Le sacrement de mariage

 

Mgr Albert Rouet

 

 

 


1- L'amour est plus qu'un sentiment
2- Amour et société
3- Alliance et réciprocité
4- Consentir à l'autre
5- Ce que Dieu a uni
6- Mystère du Christ et de l'Eglise
7- Sacrement de la Trinité

 


 

 

1- L'amour est plus qu'un sentiment

Nous commençons nos méditations sur le sacrement de mariage par une méditation de l'Evangile des Mages venus d'Orient. Spontanément, notre culture, nos habitudes de penser, ne nous amèneraient pas à parler d'amour, à propos de ce texte d'Evangile. L’amour est devenu pour nous un sentiment trop personnel.

Cependant, quand on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que ces Mages ont opéré un déplacement, ils ont effectué une recherche et un échange.

D'abord un déplacement.
Venir de si loin, c'était s'exposer aux dangers des chemins, dangers de toutes sortes, leurs pratiques étant sévèrement condamnées en Israël (Dt 18, 10). C'était également sortir de soi. Il y a dans l'Evangile de Mathieu, qui n'est pas tendre quand on le lit attentivement, le contraire même des Mages. C'est ce jeune homme riche, qui a accompli tous les commandements, toutes les prescriptions, depuis son enfance et quand le Christ lui dit : “laisse tout, viens et suis moi", la parole même que Dieu avait adressée à Abraham, la parole que les Mages ont mise en oeuvre, lui “s'en retourne tout triste, chez lui” (19, 16-26).

Le Christ est celui qui a opéré un déplacement. Nous fêtons à Noël, sa venue, sa sortie de Père, comme dit Saint Jean. Je sais bien qu'il n'a jamais été loin de son Père, puisque : "Le Père et moi sommes un". Mais, cependant, les évangiles n'arrêtent pas de décrire la naissance de Jésus dans notre histoire, comme un mouvement, un déplacement, un voyage et même le Christ, dans Saint Luc, parlera de son exode. Ce voyage qui débute à Noël, s'achèvera par le retour au Père, en croix.

L'amour commence par les pieds, parce qu'il faut y aller. On ne peut pas aimer en restant immobile, à sa place, attendant qu'un ou une autre vienne tomber dans nos filets.

Ensuite, cette marche, pour les Mages, suppose une recherche.
Une quête, de demander où on en est. Ils savent l'événement. Il faut interroger Hérode, qui interroge les prêtres. Ces responsables arrivent, au bout d'un moment, à savoir l'essentiel de ce qu'il faut savoir, mais ils ne bougent pas. Ils n'aiment pas.

Celui qui aime veut connaître, celui qui aime recherche la vérité. On n’est jamais aussi passionné pour connaître quelqu'un que lorsqu'on aime.

Cela nous renvoie à ce que le Christ dira lui-même dans Saint Jean : “Je connais mes brebis et comme mon Père m'aime, moi, je les aime" (10, 14).

L'amour veut la vérité. L'amour veut la connaissance. Ce serait, nous allons y revenir, une dégradation grave, que nous connaissons aujourd'hui, d'avancer les yeux fermés dans un amour qui refuserait de réfléchir.

Enfin, l'amour des Mages se termine par un échange.
J'en demande pardon à tous ceux qui viennent d'autres cultures, les jeux de mots sont intraduisibles, en français ! Un jeu de mots extraordinaire résume ce que nous venons d'entendre. Ils offrent leurs présents au Christ présent.

C'est parce que le Christ se donne à nous, qu'Il vient, dans sa présence même, nous rencontrer, que, eux, en réponse, peuvent lui remettre leurs cadeaux, les symboles de l'immortalité qu'ils recherchent, de la vie qu'ils désirent : les trois plantes. L'or désigne une plante, la myrrhe également, l'encens aussi. Les signes de la vie, ils les remettent entre les mains d'un enfant, qu'Hérode déjà vient de condamner à mort.

Toute la mort et la résurrection du Christ, sont déjà là, accomplies. Dans l'échange qui se produit à ce moment-là, s'effectue le signe de l'échange même que Dieu veut accomplir, par alliance, avec nous, lorsque recevant de Marie notre chair et notre sang, il va nous donner, lui, Fils de Dieu, sa présence et sa vie.

Nous ne parlons pas d'amour à propos des Mages, alors qu'ils sont le signe vivant de ce que le Christ accomplit pour nous. Nous savons bien que, si Jésus a accompli ce chemin, cette recherche même de la brebis perdue et cet échange avec nous, c'est au nom d'une phrase que Jean place au début de son évangile. “Dieu a tant aimé le monde, qu'Il a donné son Fils, non pas pour que le monde soit jugé, mais pour le sauver” (3, 16).

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Notre civilisation peine à comprendre cette dimension. Alors que, pour la Bible, l'amour est essentiellement un lien communautaire, nous en avons fait, nous, une réalité privée et individuelle. La Bible voit dans la hesed la miséricorde, la tendresse, l'amour de Dieu, ce qui pousse Dieu à entrer en alliance avec nous. La Bible voit dans cette générosité divine une bonté et une ardeur qui s'adressent à l'ensemble du peuple. Dieu crée d'abord un peuple, parce qu'un homme isolé est un homme mort. Un homme qui est tout seul n'accède pas à sa pleine humanité. L'amour de Dieu concerne prioritairement l'alliance entre Dieu et l'humanité toute entière.

L'amour de Dieu pour son peuple ("Tu seras mon peuple et je serai ton Dieu") est le sacrement, le symbole profond de l'amour de Dieu pour le monde entier, puisque Israël est signe pour les nations.

Dieu choisit un peuple particulier, parce qu'il veut associer ne serait-ce qu'une part de l'humanité à son oeuvre d'alliance et à son oeuvre d'amour. Ainsi, c'est dans un peuple que nous apprenons à aimer.

Nous sommes précédés d'un amour qui est plus large que celui de nos parents, qui est celui du corps dans lequel nous naissons.

Voilà pourquoi le Christ laisse à son Eglise, comme seul commandement commun, de nous aimer les uns les autres. Cela est de grande importance. Il nous faut bien comprendre que la distinction entre autochtone et étranger, n'est pas une distinction chrétienne. La distinction chrétienne, scellée par le baptême, se situe entre celui qui est entré dans l'alliance de Dieu, non pas pour s'y isoler et s'y enfermer, mais parce que, par le baptême reçu, l'amour de Dieu va atteindre tous les peuples et toutes les nations.

Le baptême fait de nous, un “frère universel”, pour reprendre la définition même du Père de Foucault. Cela a commencé depuis vingt siècles : le baptême qui nous introduit dans l’EGsie, nous livre aux autres. L’acte d’appartenance au Corps du Christ, est un acte qui nous donne comme le Christ.

Il faut être conscients des limites de nos cultures. Notre temps a individualisé à l'extrême l'amour. L'amour est devenu un sentiment privé qu'un être éprouve pour un autre être, une personne pour une autre personne. Rien n'est plus variable qu'un sentiment, c'est pourquoi rien n'est devenu plus fragile que l'amour.

Si vous permettez cette audace, j'oserais dire qu'aujourd'hui on se marie pour la pire des raisons : “parce qu'on s'aime !” - Non, on se marie “pour vivre ensemble”. Ce n'est pas tout à fait la même chose.

Dès lors que vous définissez l'amour comme un sentiment privé, vous réduisez la perception de l'autre au sentiment que vous en avez. Alors que “vivre ensemble”, constitue l'exigence et la promesse de créer de l'amour, à partir des ennuis, des joies, des détresses, des accidents, des espérances, de tout ce qu'une journée et une vie peuvent apporter.

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Parce qu'on a privatisé l'amour à ce point, nous nous sommes enfermés dans un dilemme sans issue :

• Ou bien, l'amour sera le sentiment que je répands généreusement, dans un océan surabondant, dégoulinant de sentimentalité, sur l'humanité toute entière. Sous prétexte d'amour, je tolère tout, je supporte tout, j'accepte tout. Mais cet amour qui n'a pas de contenu, qui se veut d'autant plus généreux, universel, large et sans frontière, n'a pas de consistance. Il n'a rien de spécifique à donner, s'il peut être aussi large. Cet amour-là, en arrive à supporter l'insupportable, à tolérer l'intolérable, à considérer comme digne d'amour même ce qui va détruire, humilier et avilir l'homme.

Ce n'est pas aimer, que de laisser faire des circuits financiers qui écrasent des hommes. Ce n'est pas aimer, comme dans d'autres cultures de laisser faire des excisions qui mutilent les femmes. Ce n'est pas aimer, que de laisser s'exprimer des pensées qui blessent la dignité de l'homme. L'amour dit non, s'il veut un jour dire oui ; sinon, il n'a pas de contenu et aimer ne veut rien dire, sauf éprouver, vaguement, dans son petit coeur un battement un peu plus palpitant.

Cette médiocrité nous menace aujourd'hui, au nom d'idées qui se veulent généreuses et qui sont en fait inconsistantes. L'amour est condamné à voguer, tel une méduse, au gré des modes et des vagues. On va pétitionner pour le sud-est et le lendemain pour le nord-ouest... on va défendre des causes qu'on ne connaît pas, mais parce qu'on est généreux on se fait plaisir à soi en défendant parfois l'indéfendable.

Cet amour qui se veut d'autant plus large devient, en fait, l'affirmation de soi, une extension de sa propre personne, de son désir illimité d'être un saint-bernard universel, car ce qui n'a pas de limite n'existe pas.

Cet amour représente la preuve la plus manifeste d'un égocentrisme terrifiant, c'est bien pourquoi les gens n'en veulent pas. Une telle générosité se voit toujours renvoyée chez elle et elle ne comprend pas le manque de reconnaissance qu'elle n'a pas pu ne pas susciter. Elle est un océan dans lequel on se noie, une mère abusive. Ce n'est pas aimer que de traiter les hommes en objets anonymes d'un amour indifférencié.
• A l'inverse, et en réaction en grande partie contre cette première position, on trouve un certain fétichisme de l'amour.

Je prends le mot fétichisme dans son sens technique, psychanalytique, précis : c'est le fait de croire que si on s'attache à un détail, on aime toute la personne, si on s'excite sur une partie minuscule d'une histoire, on aime la totalité de histoire.

Je me souviens avec compassion, dans un autre diocèse, d'un jeune prêtre. Il était marqué (c'est un scrupule psychologique terrifiant) par le fétichisme de la liturgie. Affecté, faute de mieux, à une grande collégiale, il ne pouvait célébrer qu'à condition de vêtir ses propres ornements qui dataient de 1932 ; c'était l'année où était mort son grand oncle, dont il avait hérité les ornements. Ce qui pose déjà un certain nombre de problèmes. Il avait appris à placer ses doigts je ne sais trop comment, je n'ai jamais réussi à avoir la même souplesse des pouces... Il célébrait avec un pointillisme de la ritualité qui est le contraire de la liturgie. Mais il aimait ce formalisme sécurisant. Il prenait l'expression extérieure pour le signe d'un amour intérieur. Il se desséchait sur pied. A la fin il n'avait plus que deux solutions :
- arrêter de célébrer en public, il ne pouvait continuer tant il ignorait l'assistance, enfermé dans son unique plaisir,
- ou la dépression nerveuse.
Il a choisi la dépression nerveuse. C'est une histoire terrible.

Ainsi, dans un ménage, l’attachement maniaque à un détail peut remplacer l’élan novateur de l’amour. Nous pouvons remplacer l'amour par les gestes de l'amour. Nous pouvons (de la même façon que ce pauvre jeune prêtre qui n'est pas encore tiré d'affaire), remplacer l'amour qui doit imprégner nos célébrations par le fétichisme des rites.

Même dans un ménage, même dans l'amour d'un pays, nous pouvons remplacer une générosité par les garanties que nous nous donnons de satisfaire aux lois qui remplacent l'amour.

Nous oscillons entre une largeur de vue, qui est prête à appeler amour n'importe quel sentiment entre n'importe qui et sous n'importe quelle condition, ce qui est une déchéance non contrôlée de l'amour ; et la sècheresse d’appeler amour un respect de vétilles qui ne sont qu'étroitesse d'esprit destinée à nous préserver.

Dans les deux cas, c'est le même problème. Ces deux extrêmes ne sont jamais que la manière de s'affirmer soi-même par une surabondance sentimentale ou par une rigueur que le sujet s'impose. Je respecte le rite, donc j'existe ! Le moment où, apparemment, ce jeune prêtre s'effaçait derrière les rites de la liturgie, sa manière de les imposer aux fidèles, sa manière de se les imposer, faisait qu'il était auto-victimaire d'un scrupule à aimer. Mais pour aimer il faut d'abord exister dans le don de soi. Donc s’accepter soi-même.

