la mère.

 

A côté de nombreux individus qui savent être père comme nous l'avons évoqué, d'autres avouent ne pas savoir comment se situer et intervenir dans la vie familiale autrement qu'en s'identifiant à la mère. Le père ressemble trop à la mère. Le père est ainsi considéré comme une <mère bis » quand il est privé de son rôle dans la fécondité. Dans ce cas le père est tout simplement infantilisé, il n'est pas reconnu ni autorisé à paterner; il devrait simplement materner. Il est l'importun, l'indésirable, celui qui n'a pas de place entre la mère et l'enfant; il doit être le spectateur bienveillant du couple mère/enfant. Ainsi de nombreux enfants restent enfermés dans cette symbolique maternelle qui ne leur permet pas de se différencier. Parfois ils se retrouvent seuls avec leur mère dans un face-à face égalitaire et maintiennent une relation de couple dans laquelle ils sont retenus comme confidents, ils doivent soutenir l'adulte qui n'a pas d'autre partenaire. Certains enfants acceptent cette position, d'autant plus coûteuse qu'elle ne les aide pas à résoudre leur complexe d'oedipe. Privés de fonction paternelle, qui les aiderait à se différencier pour s'individualiser, ils auront recours à la violence pour s'affirmer. Les mères qui se plaignent de ne plus pouvoir se faire obéir sont impuissantes à réagir. Elles sont souvent l'objet premier de l'agressivité des enfants et des adolescents. La formule "nîque ta mère" exprime bien une agression incestueuse et sadique, la volonté de s'affirmer et de détruire l'objet archaïque qui, en l'absence du tiers, en l'occurrence le père, n'offre aucune alternative à l'enfermement dans la relation première. Les "nique ta mère" restent englués dans un oedipe à la fois destructeur et autodestructeur, ce que prouvent bien de nombreux exemples récents. Il faudrait être davantage attentifs à tous ces refrains de musique rap (venus surtout des Etats-Unis) qui parlent de violence et de la haine contre les femmes et qui ont surgi d'un milieu où la fonction paternelle est défaillante.

 

 

Il est facile de comprendre que le matriarcat éducatif et social est, et sera, de plus en plus source de violence. Car la violence n'est pas uniquement la conséquence du chômage ou d'une architecture désastreuse inspirée par Le Corbusier, elle est aussi et surtout l'expression d'un dysfonctionnement symbolique du cadre porteur de notre société. En l'espace de quelques années la fonction paternelle a été décrédibilisée et dans le même mouvement d'ailleurs la relation éducative l'a été aussi. Des hommes sont parfois inquiets à l'idée d'être « père » quand ils sont non seulement dépourvus de vécu affectif à ce sujet, de références paternelles mais aussi parce que la société ne leur est d'aucune aide symbolique dans la mesure où elle présente uniquement des images de la relation mère/enfant. Le père évacué et l'homme congédié nous obligent à nous interroger sur la façon dont la société accepte ou pas la différence des sexes. La condition humaine est divisée en deux sexes et va à l'encontre du fantasme infantile du sexe unique ou de la dénégation des deux sexes inhérents, l'un comme l'autre, à la psychologie humaine. Nous retrouvons ces deux réalités psychiques ventilées dans des courants de pensée qui cherchent à justifier le féminisme et l'homosexualité L'un d'entre eux affirme que nous sommes d'abord humain avant d'être homme ou femme. Cette construction, pour le moins irréaliste et irrationnelle, oublie que l'humain en soi n'existe pas. Elle est une défense contre l'embarras que représente le fait d'être l'un ou l'autre sexe, mais certainement pas le fait d'être asexué ou les deux sexes à la fois et encore moins en annulant ce sexe que l'on ne saurait voir. Nous ne pouvons pas être une personne humaine sans être masculin ou féminin. Cette différence ne relève pas, comme chacun le sait, uniquement d'une affaire d'organe ou d'union génitale. Il s'agit de la dissymétrie entre deux personnes sexuées, de l'homme et de la femme, au coeur du sens et de l'étrangeté que peut représenter l'altérité. Il est d'ailleurs difficile d'accéder à cette dimension lorsque la différence des sexes n'est pas acceptée et qu'elle n'est pas intégrée dans la vie psychique. Il est tout aussi compliqué d'être authentique et d'avoir le sens des lois qui distinguent l'homme de la nature quand il faut éviter et contourner cette double réalité. L'inverti se complait dans la confusion et dans le retournement constant des relations, des idées, des sentiments, des valeurs et des lois.