 

 

Comme chrétiens, au nom de l'Evangile, nous avons quelque chose à dire à notre monde, sur l’amour même.

Ce sur quoi il faut nous engager, ce pour quoi il faut véritablement nous lancer en avant, car c'est une urgence, consiste avant tout à nous demander : quel est le fondement de l'amour que nous professons ?

Nous n'avons pas le droit, de continuer à défendre les réalités les plus belles dans lesquelles l'amour s'exprime, par des slogans qui datent ! Nous n'avons pas à poursuivre des combats au nom d'arguments qui n'en sont point.

Si on veut comprendre ce qu'est l'amour, il faut regarder le Christ. Quand il a dit à ses disciples : “Je vous laisse un seul commandement, aimer”. Bien souvent, on s'arrête là.

Les deux fiancés qui ont choisi ce texte pour leur messe de mariage en sont tout heureux, pour une fois ils sont d'accord avec l'Evangile. Quand le Christ me demande de faire ce que j'aime, je suis plutôt d'accord. On prend l'Evangile dans son propre intérêt, on ne sort pas de soi.

Mais aimer, c'est d'abord sortir de soi.
C'est quitter ses certitudes, aller à la découverte de l'autre et faire le chemin des Mages quelle que soit la manière dont on va être reçu.
Aimer, c'est vouloir la liberté de l'autre, fut-ce au prix de ma propre vie.

Il n'y aura jamais d'autre visage de l'amour que ce Christ livrant sa vie. C'est pour cela qu'il devait l’offrir à son Père sur la croix (Lc 24, 26).

Le signe de l'amour, est le signe de la Croix.
Là on voit (mais cela on le comprend quinze secondes une fois dans sa vie), que si on aime vraiment, l'amour demande tout !

Mais nous ne savons pas aimer vraiment. On se donnerait à fond... et se donner jour après jour, goutte à goutte, demande un courage, une patience et une espérance extrême.

Le Christ, lui, parce qu'il avait une capacité de liberté apte à se donner totalement, parce qu'il était l'amour, il aimait complètement, il s'est livré sans réserve.

Ce soir, voilà ce que l'Eucharistie nous rappelle.

On y voit qu'aimer c'est donner sa vie pour un autre, même si l'autre ne nous aime pas, aimer les ennemis... “c'est quand nous étions encore païens, infidèles, que le Christ a donné sa vie pour nous, dit Saint Paul, peut-être à grand peine donnerait-on sa vie pour un ami, mais alors que nous étions ennemis, le Christ s'est livré pour nous” (Rom 5, 8).

L'amour au sens évangélique est là.
C'est l'amour de Dieu créant ce monde,
c'est l'amour du Christ venant dans ce monde.

C'est l'amour qui va se donner, sans réserve,

dans la consistance d'une personne
qui existe parce qu'elle aime,
qui aime parce qu'elle donne
et parce qu'elle se donne, elle vit,
donc elle ressuscite.
C'est parce que, dans le Christ, cet amour a cette consistance qu'il en existe un sacrement.

“Je vous donne un commandement, continue Saint Jean, nouveau et ancien” (1 Jn 2, 7). L'amour est votre seule règle, donner sa vie pour la liberté et le bonheur de l'autre.

Ancien, parce que dès la création il est inscrit au coeur de l'homme. Vous êtes appelés à aimer comme cela.
C'est pourquoi : quelque soit votre condition,
de marié, de veuf ou de veuve,
de célibataire volontaire ou subissant le célibat,
si vous êtes par vocation consacré
ou si vous êtes dans les ordres,

C'est à cela, tous, sous des formes distinctes, que nous sommes appelés malgré nos blessures et nos limites, malgré nos déviances et nos péchés .

Ce commandement ancien est nouveau, parce que dans ce Christ mourant, on voit enfin ce que Dieu veut, ce que Dieu est : Père, Fils et Saint-Esprit, le maximum d'intimité dans le maximum de respect des personnes.

 

            (sommaire)

 

2- Amour et société  (L'intime et le commun)

Le temps liturgique ordinaire déroule le plan de Dieu. Il commence par le récit du baptême du Christ, cela parait normal. En même temps, ce texte de Saint Jean (1, 29-34) fournit une des meilleures introductions pour continuer notre méditation sur le mariage.

Nous y trouvons une parfaite illustration de la dimension communautaire, la dimension du peuple, que, dans l'Ancien Testament, l'amour de Dieu revêt comme signification première de l’Alliance.

L'alliance est une alliance commune. Deux aspects dans ce récit de Saint Jean nous mettent sur la piste :

- D'abord, il s'agit de l'Agneau de Dieu. Si l'on sort des bergeries chères à Marie-Antoinette, l'agneau est un jeune bélier. On pense spontanément à l'agneau pascal, ce jeune mâle d'un an sacrifié à Pâque.

Aussi bien les évangiles que les épîtres parlent peu de l'agneau pascal. Les textes parlent beaucoup plus du pain et du vin, c'est-à-dire de la liturgie du repas pascal. Cette liturgie pascale se retrouve dans la liturgie eucharistique.

Mais on parle peu de l'agneau. Car l'agneau, c'est le Christ. Bien entendu, ce n'est pas l'animal qui est en cause, mais la réalité même qu'indiquait l'agneau pascal et que Jésus réalise en donnant sa vie en sacrifice pour nous.

Il ne semble pas pourtant que l'agneau pascal soit le premier sens de la phrase de Jean-Baptiste. Rien dans les autres passages où il est question du Baptiste, ne laisse supposer qu'il ait une vue sacrificielle de Jésus. Nous avons un nombre important de textes de l'époque de Jean-Baptiste ou aux alentours, où l'agneau représente un titre royal.

L'agneau désigne ce fils de Roi, le messie attendu. Un texte particulièrement clair dit que l'agneau vaut plus que tous les rois du monde. C'est donc l'espérance messianique qui est ainsi désignée. C'est le fait que l'héritier attendu, l'agneau attendu, devient le bélier de tête, pour conduire le troupeau, les brebis de Dieu.

On voit immédiatement, cette sorte de mélange, de double sens :
- d’un côté, la signification individuelle : Jésus est véritablement le Messie attendu, le fils de David désiré et donc le Roi des nations. La nouveauté apparait quand ce Roi, celui qu'on protège, devient précisément celui qui donne sa vie.
- En même temps, ce roi, cet agneau unique, ce singulier, est un pluriel, parce qu'il est l'agneau d'un peuple.

Il est le chef d'un peuple, il est le roi d'un peuple et tout le monde sait qu'en Orient, le roi faisait corps avec ses sujets . Il était un avec son peuple. Donc quand on parle de l'agneau de Dieu, on parle aussi du peuple de Dieu.

Le plus intime est le plus commun. Le plus secret du Christ se déploie pour constituer le peuple nouveau qui est son Eglise. Peuple dans lequel il accueille toutes les nations, tous les peuples.

- En signe de ce passage, l'Esprit est donné. Esprit qui planait à la création. Esprit qui constitue le peuple de Dieu d'Israël, d'où le symbole de la colombe. On parle bien du coq gaulois ! La colombe représente l'Esprit constitutif du peuple d'Israël. En venant sur le Christ, ce sont les attentes messianiques, la promesse de la recréation qui se réalisent.

Jésus est à lui seul, dans cet être singulier éminemment personnel, le peuple de la nouvelle alliance, l'homme nouveau, l'Adam nouveau dont parlera Saint Paul. Il est un et multiple.

Il est un universel "concret", selon la formule du Père de Moncheuil. Concret, car c'est bien une personne. C'est bien Lui qui est l'agneau. C'est bien Lui qui reçoit l'Esprit.

Il est universel, car le peuple dont il prend la tête est un peuple catholique, sans frontières et c'est un peuple qui est rempli de l'Esprit-Saint.

On assiste là ainsi à la jonction entre :

- la création à laquelle l'Esprit planant sur les eaux présidait,
- et l'annonce faite à Israël dans son accomplissement, sa plénitude dans le Christ.

Le plus ancien, pour parler comme Saint Jean (1 Jn 2, 7), devient en même temps le plus nouveau. Ce qui se réalise sous les yeux admiratifs de Jean-Baptiste est la révélation, la manifestation, l'épiphanie de ce que Dieu voulait en lançant dans l'histoire le monde qu'Il créait.

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Vous avez peut-être en tête une très ancienne oraison du missel qui, par suite d'un certain nombre de modifications liturgiques, était passée dans les prières de l'offertoire. Comme le prêtre la disait tout bas, en secret, peu de fidèles probablement s'en souviennent :"Dieu, toi qui as créé le monde d'une manière admirable, mais qui l'as recréé d'une manière plus admirable encore”. Telle était la prière que disait le prêtre quand il versait la goutte d'eau dans le calice, à l'offertoire.

Cette prière est l'éclairage indispensable pour comprendre le sacrement de mariage. Il y a deux mouvements qui se tissent ensemble, se croisent, s'additionnent, se complètent, inextricablement mêlés.

Il y a le mouvement de la continuité. Le Dieu créateur en son Fils, est en même temps le Dieu rédempteur par le Christ incarné. Aussi le sens de la création, le début, l'origine nous ne pouvons les découvrir que dans l'aube, étonnamment neuve, du matin de Pâque.

Nous voyons, pardonnez-moi cette expression, ce que Dieu avait derrière la tête quand Il a créé le monde : nous rendre fils, dans son Fils.

Nous avons été créés sans nous, nous ne serons pas sauvés sans nous. Nous passons de l'ordre de la création où nous arrivons dans un monde déjà là, au monde de la grâce dont les sacrements et le baptême en premier sont les symboles.

En même temps, l'autre mouvement, complémentaire, nous explique le secret de Dieu, le mystère, le plus intime :
- Qui est Dieu ?
- Quelle est notre vocation ?
- Quel est le sens de l'histoire ?
Ce mystère se révèle à nos yeux dans le Christ.

Le plus intime devient le plus universel, le plus commun et le plus publique. “Ce que vous dites au secret de l'oreille, sera publié sur les toits” (Mt 10, 27). Cette injonction du Christ, adressée à ses apôtres, décrit ce que nous-mêmes avons à vivre dans la fidélité au Seigneur.

Par conséquent, si arrivent le monde nouveau, le monde de Pâque, la constitution d'une création neuve, si quelqu'un est dans le Christ, l'être ancien a disparu. “C'est une création nouvelle”, écrit Saint Paul aux Corinthiens (2,Co 5, 17).

Cette création nouvelle était désirée, préparée, annoncée dès la première création. Si le nouvel Adam, esprit vivifiant, écrit Paul, aux mêmes Corinthiens (1 Co 15, 45), est le Christ, c'est donc le Christ qui éclaire le vieil Adam, le premier Adam, l'ancêtre.

Nous devons retrouver dans l'ordre de la création une orientation, une ordination. Le mot n'est pas neutre, c'est le mot technique qu'il est intéressant de connaître. Quelqu'un qui est ordonné diacre, prêtre ou évêque est quelqu'un qui est orienté dans toute sa personne vers la réalisation du plan et de l'ordre de Dieu.

La création tout entière est ordonnée vers le Christ. Elle n'est pas absurde, elle n'est pas livrée au hasard, elle n'est pas un monde de fureur, de cris, de larmes et de sang. Elle a un but, un terme : le Christ. Devenir fils, dans le Fils.

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Allons au commencement. Reprenant une très ancienne théologie les catéchismes nous disaient que le mariage était le seul sacrement (laissons ouverte la question des sacrements de l'ancienne alliance), le seul sacrement que le péché n'avait pas détruit. La seule réalité humainement de l’Eden, la seule réalité qui existait au paradis et qui a continué après, que le péché n'a pas détruite, même s’il l'a faussée.

La création n'est pas la fabrication, l'usinage par un ouvrier divin du monde dans lequel nous habitons. Le récit biblique a pour volonté expresse de nous apprendre le sens, les valeurs et la signification de l'acte créateur lui-même.

Dans un monde où les mythologies ambiantes estimaient que l'homme était un être déchu, créé par le mélange du sang d'un dieu désobéissant, condamné à mort et exécuté, et de la boue. L'homme naissait coupable et esclave. A l’inverse, la Bible affirme la dignité d'un homme créé à l'image et ressemblance de Dieu.

Dans un monde où elle représentait fondamentalement une valeur pour les princes et le service, voire l'esclavage, pour les hommes ordinaires, la femme ne comptait pas. Dire qu'on l'achetait est un peu excessif, mais les tractations autour des dots de mariages et ce qui passait quand on répudiait une épouse... que de soucis d'argent, pour si peu d'amour ! Elle était par essence, par nature l'inégale de l'homme.

Dans ce monde, la Bible, trente siècles avant nous (on n'a pas encore tout à fait compris), ose affirmer l'égalité de l'homme et de la femme et voit l'inégalité dans le péché d'Adam.

Comment ? Par cette scène extraordinaire.
Qu'est-ce-qui fait que l'homme est un vivant ? C'est que son coeur bat, que sa poitrine palpite au souffle de sa respiration. C'est dans cette vie, dans l'endroit où la vie est enclose que la femme va naître.


Au moment où Dieu tire Eve du battement vivant d'Adam, Adam est réduit à l'impuissance, plongé dans la torpeur. Il n'a donc aucun droit à mettre la main sur celle qu'il appellera son égale : “Os de mes os, chair de ma chair” (Gn 2,23).

Voilà qu'à la face du monde (qui n'a pas compris il nous faut si longtemps pour lire la Bible), est affirmé le fondement du mariage : aucun homme n'est l'humanité !

Il est homme ou femme. Nul n'est tout !
La distinction sexuelle est l'inscription dans la chair d'un homme, qu'il est une partie de l'humanité, mais pas l'humanité. Nul n'est tout.

Donc, sa compréhension, sa manière de voir les choses, sa manière d'aborder la création sera toujours limitée et parcellaire. L’être humain est homme ou femme.

Cette différence radicale est en même temps le symbole inscrit dans notre chair d'une autre différence encore plus radicale : l'homme n'est pas Dieu, il est image de Dieu. Ce qui est beaucoup, mais qui n'est pas tout !

La Bible pose cette chose étonnante d'une humanité duelle : homme et femme ; homme ou femme.

Une humanité frappée d'une finitude, d'une limitation et marquée par une différence. Là, dans la relation à l'autre, s'inscrit le symbole de la relation à Dieu qui est le tout Autre.

L'homme est entouré de différences. Ce qui ne veut pas dire que la différence définisse une qualité. Etre différent ne veut pas dire être meilleur, ni pire. Etre différent, c'est être autre.

C'est parce qu'il y a cette altérité qu'il va pouvoir y avoir communion.

 

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“L'homme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme et ils seront chair unique” (Gn 2, 44). Un couple certes, mais irréductiblement marqué par une différence insurmontable : la différence des sexes.

Dans l'union la plus intime, l'homme reste mâle et la femme femme. Rien ne peut enlever cette donnée. En aucun cas il n’est question de rivalité ou de fusion. Il faut apprendre la communion. En plaçant cette vocation à l'origine de l'humanité, la Bible en fait l'origine de tout couple.

Ce n'est pas une histoire ancienne, ce n'est pas une histoire passée, ce n'est pas ce qui est arrivé il y a plusieurs siècles à un ancêtre lointain. L'origine est présente en chacun d'entre vous. La différence est autant en Adam et Eve qu'entre vous et votre épouse, vous et votre mari. La communion de l'homme et de la femme marque la nature même du mariage.

Là s'inscrit un type de relation, entre l'homme et la femme, qui respecte la différence sans jamais faire que l'un ait du pouvoir sur l'autre. Quand le Christ explique aux pharisiens qu'on ne peut pas répudier sa femme c'est précisément sur le pouvoir que porte la question (Mt 19, 3-10). A-t-on du pouvoir sur l'autre ? Non, répond la Bible au nom d'une égalité dans la différence qui est structurellement fondamentale.

Mais si l'humanité est cela, le plus intime d'un couple affirme, symbolise les relations qui doivent exister entre les hommes. Ce que vous vivez dans un ménage est ce monde de relations respectueuses garantissant les différences. C'est un monde de communion qui est ici indiqué.

Dans la Bible, il y a une transcription sociale directe de la relation la plus intime aux exigences communes de l'humanité.

En un mot, le mariage est une prophétie. C'est vivre à deux ce que Dieu voudrait que l'humanité vive dans son entier : une humanité communionnelle, réconciliée, où les différences soient respectées comme source d'entente, d'enrichissement et non comme hostilité ou concurrence.

C'est à ce niveau qu'il faut comprendre pourquoi la cohabitation juvénile blesse l'amour tel que la Bible l'entend : la prophétie du mariage est rabattue sur l'histoire propre à deux personnes. C'est tronquer la transcription sociale de l'amour ; c'est faire que l'amour n'a plus de vocation commune ; c'est faire que la relation de communion entre un homme et une femme ne dit rien à la société et devient une affaire purement privée, à la mesure sentimentale de deux coeurs qui s'éprennent l'un de l'autre ; c'est enlever toute la dimension commune de l'alliance biblique pour la rétrécir aux impressions partagées de deux affectivités.

La tradition biblique et chrétienne continue inlassablement d’affimer ceci : quand un homme et une femme s'aiment ,leur amour a un sens pour l'humanité tout entière.

Cela veut dire aussi autre chose : Vous ne pouvez pas passer directement d'une vie conjugale à une vie sociale.

En ce sens, il n'y a pas de lien mathématique direct, matériel, entre ce que peut connaître un ménage et la construction d'une société. Mais il y beaucoup mieux. Un lien direct serait du domaine du besoin, par conséquent ne répondrait pas entièrement à ce qu'est l'homme, à sa liberté. Mais, dans ce qu'il vit de plus particulier et de plus intime, le foyer symbolise ce qu'une société a pour exigence, au nom de la création, de vivre et de promouvoir : le respect des différences, le fait qu'une différence n'est pas une inégalité et que l'endroit des différences devient l'endroit de la communion.

C'est parce que le ménage est le symbole de l’humanité que Dieu désire, qu'il est essentiel à la vie sociale. Il y a donc une relation directe entre l'amour et la société telle que la Bible la comprend. Toucher à ce point serait rendre insignifiant non seulement toute la dimension d'alliance dont parle la Bible à propos de l'amour de Dieu, mais également l'ampleur de ce qu'un homme et une femme sont appelés à vivre.

C'est à cause de cela que l'Eglise reconnaît comme valide le mariage en dehors de la religion catholique, par exemple ce qu'on appelle du vieux mot “le mariage entre païens”. Il est valide à cause de cette prophétie, de cette orientation première de la création.

C'est pourquoi un diacre qui est attaché à l'ordre de la création peut marier. Sur ce point, sur ce fondement anthropologique, sur lequel nous devons nous appuyer parce qu'il conditionne la position chrétienne, si peu comprise aujourd'hui, à propos de la sexualité et du mariage, c'est là où le Christ conduit ce symbole à son achèvement et en fait un sacrement. La différence radicale qu'indique le sacrement de mariage, est entre le Fils de Dieu et l'humanité qu'il épouse.

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Voilà que la création, dans ce mariage, devient sacramentelle. Alors l'amour d'un homme et d'une femme devient l'endroit où se révèle l'amour de Dieu pour l'humanité, l'amour du Christ pour son Eglise.

Vous avez charge, comme mari et femme, d'aimer comme Dieu et de nous le faire voir. La vocation du sacrement de mariage est l'épanouissement, l'achèvement, la perfection de ce symbole premier que la Bible pose en Adam et en Eve.

Il y a dans le sacrement de mariage une réalité qui est pour toute l'Eglise. Nous y reviendrons. Mais rappelez-vous deux faits par lesquels je vais terminer.

- Quand vous vous êtes mariés, il y avait l'autel, l'assemblée et entre eux les deux fiancés, émus bien sûr, avec le cierge de leur baptême à côté d'eux, qui a été le cierge de leur profession de foi, qui sera aussi le cierge au pied du cercueil. Car la lumière de la foi éclaire toute la vie.

Mais la disposition même de la liturgie vous fait comprendre que ce que vous recevez du Christ, signifié par l'autel, à travers vous est pour toute l'assemblée.

Votre amour le plus intime devient significatif pour toute l'assemblée. Pour lui rappeler quoi ? Cette chose toute simple : Qu'est-ce-que c'est que l'Eglise ? L'Eglise est le mariage du Christ et de cette part d'humanité qui croit en Lui. L'Eglise nous la symbolisons encore, vous êtes là, vous n'êtes pas toute l'Eglise. Avec les prêtres, je serai là de l’autre côté de l'autel et je ne suis pas toute l'Eglise. C'est ensemble, le sacerdoce et le peuple de Dieu, que nous signifions cette réalité nuptiale qui est l'Eglise épouse du Christ.

Cet ordre d'un amour nous introduit au coeur de Dieu, nous fait comprendre l'alliance fondamentale scellée dans le Christ, entre Dieu et l'humanité. C'est cette réalité que le sacrement nous donne à vivre.

Vous voyez que, là aussi, ce que vous avez de plus intime, votre alliance dans le Christ, votre fidélité dans le Christ, possèdent une signification prophétique pour tous ceux qui vous entourent.

- Ensuite, quand vous vous êtes mariés au pied de l'autel, le oui que vous avez échangé était, au-delà de vous-mêmes, le oui du Christ à son Eglise et le oui de l'Eglise au Christ. Vous rendiez présente l'alliance semée au premier matin de la création, ressuscitée dans la splendeur de Pâque. Vous étiez le sacrement du Christ et de son Eglise.

 

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3- Alliance et réciprocité

 

Le sacrement de mariage est l'acte prophétique par lequel le plus intime, qu'échangent un homme et une femme, est transcrit en symbole d’une humanité réconciliée, selon le projet et le dessein de Dieu. Cet acte renvoie à la création. Par là, nous atteignons deux points fondamentaux du mariage chrétien, particulièrement précis, mais peut-être un peu difficiles à comprendre.

On ne défend pas la beauté du mariage par des slogans ou des arguments faits d'avance et réchauffés. Nous sommes devant une vérité qui touche au contenu même de notre foi et qui réclame, de la part de chacun, un peu d'idées claires, un peu de réflexion, de manière à ne pas succomber à la chaleur vague de sentiments immédiats.

Renvoyer à la création pour parler du sacrement de mariage veut dire deux choses :
- premièrement, cela met en cause l'orientation même de la création,
- deuxièmement, cela met en cause l'inégalité de la relation entre le Créateur et la créature.

Ces deux points qui, à première vue, paraissent très loin de notre sujet, concernent fondamentalement le mariage et ce que le sacrement donne à vivre.

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D'abord, la création et son sens.

Si l'on entend par là, la “fabrication” de ce monde par Dieu, comme un entrepreneur fabrique une maison ou un artisan une statue, on fait de la création le produit manufacturé -si j'ose dire- par Dieu à partir d'une matière qu'il a suscitée pour faire toute la suite des choses.

L'idée est simple, elle est à peu près l'idée que se font la majorité de nos concitoyens de la création. Pour eux, créer c'est fabriquer, créer de ses mains, créer dans sa tête. C'est effectuer une œuvre de sa propre initiative.

Tel n'est pas le sentiment de la Bible. C'est la Parole qui crée, donc avec une distance, celle d’un Dieu qui se distingue de sa création. Car la parole a besoin d’espace. Et la Parole appelle une réponse. Créer fait entrer en dialogue. Ce point est tout à fait fondamental pour la raison suivante. Si créer, c'est fabriquer, vous avez alors une sorte de déterminisme de la nature et vous devez faire fonctionner la nature -et parlons net la sexualité-, de manière strictement identique et répétitive, particulièrement directionnelle, uni-directionnelle même, comme ce micro. C'est-à-dire que l'homme est lié par un usage unique de sa capacité sexuelle.

Freud nous a appris que la sexualité passait par plusieurs étapes, plusieurs stades. Dans cette conception évolutive, la génitalité devient pratiquement obligatoire quelque réserve que Freud lui-même a placée. L'usage de sa sexualité suit la nature obligatoire qui en est donnée. Mais on sent bien que cette théorie frise, quelle que soit la beauté des arguments qui l'entourent, le matérialisme, car à terme, on arrive à être commandé par la biologie.

Le mariage n'est pas la sacralisation de la biologie. Sinon il serait obligatoire pour satisfaire à l'acte matériel de la création. Et je me demande, nous qui sommes prêtres et les religieuses qui sont dans l'assemblée, quel sens pourrait avoir notre statut de célibataire ? Ce n'est pas non plus l'angle par lequel la Bible aborde ce problème.