 

Dans l'impertinence la plus complète, le discours social de l'homosexualité ne vient-il pas à revendiquer un droit à la différence alors qu'il est en contradiction et dans le déni de ce qui justement permet la différence. Pire même, et summum de la dénégation, quand il est affirmé que l'enfant peut être conçu sans pénétration sexuelle, sans sexe et peut être éduqué de façon homo sexuée dans le rejet de l'identité sexuelle. L'autre se trouve ainsi éliminé dans l'aveuglement oedipien ce qui est une façon de rejouer, non plus dans le fantasme mais dans la réalité, le meurtre du père. Dans cette hémorragie psychique on laisse entendre que l'inceste est possible quand on désire un enfant à partir d'un seul sexe: le père n'est plus nécessaire, tout le monde joue à la mère. Dans cette perspective asexuée, et donc déréelle, le marquage corporel et ses limites ne comptent pas. Exit la castration symbolique qui permet pourtant d'accepter son corps sexué, sa place dans l'ordre de la filiation et des générations et de se constituer comme individu fécond. Il suffit de s'en tenir à un jeu de désirs et d'attraits subjectifs. Chacun devant se situer en deçà d'une vision globale de soi et de l'autre et sur un versant pour le moins éclaté en dehors de la composante génitale. Dans ce contexte on comprend que la sexualité indifférenciée de l'économie infantile, c'est-à-dire du début de la vie, se trouve valorisée à travers le mythe social de l'homosexualité. L'homosexualité qui serait le signe de la modernité et de la libération du travail de la contrainte des deux sexes. Il serait inutile de s'embarrasser de cette différence fondamentale pour se réfugier dans l'illusion du sexe unique ou tout simplement dans l'annulation de sa double réalité. Le refus ou l'absence de la fonction paternelle entraîne, à long terme, le refus même de la différence des sexes, la valorisation de l'homosexualité, le refus du père au profit de la mère. La mère omniprésente et omni puissante s'appuie sur le fantasme de la femme autosuffisante.

 

Nous avons évoqué jusqu'à présent les questions qui se posent au sujet de l'exercice de la paternité. Je vous propose donc, à présent, de préciser les ressources qui lui sont propres.

 

4 Comment comprendre la fonction paternelle?

 