Il est préférable de remarquer qu'en créant par sa parole : “Il dit et ce fut fait”, chante un psaume, la création est une réalité dialoguante. Lorsque deux personnes sont en dialogue, la parole du premier adressée à la seconde personne fait que la parole est suscitée chez l’interlocuteur, qu’elle retentit et revient vers la première. La création est donc la réponse que Dieu attend à l'acte par lequel Il a posé dans la libre existence les êtres que nous sommes. La création est une réalité dialoguale, c'est-à-dire faite pour entendre la parole. Mais une parole qui a besoin d'être écoutée, comprise, analysée, perçue, pour qu'elle rejoigne notre raison, notre intelligence et aiguille notre volonté. Cette parole suscite en nous une réponse. La nature de l’homme n’est saisie que par et dans une culture.

Or la réponse que nous faisons est également multiple et diverse. Un mot n'a pas exactement le même sens dans toutes les bouches, à part en chimie. Il ne signifie pas exactement la même chose chez tous les auteurs. Un mot a du sens, pas n'importe lequel, mais qui est un peu flottant.. D’où l'importance de ces petits mots ajoutés pour corriger ce que les autres mots ont de rugueux et de trop précis. Il n’y a pas de langue sans adverbes correcteurs ni qualificatifs qui ajustent à la pensée.

Qui dit dialogue de liberté à partir de la création, dit aussi que la nature de l'homme et sa sexualité sont appelées à entrer en réponse, mais que la réponse elle-même est diversifiée. L'important est qu'elle s'adresse à l'Autre, avec un grand A, à cette parole fondatrice qui nous a dit : "Il est bon que tu vives, Je veux que tu vives" comme nous l'avons médité à propos du sacrement de réconciliation.

Si telle est la nature de la liberté de l'homme, elle échappe au fixisme, à la biologie sanctifiée dont on nous rabat parfois les oreilles. C'est dire que la sexualité est beaucoup plus large que son seul usage matrimonial et qu'elle est effectivement en exercice, non pas par sa génitalité, par son seul exercice physique, mais par l'affection, les sentiments, l'attention à l'autre et même par une réalité que Freud avait rayé de son vocabulaire mais que l'on connait par un certain nombre de lettres au pasteur Pfister : par la sublimation. Elle signifie que l'homme est capable de prendre son énergie, ses pulsions, pour créer de l'art, du dévouement, de l'engagement et même de la religion.

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Si tel est le statut d'une nature libre et dialoguante, l'important dans la liberté sera de faire en sorte que la sexualité exprime réellement ce que cette liberté veut lui faire dire. La sexualité n'est pas une fatalité biologique qui télécommande l'homme. Elle est, comme son corps, l'instrument du dialogue. Tout l'apprentissage, l'éducation d'une morale sexuelle, car il en existe une, consiste à permettre à son corps, à son affectivité d'être au service de la rencontre et du dialogue.

Ce n'est pas pour rien qu’en français courant l'expression "faire l'amour" dit tout, sauf l'amour ! Elle est la preuve que l'on peut utiliser le corps comme instrument de l'égoïsme et d'une satisfaction propre où ce qu'on fait est précisément le refus de se donner, le refus du dialogue, le silence mortel de ces brèves rencontres au coin d'un bois. Caricature obscène de ce que le corps et le sexe sont appelés à vivre : l'intimité, la confiance, la marche pour exprimer une réponse dialoguante à la voix qui nous appelle à vivre.

Si ce dialogue peut ainsi passer par le corps, sans être nécessairement charnel, d'autres manières d'aimer sont possibles. Nous ne sommes pas obligés d'utiliser notre génitalité pour devenir un homme accompli. Je crois qu'il est important d'être clair à ce sujet. La maturité du corps est dans le dialogue accompli et non pas dans le nombre d'exercices physiques qu'on peut effectuer. Aujourd'hui, on mélange un peu tout.

C'est la capacité d'entrer en dialogue qui est fondamentale. Dans ce cas, le célibat des religieux, des religieuses, des prêtres, prend un sens entier. C'est rappeler, à vous qui êtes mariés, que l'acte du mariage lui-même n'est pas la totalité de votre relation. Car “faire l'amour” peut empêcher de parler, l'intimité du corps peut briser la relation du coeur. Il y a une habitude du corps qui peut décliner en silence mortel pour un ménage, étouffant l'échange, sclérosant le dialogue et la compréhension. A l’inverse, il peut y avoir dans un couple une absence de communion corporelle qui endort le partage et blesse la confiance. Tout est ici question de communication partagée.

Le célibat, dans son acte de don à l'Evangile, rappelle que le mariage a besoin d'être jugé, a besoin d'un regard critique, non pas pour vous dire que vous êtes meilleurs ou pires que nous, mais pour qu'on n'enferme pas la maturité, la liberté, dans le seul statut de conjugalité accomplie. Même dans le dialogue qu'il pose, l'homme est plus grand que les actes physiques qu'il accomplit. Il convient de rappeler ici cette condition première : l'acte physique de l'amour doit rester dialogue d’où l'importance de ce dialogue au sein du couple, car c'est lui qui constitue la nature première de l'homme. Cela vous est rappelé par le fait que des hommes et des femmes, célibataires consacrés, se vouent au dialogue avec Dieu et avec les hommes.

L'amour possède plusieurs visages. Mais le fait a aussi comme conséquence de rappeler à ceux et à celles qui vivent un célibat subi, que leur vie n'est pas pour autant un échec. Parce que l'amour est plus grand que l'état dans lequel on est. Vous comprenez, nous religieux, religieuses, prêtres, notre célibat volontaire a une raison d'être. C'est le don, c'est le dialogue avec le Christ, c'est le service accompli, la prière. Il y a un sens très beau du célibat qui justifie pleinement qu'un homme ou une femme s'y donne.

Mais quand vous voulez vous marier et que vous ne réussissez pas, quand vous êtes condamné à une solitude que vous n'avez pas choisie, quand vous n'avez personne à qui vous confier et que votre corps reste inerte parce qu'il n'a aucun partenaire aimant, une grande peine accable des personnes qui, malgré elles, contre leur volonté, contre leur désir le plus profond, ne rencontrent pas l'amour, auquel normalement elles pourraient prétendre. Il est fondamental pour elles de leur dire que leur vie, malgré cette blessure réelle, qui mérite un profond respect, n'est pas une vie perdue, parce qu'elles peuvent aussi dans leur corps, dans leur affection, dans le service qu'elles rendent, faire de leur vie, un dialogue et une réponse.

La loi de la création est la même pour tous. Si on reprend le vieux mot de la bible, que nous dirons au coeur du dialogue eucharistique, arrive le mot d'alliance. Tout a été fait pour l'alliance.

C'est rappeler, quand on se marie, homme et femme, que l'alliance est fondée sur l'union des différences. Mais quand on ne se marie pas, c'est rappeler que cette alliance est faite pour le dialogue, le respect et cette juste distance à laquelle on doit toujours garder l'autre, “à un jet de pierre”. Car le plus intime reste aussi le plus mystérieux. L'autre est toujours l'autre.

Dans la Bible nous voyons peu à peu se développer l'appel à participer à l'alliance des gens dont on riait, dont on se moquait :

- Voilà que le troisième Isaïe appelle à participer pleinement au peuple de Dieu la femme stérile, celle dont le corps sec rendait contradictoire le mariage qui, en principe, devait être fécond (Is 54, 1).
- Isaïe appelle au service de l'autel les eunuques, ceux qui ne pouvaient ni se marier, ni bien sûr procréer (Is 56,4).
- On voit dans Saint Luc l'admirable figure d'Elisabeth
- Dans les Actes des Apôtres, voici le ministre de Candace, reine d'Ethiopie, qui devint disciple, grâce à Philippe (Ac 8).

Ces êtres ont une fécondité, ils participent à l'amour créateur, ils ont vocation au dialogue et à aimer.

Le recours à l'acte créateur est un rappel pour chacun de la vocation intime de tout homme.

Ce premier point permet de bien situer le mariage et de quoi veut parler le sacrement de mariage : l'alliance faite dans cette création, le corps appartient à cette création, mais en vue du dialogue. C'est le Verbe qui se fait chair. Quand Saint Paul écrit : "Le corps est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps” (1 Co 6,13), il entend bien que le corps devienne verbe, dialogue et parole.

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Mais cette création est fondamentalement inégale. L'alliance elle-même, pour l'Ancien Testament, est une alliance inégale. Elle est l'acte bienveillant, généreux, par lequel un empereur octroie à un inférieur, une alliance. La manière dont les récits bibliques sont construits pour nous parler des grands thèmes, des grands récits d'institutions d'alliance, suppose d'abord un choix. La bible dit “trancher”, “couper” une alliance. Ce choix est de la délibération, de la décision de l'empereur. En ce sens on a pu dire, avec certains excès mais beaucoup de raisons, que l'alliance biblique était déjà une sorte de serment de vassalité, une manière de féodalité où le suzerain devait protection à son vassal et le vassal devait armée, argent et service à son suzerain. Alliance fidèle dont le résumé est dans cette phrase inlassablement répétée par les récits bibliques et les prophètes : "Je serai ton Dieu, tu seras mon peuple".

L'alliance, les épousailles, l'amour entre Dieu et Israël, le prophète Osée s'en est fait le chantre et le cantique des Cantiques si subtil, en donne également une magnifique allégorie.

Seulement, si grande, si belle, si généreuse soit cette alliance, parce qu'elle est inégale, elle met non pas l'amour de Dieu, mais notre amour en péril.

L'admiration accepte l'inégalité. J'ai connu des femmes, tellement admiratives de leur mari que tout s'est effondré quand le dit mari a pris sa retraite. L'admiration est un détournement de l'amour, l'admiration est une manière de passer à côté de l'autre, de se mettre dans son ombre, voire à ses pieds.

Mais l'amour veut l'égalité, l'amour veut voir l'autre face à face, l'amour veut pouvoir parler à hauteur de visage.

Comment voulez-vous parler d'amour de Dieu ? Quelle distance ! Ou alors vous tordez le sens des mots. Comment aimer Dieu si différent, si loin, si grand, si autre ?

L'amour a vraiment commencé le jour où Dieu se rend notre égal, si j'ose dire (il faudra revenir sur ce mot). Rappelez-vous ce qu'écrit l’Epître aux Hébreux à propos du Christ : “Nous avons une nature de sang et de chair, il en a pris une toute semblable” (2, 14).

Dans ce Christ, à qui nous donnons notre chair, notre sang, que nous introduisons dans notre histoire, qui est notre enfant par Marie, avec ce Christ, nous nous retrouvons, d'une certaine manière, sur un pied d'égalité. Homme comme nous, véritablement homme, né d'une femme, “quand les temps furent accomplis” écrit Saint-Paul (Ga 4, 4), ce Christ rend possible l'authentique amour entre Dieu et l'homme. Parce qu'il est allé jusqu'à vouloir l'égalité, même plus que l'égalité puisqu'il “s'est abaissé se faisant serviteur et obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix”, il s'est “vidé de lui-même”, le mot est dans l'Epître aux Philippiens (2, 8).

Seulement, ne nous trompons pas, c'est peut-être là, à mon sens, que se tient un des pièges le plus subtil, le plus pernicieux, de l'amour. Vouloir l'égalité, c'est vouloir l'échange. Je te donne et tu me donnes. Mais l'échange, cette réciprocité indispensable, va peut-être engendrer l'étouffement. La réciprocité de l'amour n'est pas la réciprocité du même. Je te donne 100 frs, tu me donnes 100 frs, je te donne un baiser, tu me donnes un baiser. Cette comptabilité, parce qu'elle s'attache à l'identique, au même, risque d'étouffer l'amour parce qu'elle oblige chacun à se conduire selon la ligne de conduite et de décision de l'autre. Elle est un esclavage déguisé.

Quand le Christ explique à ses disciples qu'un homme n'a pas le droit de répudier sa femme, la réaction des Apôtres (Mt 19) est admirable. Ils ne comprennent pas cette parole. “Si telle est la condition de l'homme, alors il n'y a aucun intérêt à se marier”, disent-ils. Pour eux le mariage est une question de pouvoir. Il y a bien réciprocité, certes, mais ce sont les maris qui en commandent la règle, qui en commandent la mesure, les degrés... Croyant perdre leur pouvoir, ils redoutent de perdre leur puissance.

La réciprocité elle-même peut donc arriver à une sorte d'esclavage et d'étouffement. Il n'y a pas de mots pires en français, quand on parle de deux fiancés, que de leur dire qu'ils se “complètent” l'un l'autre. Réfléchissez : un couvercle complète une boîte parce qu’il s'emboîte. Si vous vous complétez, cela veut dire que la réciprocité va vous fermer, va vous boucher. Où sera la découverte ? Où sera l'amour ? Où sera demain, l'imprévu, la création ? “Compléter” cela veut dire que les besoins de l'autre limitent la générosité du premier. Cette réciprocité, cette parité risque d'être un piège. Toujours les revendications du plus fort commanderont la réciprocité.

Vous êtes un certain nombre a être mariés depuis un certain temps. Obligatoirement, car il n'y avait qu'une seule lecture à ce moment là, à la messe de mariage (Je demande aux plus jeunes de ne pas bondir trop vite), on vous a lu le texte d'Ephésiens 5, où se trouve cette phrase : "Femmes soyez soumises à vos maris".

Dans un contexte féministe, vous voyez ce que peut donner ce pauvre Saint Paul ! D'abord, c'est un énorme contre sens. “Upoménein” signifie : savoir que le plus court chemin, pour aller de soi à soi, passe par l'autre. L'acceptation de l'autre, pour me trouver moi.

La réciprocité n'est pas simplement un face à face, comme deux tampons de locomotive qui se heurtent. La réciprocité, c'est qu’avant de savoir ce que moi je demande ou donne, je dois d'abord passer par l'autre pour savoir ce qu'il attend et désire. Dans l'amour il y a cette soumission qui est par conséquent une sorte d’inégalité.

Vous allez me dire que c'est contradictoire. Comment peut-on désirer être égaux en amour et se rendre compte que pour aimer il faut toujours passer par l'autre, faire le détour par l'autre, penser à lui avant de penser à soi ?

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Tout l'Evangile porte sur ce point. C'est peut-être cela le contenu le plus précieux du sacrement de mariage.

Rappelons cette immense et belle figure : l'obole de la veuve. Voilà des gens qui donnent des fortunes dans le tronc du temple. Le Christ ne dit rien. Ils pouvaient donner tout cela, ça ne leur coûtait rien. Mais la vieille femme, la veuve, en mettant son obole, Marc écrit à son sujet ce mot extraordinaire : "Elle a mis tout ce qu'elle avait, elle a mis toute sa vie" (Mc 12, 44). D'un geste humble, modeste, minuscule, inégal, cette femme donne toute sa vie.

L'égalité dont parle l'Evangile, ne consiste pas à donner la même chose, le même nombre de baisers ou de caresses, le même nombre de lettres ou de coups de téléphone... Cela consiste à donner, avec la même générosité, tout ce que nous pouvons donner. Chacun selon sa mesure.

Là nous rencontrons les inégalités : l'un va parler plus que l'autre, l'un saura manier le verbe mieux que l'autre, l'un sera plus attentif aux gestes quotidiens que l'autre... Le problème n'est pas de comparer ce qu'on donne, mais de savoir si on donne avec une générosité égale.

Il y a dans l'amour une égalité radicale qui est la même pour tous, c'est l'exigence de se donner. Le commandement est égal, chacun l'accomplit à sa manière. Il est évident que la mesure est inégale, selon les moments, selon chacun. Il y a toujours un moment ou l'autre va se donner plus facilement que son conjoint.

L'exemple vient du Christ, bien entendu. Il se donne plus que nous et mieux que nous. L'acte de donner sa vie chez le Christ est infiniment supérieur à l'acte de donner ma vie, chez moi. Pourtant c'est bien le même acte, d'une exigence égale, accompli dans l'inégalité des possibilités de chacun.

C'est pourquoi le pardon est fondamental, l'espérance est fondamentale. C'est pourquoi l'amour est toujours une quête, une démarche, parce que j'ai toujours à apprendre à me soumettre à l'autre comme dirait Saint-Paul. C'est l'autre qui m'apprend à l'aimer. Il faut donc que je m'y soumette. L'exigence est la même, elle est égale pour tous. Donnes-toi si tu veux aimer.

L'Evangile n'arrête pas de dire cela. Rappelez-vous quand Jésus dit à Pierre : “Viens et suis-moi" et à Jean il dit "reste là," les deux vont le suivre, mais de manière inégale parce que différente (Jn 21, 22). Il y a un mot qui mériterait à lui seul une autre méditation, qui revient sans cesse dans l'Evangile, c'est "comme". Soyez parfaits "comme" votre père céleste est parfait (Mt 5,48).

Si le Christ nous avait dit, soyez parfaits à la mesure du Père, cela ne nous serait pas possible. La perfection de Dieu est l'adéquation de Dieu à lui-même. Et la proportion, pour nous les hommes, c'est notre propre adéquation à nous-mêmes. La relation entre les deux c'est "comme". Il est fondamental d'apprendre à aimer "comme". Parce que l'autre ne m'aimera jamais comme je veux qu'il m'aime, je ne l'aimerai jamais à la mesure qu'il désire que je l'aime. On aime comme on peut, c'est-à-dire en proportion de ce que chacun peut donner. Là est la loi la plus profonde du dialogue de la création.

Le sacrement de mariage est le sacrement de ce corps, de cette inégalité dans l'égalité, du respect de ce que chacun est, avec la même exigence, celle de la petite vieille qui, donnant son obole, offre toute sa vie. Elle mise tout sur un don infime.

 

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4- Consentir à l'autre  (Fidélité et pardon)

 

Aujourd'hui et la prochaine fois, nous abordons un sujet particulièrement difficile et délicat, qui risque de toucher tel ou tel d'entre vous. Quand nous sommes dans l'empirée de la théologie morale, les choses sont relativement simples, mais nous allons méditer très concrètement le consentement à l'autre et la fidélité.

Vous qui êtes mariés, vous avez échangé vos consentements. Comme le Christ l'explique dans l'Evangile de Saint Mathieu : “que votre oui soit oui, tout le reste vient du mauvais”.

Nous parlerons de la fidélité, de l'indissolubilité du mariage. Ce sont là deux sujets complexes, non pas tellement sur le plan intellectuel, mais parce qu'ils touchent tous les deux la vie réelle d'hommes et de femmes.

Vous savez que nous atteignons environ 45 % de divorces par rapport aux mariages célébrés aujourd'hui, en France. Je pense, pour ma part, qu'un bon nombre pourraient être évités. Il y a beaucoup de raisons de divorce qui sont des raisons apparemment superficielles, mais parce qu'elles sont des raisons symboliques, elles deviennent invivables.

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Alors, que faire ?
- Si l'Evêque rappelle la doctrine, on dit qu'il juge. Un certain nombre de personnes se sentent à tort ou à raison blessées. Le but d'une homélie est d'essayer de nous convertir et non pas de nous blesser.
- Si l'Evêque ne dit rien, il peut devenir complice de cette déliquescence des moeurs que, périodiquement, des censeurs inutiles se plaisent à dénoncer.

On dit volontiers que l'Eglise juge. Est-ce si sûr ? Est-ce évitable ? Et on se réfère, avec une lecture très sélective de l'Evangile, à un Christ qui n'aurait jamais jugé.

J'aurais voulu, pendant ces années d'homélies, vous mettre en garde contre des simplismes qui ne confortent que notre paresse intellectuelle. De fait, le Christ a bien dit dans l'Evangile : "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés” (Mt 7,1). Et même dans Saint Jean, il va plus loin encore, quand il affirme : "Moi, je ne juge personne” (Jn 8,15). Alors se pressent devant nous tant de visages que nous imaginons, et qui sont réels :
- Marie-Madeleine,
- la femme adultère qu'on allait lapider, cette pécheresse (Jn 8, 3),
- et celle qui vient en larmes arroser les pieds du Christ et les essuyer de ses cheveux (Lc 7, 38).
Une miséricorde, semble-t-il, sans frontière. Mais ce Christ qu'on aime tant voir ne pas juger, comment pourrait-il encore être lumière ? Comment pourrait-il guider une vie, s'il ne nous montre pas un chemin sûr, qui arrive véritablement jusqu'au coeur de Dieu ?

Si vous renoncez à juger, cela veut dire que vous renoncez à apprécier et si vous renoncez à apprécier, cela veut dire que vous ne savez pas où vous allez.

Est-ce que le Christ, pour autant, nous laisse dans le flou sous prétexte de caresser des coeurs dolents ? Va-t-il mépriser la dignité d'un homme qui a besoin de savoir si oui est oui, si non est non ?

Car le même Christ est également celui qui a dit : "le Père m'a remis tout jugement, mais le jugement que j'exerce, il est juste, car je juge à partir de ce que j'entends” (Jn 5, 30).

Comment concilier la double affirmation d'un Christ qui ne juge pas et d'un Christ qui est, effectivement, le juge ? On ne peut pas laisser simplement aux tympans des cathédrales un Christ en majesté, qui attend le moment du jugement dernier, pour faire savoir où est la vie et où guette la mort, quel acte rapproche du salut ou en écarte.

Nous posons sans doute très mal le problème, par des oppositions roides et rétrécies.

Il importe de comprendre aujourd'hui que le jugement du Christ n'est pas un jugement extérieur. Quand il nous dit : “je juge d'après ce que j'entends” (Jn 5, 30), il renvoie à cette réponse étonnante que le Roi de la parabole des talents avec les trois serviteurs, rétorque au troisième, qui a enfoui son talent, qui n'a rien fait et qui dit à son maître : “je te tiens pour un maître dur qui récolte là où il n'a pas semé et qui moissonne là où il n'a pas planté”. Le maître de lui dire : “Serviteur, je te juge sur ta parole” (Mt 25, 24).

C'est dire qu'en quelque sorte, nous-mêmes instruisons notre propre procès. Nous faisons à nous-mêmes notre examen et notre jugement. “Notre conscience nous accuse ou nous disculpe”, écrit Saint Paul (Rm 2, 14-15). C'est notre parole qui nous juge. Le problème est de savoir quelle parole nous prononçons. Quand on connaît les subterfuges, les détours, les camouflages du langage et des mots, quand parlons-nous vraiment ?

Cette question inévitable du jugement ne porte pas simplement sur une distinction vraie, en gros, mais finalement très superficielle, qui prétendrait que le Christ ne juge pas les personnes mais juge des actes. Le jour ou vous aurez rencontré un acte qui se promène sans personne, dépêchez-vous de me prévenir. Car l'acte est bien l'expression d'une personne. Une personne qui n'agit pas, qu'est-elle ?

La position évangélique est beaucoup plus subtile, puisque c'est de nous-mêmes, par l'intérieur, que notre propre jugement, c'est-à-dire notre adéquation à la volonté de Dieu, est manifeste ou pas.

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Le livre du Siracide (15,15) reste encore relativement simple quand il affirme que devant nous est posé un choix et qu'en ce sens là, dans le problème fondamental du mariage, notre liberté est en cause et que nul ne peut être infidèle s'il ne le veut pas, continue le texte. Est-ce si simple ?

Cet homme qui avait librement dit "oui" à son mariage, par quelle pulsion était-il mené quand, en 15 ans, il a connu, entretenu avec une sorte d'incapacité de s'en défaire et de choisir, trois liaisons successives ? A qui a-t-il dit oui ? A sa femme ? Oui.

Pas seulement. Car en examinant, 15 ans après, après des heures de conversation, la parole qu'il avait dite, ce n'est pas à sa femme qu'il avait dit oui, mais à sa mère décédée quand il avait 2 ans et qu'il avait inlassablement recherchée à travers des figures féminines dont, évidemment, aucune ne correspondait à la défunte.

Qui avait-il vraiment aimé ? Son épouse ou la disparue inlassablement, désespérément mais inconsciemment recherchée ?

Et cette épouse pas très chrétienne puisqu'elle n'avait pas communié à sa messe de mariage, mais qui s'est convertie. Avec l'ardeur des néophytes, elle a épousé une spiritualité du mariage, d'une rigueur, d'une hauteur, d'un idéalisme qui le rendait impraticable pour son mari. Matériellement, spirituellement fidèle, elle a rendu la fidélité profonde, invivable et impossible à un conjoint qui avait épousé une femme mais pas un ange, qui avait épousé sa conjointe, mais pas une théoricienne de la vie sexuelle matrimoniale. Elle avait oublié qu'il ne suffit pas de penser juste, il faut penser de manière acceptable.

Saint Paul (Rm 14,16) écrit cet avertissement que je m'adresse à moi-même en premier : "Ne faites pas médire de votre bien".

Un prêtre ne peut pas célébrer l'Eucharistie en vous oubliant, sinon il tue la liturgie ; de la même manière, on ne peut pas avoir des idées sur le mariage indépendamment du conjoint.

On voit comment,
- d'un côté, une recherche désespérée
- et de l'autre un élan idéaliste impraticable,
bloquent la liberté de la rencontre et de l'échange.