La fonction paternelle est indispensable pour différencier l'enfant de sa mère. La mère occupe l'espace imaginaire à partir duquel l'enfant se donne l'illusion d'agir sur le monde. Elle est une source de sécurité qui permet de contenir l'angoisse d'abandon. Mais cet univers de la mère et de l'enfant fonctionne comme un monde clos, d'où l'importance de la fonction paternelle. Le père a une fonction de séparation, c'est-à-dire de dé fusionnement pour que l'enfant puisse conquérir son autonomie. Il permet à l'enfant d'accéder aux réalités et au langage. Lorsque le sens du père est absent, c'est le sens du langage, de la parole et des mots, qui risquent de disparaître et de provoquer l'effondrement du symbolique. A travers les troubles de la concentration, dont se plaignent de nombreux jeunes dans leur vie scolaire ou universitaire, apparaît souvent la difficulté d'accéder aux différentes fonctions symboliques. Le père est aussi celui qui dit non ( à l'enfant aussi bien qu'à la mère ce qui permet justement de différencier les deux parents), qui introduit de la négativité et qui nomme l'interdit, c'est-à-dire la limite à partir de laquelle la vie devient possible. Le rôle de la fonction paternelle donne son fondement à la loi symbolique de la famille et situe l'enfant à sa place alors qu'il aurait tendance à se prendre pour le phallus de la mère, c'est-à-dire pour le représentant de sa tout~puissance imaginée. Le père vient libérer l'enfant du sentiment de toute-puissance qu'il projette sur sa mère, laquelle symbolise pour lui la « pure puissance de don »: elle serait capable de tout donner jusqu'aux attentes les plus imaginaires. Lorsque la mère ne donne pas, elle frustre l'enfant d'un objet imaginaire, définitivement perdu, car aucun autre ne saurait le remplacer. Peu à peu l'enfant découvre que sa mère désire « quelque chose » au-delà de lui-même et qu'elle n'a accès à la puissance qu'au travers du père. Elle prépare ainsi la fonction paternelle, car c'est le père qui a la puissance et l'usage légitime du phallus, c'est-à-dire le pouvoir de séparation, et qu'il est en mesure d'interdire à l'enfant sa mère comme objet de ses premières aspirations sexuelles. Autrement dit, l'enfant découvre que ce n'est pas lui qui fait la loi, mais que la loi relève d'une dimension extérieur d'un autre qui va lui permettre de devenir et de développer ses possibilités. Dans le meilleur des cas, la mère aime son enfant à travers le père, et le père, à travers le désir qu'il a de son enfant, désire la mère entièrement. La mère tourne l'enfant vers le père et le père signifie à l'enfant qu'il existe pour lui-même. Le père se situe en médiateur, entre l'enfant et la réalité, son rôle étant de l'introduire dans le réel, ce qui favorise l'éveil du rationnel, du sens des relations avec le monde extérieur et l'accès à la culture. Enfin la différence des sexes, représentée par le père, joue par ailleurs un rôle de révélation et de confirmation de l'identité sexuelle. La fille comme le garçon ont en effet tendance, au départ, à s'identifier au sexe de la mère, et c'est le père, dans la mesure où il est reconnu par elle, qui va permettre à l'enfant de se situer sexuellement. Il confirme le garçon dans sa masculinité et révèle la féminité de la fille. La société indifférenciée vers laquelle nous nous acheminons, au point de développer une psychologie tribale, tient au fait que la fonction paternelle a été dévalorisée et l'image du père rejetée. Les individus pères ont du mal à lutter contre cette représentation sociale. En effet, s'ils exercent leur paternité vis-à-vis de leurs enfants et sont capables d'avoir recours à la symbolique paternelle d'un point de vue individuel et psychologique, celle-ci ne se prolonge pas dans le domaine social. Les individus pères ne peuvent pas lutter contre le modèle dominant de la représentation du père absent, porté par toute une législation et diffusé par les médias. Le père est évacué de la scène sociale et avec lui la fonction de différenciation. La plainte que nous entendons au sujet de l'absence supposée du père est donc à situer par rapport à ce déni social. La plupart des idéologies de la rupture, fabriquées à partir de Marx et de Marcuse, ont contribué à vouloir se débarrasser du père: volonté aujourd'hui datée, qui ne correspond plus aux aspirations actuelles. Le père peut être socialement rendu absent, il n'en reste pas moins vivant dans les psychologies et dans les relations de compensation. Fort heureusement, répétons-le, la fonction paternelle peut être exercée par différentes personnes et même par la mère. Ainsi de nombreux enfants vivent seuls avec leur mère sans pour autant être perturbés psychologiquement. Tout simplement parce que la mère évite l'enfermement dans un corps à corps avec l'enfant. Elle sait ne pas se confondre avec lui dans une relation de couple, elle reconnaît la place du père, elle met l'enfant en relation avec d'autres personnes, et des hommes en particulier. Elle est capable de faire fonctionner la symbolique paternelle notamment lorsqu'il faut signifier les interdits fondamentaux, c'est-à-dire les limites du possible. Les enfants eux-mêmes, dans cette situation, veulent être situés entre père et mère, lorsqu'ils connaissent leur géniteur et qu'ils le rencontrent régulièrement. Tout comme ils seront capables, comme les autres enfants, de faire jouer un rôle paternel à d'autres adultes. Parfois on observe également des enfants, seuls avec leur mère, qui passent leur temps à vouloir la marier comme pour mieux se différencier d'elle et pour que chacun soit situé à sa place. Eux aussi savent avoir recours à la fonction du tiers. Ce rôle peut tenir sa place au plan psychologique; mais, dans le contexte actuel, c'est toujours à titre individuel, sans prolongement social. Ce système, quand il devient incohérent, risque de nous conduire à une impasse. Il en résulte une confusion relationnelle et la négation de la différence des générations lorsque le sens du tiers est nié. Une société qui ne sait pas faire respecter les parents les adultes les enseignants et les éducateurs est en souffrance par rapport au sens de la paternité.

 

Conclusion.

 

Les images du père ont souvent changé dans le discours et les représentations sociales: là n'est pas la question. C'est lorsque la figure symbolique de ce que signifie le père se trouve altérée voire escamotée que se pose le problème. Depuis plusieurs années la symbolique des sexes a été brouillée renvoyant chacun dans un monde clos et suffisant. L'instabilité affective des couples qui insécurise le sens de la parenté chez les adultes comme chez les enfants, contribue à fragiliser le lien social beaucoup plus qu'on ne le pense. Ce n'est pas la famille qui est incertaine mais les couples contemporains. En effet, ce sont les hommes et les femmes qui ne sachant pas toujours identifier la nature de leurs sentiments, traiter les crises relationnelles et les étapes historiques de leur vie couple, autrement que dans la rupture, qui fragilisent la famille. Le divorce par consentement mutuel a des effets pervers en normalisant la rupture « nécessaire » en cas de conflits. La confusion des sentiments entraîne aussi la confusion des pensées et des rôles. Le père est le symbole de la prohibition de l'inceste, de la transmission, de la différence et de l'altérité: autant de réalités qui sont devenues insupportables dans les conceptions actuelles. Aujourd'hui la fonction paternelle a tendance à se confondre avec la fonction maternelle alors qu'en même temps un mouvement s'amorce pour découvrir l'originalité de la paternité et sa nécessité aussi bien pour l'homme, pour la femme que pour l'enfant. Les pères veulent investir leur rôle de médiateur et ils savent qu'ils sont attendus. La société est-elle prête à les aider, là est la question.