Le temps n'est plus, certes, où l'on arrangeait les mariages. Difficile liberté. Je sais des femmes qui ont été mariées, sans trop de consentement de leur part, et qui 20, 25 ou 30 ans après, les enfants élevés, le mari arrivant à la retraite, se disent : “qu'est-ce-que j'ai fait de ma vie ? J'ai été engagée dans une aventure dans laquelle, au fond, je n'ai jamais profondément été partie prenante”.

Ne nous y trompons pas, ces obstacles à la liberté se retrouvent dans d'autres conditions.

Peut-on dire aussi facilement que tels ou tels jeunes qui vivent en cohabitation juvénile parce que ça se fait.. qui sont reçus par les copains parce que la bande d'amis s'entend bien... et qui, spontanément, naturellement quand ils veulent faire un enfant se retrouvent devant monsieur le maire et monsieur le curé... soient beaucoup plus libres ? Nous avons peut-être changé un conformisme social par un conformisme groupal.

Quel est la réalité de la liberté ? Avons-nous raison de parler si vite, en ces domaines, de liberté ? Comme si un moment elle était là, pure, simple, évidente, nue, entière ! Etre libre ce n'est pas être dégagé des contraintes. Etre libre c'est, avec ces contraintes, apprendre à se libérer progressivement.

Ils seraient profondément surpris, cet homme aux trois liaisons et cette convertie, si on leur disait que leur liberté avait progressé sans l'autre. Nous retrouvons ici le mot fameux si important, mais si méconnu, de Saint Paul d'être "soumis" les uns aux autres (Ep 5, 21).

Que s'est-il passé dans ces deux cas ? Il s'est passé que chacun a suivi son propre itinéraire. L'un, inconscient, d'un désir immaîtrisé, et l'autre, étincelant, d'une conversion individuelle.

Mais l'autre, le conjoint ?
Le problème tout simple, premier, évident du consentement à l'autre n'a jamais été posé, sinon comme la conséquence d'une autre recherche. Ce n'est pas le conjoint qui a été recherché, alors que c'est l'objet premier du sacrement de mariage, mais
- dans le cas de la néophyte la conformité à une théorie spirituelle
- et dans le cas de l’autre homme le suivi d'une quête impossible.

Et le conjoint ?
Au contraire si l'on pose en premier que nous avons à nous libérer, nous découvrons que l'autre est indispensable à notre propre liberté.

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Consentir à l'autre.
Peut-être serait-il sage de reprendre les premiers pas de Saint Augustin : "J'aime aimer, je m'aime aimant". Effectivement, quand on aime, on se sent grand, noble, fort et généreux. On a l'impression d'exister. On est plein de grands sentiments. Aimer fait plaisir. Aimer fait exister parce qu'aimer donne une bonne conscience de soi.

Mais ce qu'on aime, dans ce cas, Augustin l'a bien montré, ce n'est pas l'autre, c'est l'image que j'ai de moi-même en train d'aimer l'autre. L'autre n'est jamais que le miroir dans lequel je contemple la grandeur de mes sentiments et l'ardeur de ma générosité.

Aimer, comme souligne Augustin, commence par aimer l'image qu'on se fait de l'autre. Car la première rencontre n'est pas aussi libre qu'on le croit. Elle n'est jamais réellement par hasard. Si nous savions quelles recherches, quels désirs gisent au fond de nous, si nous pouvions scruter notre inconscient, nous saurions que ce n'est jamais par hasard que nous faisons telle ou telle rencontre. Par conséquent la personne que nous aimons répond à un besoin que nous avons au fond de nous. Ce que nous recherchons en elle, c'est la réponse à ce besoin.

D'où inévitablement la bienheureuse et nécessaire crise, qu'on appelait autrefois “la fin de la lune de miel” : quand on s'aperçoit que l'autre est "autre", qu’il n'est pas nécessairement la copie conforme du conjoint que j'avais espéré... que l'autre n'est pas là d'abord pour satisfaire mes propres besoins inconscients, que l'autre résiste, que l'autre existe pour lui...

Beaucoup de divorces, ont lieu avant cinq ans de mariage. C'est sur ce premier obstacle que butent tant de jeunes couples, sur le fait que le conjoint n'est pas celui ou celle qu'on avait imaginé. Il est "autre" que moi je m'imagine qu'il soit "autre".

Si c'est moi qui décide comment l'autre doit être, je le dessine, je le façonne, je le construis, je le recrée à partir de moi. L'autre de moi c'est encore une façon d'être moi. Mais l'autre, n'est pas comme cela. Il est lui, il est elle, avec son histoire propre.

Ce à quoi il faudrait consentir en ces conditions, ce qu'il faudrait accepter et qui est très crucifiant (il y a des larmes), c'est que je ne sais pas aimer. C'est l'autre qui doit m'apprendre comment l'aimer. C'est à l'autre de me dire comment il accepte que mon amour le rejoigne, seul l'autre peut me dire, me révéler qui il est.

L'amour passe alors par une crise qui est celle dont parle Saint Paul quand il parle de soumission. Si fort que soit mon amour, si ardent mon désir de l'autre, je dois accepter que l'autre soit qui il est et non pas comme je le rêve. Je dois accepter, consentir à l'étrangeté de l'autre qui est cependant le plus proche, le plus aimé et le plus cher.

Cet amour qui se dépouille de ses représentations, de ses images, de ses idées, suit le même mouvement que la foi qui doit traverser le désert de la nuit pour rencontrer le Dieu qui nous attend et non pas les idées que nous nous en faisons.

C'est justement à ce moment-là qu'arrive quelque chose de très fondamental. Tant qu'il s'agit de paroles, de dialogues, on avance vers l'autre, mais arrive un temps où les paroles ne suffisent plus. On s'aperçoit que dans l'échange, dans la relation, d'autres choses se disent de manière plus symbolique. D'un seul coup, un détail, un rien, une bricole vont prendre une importance démesurée en comparaison de leur réalité concrète. Ce mari qui, tous les soirs, en rentrant a besoin de s'asseoir, de jeter un coup d'oeil sur le journal, pour seulement après, dire bonjour tendrement à sa chère épouse. Un petit rien sur lequel pendant les deux premières années de mariage elle avait passé avec tendresse, un jour devient insupportable, invivable. Parce que la rencontre, la fréquentation font que ces symboles de la vie, ces minuscules gestes qui, sur le plan verbal et intellectuel, sont de peu de contenu, traduisent des attitudes existentielles radicales. S’il commence par lire le journal, c'est qu’il ne m'aime plus, il ne m'aime plus comme avant !

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En un sens tant mieux ! L'amour est obligé de s'approfondir. C'est le seul moyen de grandir. C'est sur ces symboles que se lèvent tellement d'incompréhensions et de disputes. A travers ces symboles, qu'il faut respecter très soigneusement car ils disent plus que les narrations que l’autre fait de son existence, s’exprime l'important, l'indicible, l'essentiel. Ils révèlent le mystère de l'autre. Et, d'un seul coup, se montre aux yeux de la personne qui aime, que l'autre ne sera jamais totalement transparent, que l'amour est une réalité nocturne parce que, plus il avance, moins il peut pénétrer le mystère, le secret de cet autre. L'amour se sent terriblement pauvre car ce sont les gens qu'on aime le plus dont on sait parler le moins bien.

Au début, on remplit des pages, des lettres, des carnets intimes puis arrive ce moment du silence, parce qu’aimer c'est consentir au mystère de l'autre, c'est se sentir pauvre devant lui.

Le mariage est le sacrement de cette pauvreté qui contemple un mystère dans lequel, quel que soit l'échange, la bonne volonté et l'ardeur, le partage et l'amour, on ne peut jamais pénétrer.

C'est cet élan de l'amour qu’il faut évoquer pour découvrir ce mystère et laisser l'autre advenir devant nous. Le mariage comme naissance, comme aube, comme matin de Pâque, quotidiennement renouvelé : Dieu est celui qui naît à chaque instant.

Ce mariage-là est, dans sa pauvreté, dans cette espèce de fragilité de la contemplation, à la fois très proche de l'acte de croire et en même temps le plus vrai.

Il faut se libérer l'un par l'autre pour arriver à cette contemplation du mystère, à cette acceptation de l'autre comme autre, sur qui on ne peut jamais mettre la main, qu'on ne peut réduire à son image, ni jamais contraindre à se révéler contre son gré. Oh ! le problème du pouvoir ! L’amour passe par la démise de soi.

Dans cette fragilité se tient, me semble-t-il, le chemin qui permettrait d'éviter tant d'incompréhensions, tant de ruptures inutiles, tant de maux qu'on se fait l'un à l'autre, tant de méchancetés. C'est s'arrêter qui devient terrible. On découvre aussi que la fidélité n'est pas l'accaparement et l'entassement de richesses, mais le dépouillement progressif de ce qu'on pense, pour que l'autre existe.

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En quoi ce sacrement de mariage touche-t-il le Christ ?

On croit, quand on parle du sacrement de mariage, qu'il suffit de parler du Christ épousant l'humanité, nous en reparlerons. Mais d'abord le Christ est un avec son Père. L'union la plus intime, la plus personnelle est l'union du Fils avec le Père, du Christ avec notre Dieu. Le Christ révèle Dieu, mais sans en violer le mystère intime. Il le révèle comme au-delà des mots, au-delà de ce qu'il en dit, au-delà des gestes qu'il accomplit, au-delà des oeuvres qu'il fait.
C'est ce Christ, contemplant le Père dans le silence des nuits dans la montagne et offrant sa vie au Père dans le silence absolu de sa mort.
C'est ce Christ qui, abandonnant tout, jette sa confiance vers ce Père, au-delà de tout mot, de toute parole, alors qu'il est lui, le Verbe.

Le sacrement de mariage tient d'abord dans cette union intime que le Verbe incarné révèle, mais qu'il révèle comme jamais terminée, comme inaccessible, comme au-delà de nos emprises. C'est là où l'exemple du Christ éclaire le sacrement de mariage.

Le mariage est d'abord la découverte de l'autre, la révélation commune d'un homme et d'une femme, dans leur propre mystère, dans leur mystère inépuisable, jamais terminé, qui est leur propre histoire, avec leur libération pour accéder à la découverte du mystère de l'autre.
Ce faisant, ce Christ nous enfante à l'autre. Aimez "comme" moi je vous aime, face au mystère du Père.

C'est à juste titre que ce Christ qui nous apprend à aimer, a été, à cause de cela, appelé le Christ-Père, par un nombre important de premiers écrivains chrétiens. Dans un texte célèbre, Origène compare Jésus à Adam. De la même manière, dit-il, qu'Adam est le père de la race humaine physiquement, le Christ est notre Père car il nous enfante, il nous engendre à la vie de Dieu, il nous apprend à aimer : “Le début de chacune des lignées de ceux qui sont les descendants du Dieu de l’univers, remonte au Christ qui, après le Dieu et Père de l’univers, est ainsi le père de tous les hommes, comme Adam est le père de tous les hommes” (Origène : “Des Principes”, IV, 3-7)

Christ-Père de tout amour.

Christ, fondateur du mariage dans son union au Père. Car le Fils bien-aimé consent totalement à son Père.

 

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5- Ce que Dieu a uni  (Indissolubilité)

 

Faites attention aux oraisons de la messe : elles sont une nourriture de prière beaucoup plus importante qu'on ne le pense ! Une des liturgies se termine par cette supplication : "Seigneur, donne-nous toujours soif de la vraie vie". Nous venons de communier, nous avons donc reçu tout ce que, sur cette terre, nous pouvons désirer de plus riche, de plus fort, de plus aimant, la présence même de Jésus en notre coeur. Et au moment où nous remercions Dieu de cette communion qui devrait nous rassasier, voilà que nous lui demandons : "donne-nous encore soif" !

L'Eucharistie est un pain qui donne faim, parce que l'amour est insatiable. C'est justement par ce côté inépuisable du désir d'aimer, que se définit la fidélité, sur laquelle nous allons méditer aujourd'hui. Fidélité que l'on dit compromise à notre époque au vu des statistiques du divorce.

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Peut-on tenir le registre de toutes les infidélités conjugales ? Aujourd'hui, au moins, le divorce est un fait public, on peut donc le dénombrer. Mais que dire de cette littérature de la fin du siècle précédent et du début de ce siècle, dont le thème favori tournait autour de l'adultère ? Il n'y avait pas de divorce, certes en ce sens il y avait toujours moyen de se reprendre, il y avait toujours moyen de revenir. Mais des couples divisés s'installaient dans deux vies parallèles, partageant non plus la joie, ni même la peine, mais surtout l'indifférence. Dans les bonnes familles, on essayait qu'il n'y ait point trop d'hostilité à cette cohabitation matrimoniale, sur mode de séparation.

S'il y a autant de difficultés à vivre la fidélité aujourd'hui qu'hier, c'est probablement, pour nous chrétiens, pour des raisons d'ordre spirituel.

Les raisons sociales sont connues. L'isolement des couples est un drame de notre époque. Mais au manque de fidélité existe une raison spirituelle que l'on pourrait aborder par cette question probablement surprenante : fidèle, mais à qui ?

Apparemment, la question va de soi, puisque ceux qui sont fidèles dans le mariage répondent évidemment : fidèle au conjoint. Les pourfendeurs de la fidélité qui ne voient dans le mariage qu'un carcan dont il faudrait se libérer au plus vite, savent également très bien à qui il s'agit d'être fidèle : au conjoint auquel ils ne veulent pas se lier, fidèles à l’instabilité.

Donc poser cette question, impertinente j'en conviens, ne porte pas sur le fait de la fidélité mais bien sur son contenu !

Or je ne suis pas sûr qu'aujourd'hui, même entre chrétiens, nous soyons très au clair sur le contenu de la fidélité. La question mérite donc d’être posée, comme une soif, c’est à dire comme une prière.

Si l'on aborde le sujet par la négative, on pense immédiatement au côté volage, au vagabondage sexuel, “aux coups de couteau au contrat de mariage”, selon l'expression appliquée à Don Juan. Justement, restons un instant sur Don Juan, un des grands mythes de l'imaginaire de notre culture.

Don Juan est un homme qui promet, promet sans arrêt, mais le corps ne suit pas. La parole vole, mais jamais le corps ne peut s'attacher. Parce que le corps ne peut pas s'attacher, la parole, la promesse inlassablement reprise, ne peuvent que décevoir et décliner. Don Juan est le type même de l'incapacité d'aimer. Dans ces faillites répétées où il croit dominer les femmes qu'il berne, en réalité c'est lui-même qui rencontre l'échec, puisque jamais, manquant au temps, il ne rencontre l'amour. Sa parole échappe au dialogue, faute de l’engagement du corps.

Don Juan est la parole qui évite de se donner, en quoi il se révèle incapable de sortir d'une rigidité étonnante. Alors qu'il se présente au dehors pour un libertin déterminé, il demeure intérieurement lié à une fidélité envers lui seul. Don Juan ne change pas. Il est étonnamment fidèle, mais à lui seul.

Fidèle à sa recherche qui est vouée à ne jamais aboutir parce qu'il n'en prend pas les moyens. Se heurtant, d'impasse en impasse, à l'absence de l'autre. Don Juan est celui qui cherche quoi ? Probablement à exorciser la peur et l'angoisse de la solitude qui l'habitent depuis toujours.

A la question de l'infidélité ou de la fidélité, Don Juan doit répondre qu'il n'est fidèle qu'à sa propre tristesse, en quoi d'ailleurs, il peut être rapproché de quelqu'un qu'on qualifie de traître, Judas.

Peut-être bien que Judas est le seul qui ait été fidèle ! Ayant rencontré le Christ pendant trois ans, rien ne l'a fait évoluer. Entré à la suite du Christ pour un succès messianique matériel, tangible, militairement constatable, rien n'a fait changer Judas. Il a tout trahi, sauf lui.

Il a abandonné son maître et son ami par un baiser. Mais Judas est resté implacablement fidèle à son désir de réussir.

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Si bien que dans l'errance, dans le côté volage, que l'on interprète parfois très superficiellement, il peut y avoir une forme étonnante de fidélité qui est en réalité une constance.

Combien de ménages, ayant vieillis l'un à côté de l'autre, sont tellement endurcis, habitués, alourdis par la poussière des jours, qu'ils sont devenus parfaitement incapables de se tromper l'un l'autre, tout autant qu'ils sont devenus incapables de s'aimer réciproquement.

On touche, là, la plus grande des difficultés, cet abîme qui sépare la fidélité de la constance. La constance demeure intangible, inaccessible, tel qu'on est. Elle se fige dans une volonté de conjurer le temps et c'est un leurre. Elle fixe un moment de la durée dans un refus de toute évolution.

La constance est l'infidélité même car elle idolâtre un moment déterminé de l'existence. Elle sacralise des gestes, des habitudes et elle s'en tient matériellement à la conservation du même, comme si le temps n'existait pas. Il n'y a donc pas de contradiction interne entre Don Juan et les Pharisiens. Ils se prennent pour éternel ; il ne sont que pétrifiés dans l’immuable.

Ceux de l'Evangile, qui croient faire de mieux en mieux, alors qu'en réalité ils font de plus en plus, parce qu'ils s’attachent à la sauvegarde matérielle d'un certain nombre de rites, d'attitudes, de pratiques, de règles, ils prennent leur constance implacable et durcie pour de la fidélité.

Il va donc falloir trouver le chemin de l'authentique fidélité entre deux excès, par exemple : entre la rigidité de rites codifiés (les heures des repas du soir dans les vieux ménages) et la surprise d'inviter quelqu'un à l'improviste ! J’ai fait beaucoup de préparations au mariage. Tous les couples, tous, voulaient être ouverts et accueillants. Cinq ans après, ce projet se termine parfois par le bridge du vendredi soir ! Constance. On se croit ouvert parce qu'on a rétréci ses exigences à l'horizon d'un petit cercle élu. Ce n'est pas de la fidélité. L’amour y meurt en se sclérosant, tison éteint d’une ancienne ardeur.

Dans l'adultère, cette altération, selon l'étymologie, du mariage, le corps trahit et l'on prétend que l'esprit peut rester fidèle. Mais dans la constance, c'est l'esprit qui trahit, même si le corps ne bouge pas.

Le libertinage et la constance commencent par écarteler le corps et l'esprit, d'un côté ou de l'autre. C'est pourquoi toute rigidité est une trahison, une infidélité fondamentale, sous prétexte de fidélité. Le drame est là. Parce que la vertu peut s'enorgueillir de ne jamais avoir trahi, le conjoint croit que cette raison suffit pour aimer encore.

Nous avons bien du mal à comprendre cela aujourd'hui et je pense que la présentation que nous faisons du mariage souffre, dans ce domaine précis, d'une insuffisance.

La théologie traditionnelle présente le mariage comme un contrat. Le mot a eu son importance et sa grandeur. Il a servi pendant des siècles à l'Eglise pour défendre la liberté conjugale des jeunes gens et surtout des jeunes filles. Nul ne pouvait contraindre au mariage. Le mariage est un contrat libre entre deux personnes aptes à se marier, car tenues pour décider d'elles-mêmes. C'est au nom de la théorie du contrat, que pendant des siècles, l'Eglise à défendu la liberté de se marier, bien souvent contre des familles.

Mais, aujourd'hui, voilà que cette théorie se retourne contre nous, parce que le contrat, vous le savez bien, est éminemment privé et celui qui a pouvoir de contracter, a également pouvoir de rompre le contrat. La liberté même du contractant se manifeste dans la capacité qu'il a de détruire le contrat qu'il a pu signer, moyennant certaines conditions, au besoin moyennant compensations, intérêts, que sais-je ?

A force de s'appuyer sur le contrat, on ne se rend pas compte que, dans la mentalité contemporaine, l'approche contractuelle fonctionne au détriment du mariage. Elle l'a soutenu pendant des siècles, puisque elle fournissait l'assise juridique permettant à des personnes de se marier. Mais aujourd'hui, un contrat se déchire ou se change. Cette théorie elle-même se retourne. Je comprends qu'un certain nombre de chrétiens soient désarçonnés, ils continuent à répéter cette théorie, alors même que ceux qui les entendent ne la partagent pas ou, plus exactement, la lisent à l'envers.

A la capacité de rompre ou de modifier spontanément un contrat, s'ajoute que l'amour est devenu un sentiment privé dont les personnes sont maîtresses. Il se peut que l'époque technicienne qui est la nôtre accentue, par compensation, le besoin de romantisme et de sentimentalité qui nous caractérise également.

Comme, finalement, à partir d'une théorie majoritaire, seulement majoritaire, qui, depuis le jansénisme et Pierre Nicole en particulier, fait que les ministres du sacrement de mariage sont les conjoints et non pas le prêtre, plus personne ne sait très bien ce qu'on échange en réalité.

Vous abandonnez ainsi, à une époque individualiste comme la nôtre, le contenu du sacrement, ce sentiment d'aimer, la base du sacrement, le contrat et le ministre du sacrement, à l'appréciation unilatérale des fiancés devant l'autel. Comment voulez-vous que le jour où rien ne marche plus, ils ne décident pas tout seuls de rompre ? Vous leur avez tout donné, vous leur avez tout remis, ils vont donc mesurer leur fidélité à l'impression qu'ils en ont.

Voilà comment une théologie, complaisante de fait à une mentalité et à un temps, abandonne une autre approche qui serait probablement plus nourricière pour ce temps.

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Car, pour le dire rapidement, le sacrement de mariage n'est pas d'abord (il l'est ensuite, bien sûr), un contrat entre un homme et une femme.

Revenons à la magnifique expression de Tertullien : "Le mariage est la bénédiction (entendez au sens de consécration), d'un amour déjà né ou en train de naître".

Quand vous venez célébrer la messe ou y participer, le pain est déjà cuit, il est là. Donc, ce qu'on présente à l'Eglise, c'est un couple qui s'aime, un amour déjà constitué et le mariage est plus qu’un contrat entre deux personnes, une alliance entre un couple et Dieu.

Le coeur du mariage porte sur l'union de l'homme et de la femme, devant Dieu. S'il y a sacrement, ce n'est pas simplement horizontalement à la mesure de l'affection que se portent un garçon et une fille, mais bien par l'entrée de Dieu dans un amour déjà partagé et qui vit.

Dieu est comme un “tiers fondateur” entre un homme et une femme, exactement comme Il le fut entre Adam et Eve. C'est-à-dire que le mari n'a pas simplement sa compagne à ses côtés, il a celle que Dieu lui a donnée. La femme n'a pas simplement un homme avec elle, elle a le mari que Dieu lui a présenté. Dans le regard de l'autre, à travers le mystère profond de la liberté de l'autre, c'est Dieu qui se présente et est contemplé.

Se marier, c'est vouloir que l'amour échangé, soit regardé avec les yeux de Dieu. C'est regarder l'autre comme Dieu le voit. C'est pourquoi, bien avant d'être un contrat, le mariage est d'abord une alliance. Il est l'alliance entre un Dieu et un couple.

C'est parce que Dieu est partie prenante de cette alliance, parce qu'il en est contractant, parce que Dieu lui-même est le fondateur de cette alliance, que le mariage est indissoluble.

Car il repose, non pas sur l'échange d'un homme et d'une femme, dont on sait très bien la fragilité. Un amour humain peut être détruit, irrémédiablement détruit. Si vous faites reposer le mariage uniquement sur les capacités d'un homme et d'une femme, alors la destruction risque d'avoir un jour raison des capacités. C'est reconnaître équivalemment, que nul ne peut être fidèle tout seul.

Au contraire, puisque Dieu est partie prenante de la vie intime du couple, alors le mari est chemin vers Dieu pour sa femme et la femme est chemin vers Dieu pour son mari. La fidélité conjugale découle de l’alliance par laquelle Dieu me donne aujourd'hui le conjoint avec lequel Il me lie. Dieu se révèle en celui (celle) que j’aime.

On l'a déjà vu à propos des sacrements, dans le cours du temps qui fluctue et qui passe il y a cette profondeur -kairos-, ce moment fondateur, qui est présence de l'éternité.

Vous n'êtes pas seulement soumis à la temporalité, à la durée qui s'en va. Chaque instant à la fois dans le cours du temps et au coeur de l'éternité.

Etre fidèle c'est voir l'autre, apprendre à voir l'autre, dans le regard que Dieu nous donne pour le contempler. C'est pourquoi la fidélité est une conversion.

Il ne suffit pas simplement de rester côte à côte, il ne suffit pas simplement de découcher un soir... La fidélité est un acte créateur, parce qu'il s'agit chaque fois de découvrir l'autre dans son mystère inépuisable que Dieu donne de découvrir. C'est apprendre à voir l'aujourd'hui de l'autre dans ce présent d'éternité.

Détaillons un peu : on se rappelle que l'alliance de Dieu, sans cesse, avance et progresse. La grande figure en est Elie. Elie persécuté, condamné à mort, retourne à l'endroit où Dieu est apparu à Moïse.

Qu'est-ce qu'Elie désire ? Comment attend-il la fidélité de Dieu ? Il veut que Dieu se manifeste, comme Il s'est manifesté à Moïse : dans le fracas des éclairs et du tremblement de terre. Comme autrefois, à l’identique.

Vous connaissez la scène : Dieu n'est pas dans le tonnerre ni dans le tremblement de terre. Surprise, la fidélité change, évolue au cours du temps... La fidélité n'est pas restée comme hier. La fidélité est d'être aujourd'hui, avec l'aujourd'hui de l'autre. A ce prophète condamné, Dieu se présente comme une brise adoucissante et apaisante (1 R 19,11-13).

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On doit donc dire que la fidélité est une désillusion créatrice.

Désillusion, parce que l'autre évolue, change, l'autre ne sera jamais comme il a été il y a quinze ans, moi-même aussi j'évolue. Désillusion par la mort des illusions.

L'autre ne correspondra jamais à l'idée que je m'en fais. Je dois sans cesse me dépouiller des images que j'ai de Dieu et des images que j'ai de l'autre. La fidélité passe par la croix, car il est crucifiant de renoncer à ses propres besoins, à l'idée que l'on se fait de l'autre, à l'envie qu'on a de lui.

C'est dans cette mort que va renaître véritablement l'autre comme autre, celui sur qui je ne peux jamais mettre la main, même après cinquante ans de mariage. Toujours aussi neuf, toujours aussi créateur, toujours aussi donné.

L'exemple d'Elie est l'exemple de la fidélité de Dieu. Elie est déçu tout d'abord, car Dieu ne se présente pas comme il l'attendait. Et Elie est comblé parce que Dieu lui donne l'aujourd'hui dont il avait besoin. Mais il ne le découvre qu'après.

C'est l'autre qui me donne de lui être fidèle. L'infidélité d'un des conjoints ne laisse pas l'autre indemne à l'origine. L'autre est souvent fidèle, dans la mesure où je lui donne de m'être, à moi, fidèle. Telle est la grande responsabilité, celle de s’ouvrir à demain. Acte d’espérance..

Car cette fidélité est un travail. On n'est pas fidèle aisément. La fidélité ne consiste pas à traverser sans histoire, sans appendicite ni épidémie, une vie conjugale. Elle est de se demander, chaque matin, comment mieux aimer l'autre. Comment le recevoir et le découvrir. Comment contempler son mystère, que Dieu seul connaît.

Par là, la fidélité est pardon.
Ce qui tue profondément un couple, ce n'est pas toujours une faute réputée grave, ni un accident, dès lors qu'on accepte de ne pas en faire un drame, ou plus exactement dès lors qu'on accepte de ne pas prendre inconsciemment plaisir à en faire un drame. Le plus grave n'est pas dans ces écarts, mais bien dans le déclin de la fidélité en constance. Parce que là, elle y perd son goût, son élan, sa soif.

Etre fidèle n'est pas tourné vers l'arrière.
Etre fidèle est tourné vers l'avant, comme l'espérance radicale d'une soif plus grande d'aimer davantage.

C'est parce que l'autre n'est jamais identique aux torts et erreurs qu'il a faits, que l'espérance est possible et que le pardon arrive.

Il n'y a qu'à relire l'histoire de l'alliance dans l'Ancien Testament et jusqu'à la mort du Christ, pour se rendre compte à quel point Dieu a maintenu une alliance qu'inlassablement des hommes brisaient.

La fidélité n'est pas une œuvre du passé, elle est un travail d'espérance, un travail quotidien depuis les humbles choses : écrire, téléphoner, être à l'heure, respecter l'autre... Ce travail de tous les jours, cette petite pierre, bâtit la fidélité. Ne croyez pas qu'à dédaigner ces détails, on se prépare le coeur à être fidèle le jour où il y aura gros temps.

En ce sens, la fidélité est révélation de Dieu. C'est cela qu'il nous faudrait aujourd'hui redire. Si nous défendons la fidélité uniquement autour du passé, nous ne serons pas crédibles. Nous serons amenés à raconter des slogans et on se moquera de nous.

Mais si nous parlons de la fidélité en termes d'espérance, parce qu'on n'a jamais fini d'aimer, qu'on n'a jamais découvert l'autre, que le Dieu qui m'a donné un conjoint, est un Dieu qui me donne aussi, en même temps, de pardonner au conjoint, d'espérer en lui, A ce moment-là, la fidélité prend toute sa splendeur.

Elle est révélation du visage de Dieu, car je comprends ainsi que la seule raison d'aimer est de ne pas aimer encore assez, pour recevoir de l'autre la capacité de l'aimer mieux.

C'est l'apprentissage de notre pauvreté.
Il n'y a peut-être que dans la fidélité où l'on touche avec le plus d'acuité ce fait que nous ne savons pas aimer. Il nous faut l'apprendre, jour après jour, en acceptant cette humilité d'un amour médiocre, que nous donnons parfois avec beaucoup de passion, en passant par la croix de ne pas être capable d'aimer comme on voudrait aimer. Alors l'espérance nous ouvre le chemin de la rencontre et de la soif.

“Donne-nous Seigneur, d'avoir toujours soif”.

 

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6- Mystère du Christ et de l'Eglise

 

Plusieurs fois, en parlant du mariage, je vous ai mis en garde contre une sentimentalité excessive. Le jour est arrivé de s'en expliquer.

Bien entendu, des mariages de raison, on ne peut quand même pas dire qu’ils soient parfaitement enthousiasmants ! Il faut comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. Elle n’est plus celle d’hier où les familles “arrangeaient” les unions.

La société actuelle fonctionne à partir de la technique, des entreprises, du commerce et des relations. Technique qui permet de construire des instruments, technique qui exploite ces instruments, technique financière qui se perfectionne par l'informatique de jour en jour. Ce monde-là est très dur, car il est entraîné dans une rotation de plus en plus rapide des choses, de l'argent et des êtres. Il est dur pour ceux qui sont au chômage parce qu'on n'a plus besoin d'eux. Il est tout aussi dur pour ceux qui ont du travail et dont les cadences ne cessent d’accélérer.

Ce monde impitoyable qui impose une croissance escomptée, la bourse et des rendements financiers. Le reste est projeté dans la sphère privée des individus.

Pourvu que vous soyez convenables au travail, que vous ayez un bon rendement, protégés par un contrat à durée indéterminée et un profil de carrière, avec une sécurité sociale qui vous assure contre tous les aléas de la vie et une retraite qui finira bien par arriver, par ailleurs vous pouvez faire à peu près ce que vous voulez dans le domaine affectif, sentimental, voire familial.

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Une telle division est tragique parce qu'elle replie les sentiments au sein de la vie privée. Quelqu'un qui est incertain de son avenir, comme c'est le cas de beaucoup de jeunes, quelqu'un qui n'a plus sa place dans la société, comme le ressentent ceux qui sont au chômage ou quelqu'un qui travaille énormément, tous, pour des raisons contradictoires, vont avoir tendance à compenser sur le plan affectif et sentimental ce que la société leur refuse par ailleurs, la conscience d’une responsabilité.

La sphère privée, en tant qu'elle est la sphère du sentimental et de l'affectif, est devenue une zone totalement réservée, avec une séparation à peu près étanche avec la fonction et le rôle social.

Cela se ressent par l'exacerbation affective de notre société qui en même temps que de technique, est avide de sentimentalité. Les versions contemporaines des romans à l'eau de rose se vendent très bien. Elles répondent au désir de réussir un amour idéal, sans toujours en savoir les conditions concrètes, mais un amour devenu aussi fragile que les sentiments. Fragilité envoûtante des commencements, des aubes et des semailles, sans le poids du jour ni de la chaleur.

On sait attendre un marché, on sait guetter la bonne occasion. Il y a des écoles de commerce pour apprendre à vendre. Où y a-t-il des écoles qui apprendraient à aimer ? Laissés à eux-mêmes avec la variabilité de leurs sentiments, trop d'hommes et de femmes flottent aujourd'hui au gré des incertitudes.

Alors le mariage, comme signe de la société que Dieu désire, de juste relation, de la reconnaissance de l'un et de l'autre, sans pouvoir de l'un sur l'autre, s'estompe, déchiré entre l’aridité de la vie productrice et la chaleur d’émotions recherchées.

Disons en passant que cette séparation pose, aux prêtres, aux diacres et à ceux qui préparent au sacrement de mariage, des difficultés parfois insurmontables. Car le seul moyen de réduire la distance entre le côté technique et productiviste de notre société et la sphère privée et affective, ce moyen existe, il s'appelle une bénédiction !

On bénit un bateau quand il est achevé... Une maison quand elle est terminée et quand l'amour va s'installer, on vient demander à Monsieur le Curé une “petite bénédiction...”

Une bénédiction comme un droit, voire comme un dû : du moment que je demande le sacrement, j'y ai droit parce qu'il appartient à ma sphère privée de recevoir la protection que Dieu est sensé ménager à tous ceux qui l'invoquent.

Mais quel est le sens de cette petite bénédiction, à part la fête, la beauté des grandes orgues et parfois du tapis rouge. Quel en est le contenu exact ?

Un couple a déjà préparé la salle du restaurant, imprimé les invitations et, quand il n'y a plus que la question de l'Eglise à résoudre, il vient demander une bénédiction... Et le prêtre, devant eux, a en tête un sacrement ! Deux logiques inévitablement s'affrontent, que le dialogue pastoral tente, tant bien que mal, de concilier... Vous sentez la distance qui sépare la majorité des demandes de mariage à l'Eglise, et ce que l'Eglise propose.

La proposition de l'Eglise opère une inversion de la demande. Bénir reste insuffisant encore que ce soit un geste respectable, mais on ne bénit pas un amour comme on bénit une voiture. L’Eglise propose un acte de Dieu, pose un sacrement sur deux histoires qui unissent leur avenir. Le sacrement est un don que Dieu fait, donc une grâce qui transfigure l'amour d'un couple dans cet amour de Dieu lui-même.

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Pendant longtemps, dans beaucoup de religions, le mariage de Dieu et des humains a été vénéré, soit sous la forme d'un dieu masculin et d'une déesse féminine, soit avec la divinité et le peuple ou les représentants du peuple. Dans à peu près tous les peuples qui entouraient Israël, l'existence d'une prostitution sacrée signalait la requête d’assurer la transmission de la vie et la pérennité du groupe.

On voit bien, sous des formes très diverses, quel en était le but : obtenir la fécondité. Car le mystère de la vie, à cette époque, plongeait dans l'ignorance en laquelle se trouvaient les humains sur la manière dont arrivaient les naissances. Ils savaient bien qu'il fallait être deux pour faire un enfant. Mais pourquoi à telle époque ou dans telle circonstance, l'union était-elle féconde et pas dans d'autres ? Mystère !

Il a fallu attendre la fin du 19e siècle (et même pour un certain nombre de précisions, 1925), pour savoir un peu plus clairement comment s'effectuait la conception.

Il fallait donc d'assurer la fécondité et prévenir la stérilité. Dans un temps où la mortalité avoisinait les 50 % avant l'âge de 20 ans, où la moyenne d'âge restait autour de 30 ans, quelle était la survie de l'homme si le sacré ne venait pas cautionner l'avenir ?

Israël dans cette situation a bien parlé du mariage de Dieu et de son peuple :
"Celui qui t’a faite, c’est ton Epoux" (Isaïe 54,5)
"Voici que la femme (le peuple) va entourer l'homme" c'est-à-dire le Dieu qui l'a créé (Jérémie 31,22).
L'acte du mariage offre donc le lieu où Dieu se révèle.

Mais attention ! Le travail de l'Ancien Testament, toute la réflexion de la loi, des prophètes et des récits, consistent à désexualiser la relation à Dieu. Dieu n'est pas envisagé selon le mode masculin ou féminin. L'union avec lui n'a pas pour objet la fécondité d'un couple, l'avenir matériel d'un couple. Progressivement Israël découvre que sa joie consiste à connaître la Parole de Dieu.

C'est dire que Dieu traite l'homme, non pas au niveau de la biologie, mais il s'adresse à l'homme comme à l’interlocuteur qu'amoureusement Il a élu et avec lequel Il se lie. La base même du sacrement de mariage réside en cette union intime, affectueuse, aimante (et là le sentiment retrouve toute sa valeur), passionnée dira Dieu de lui-même, de Dieu avec son peuple.

Le contenu premier du sacrement de mariage n'est donc pas une bénédiction qui viendrait se surajouter, pour orner le couple, mais c'est l'entrée d'un couple dans l'alliance et l'intimité de l'amour même de Dieu. L'amour pour tous les hommes se signifie à travers ce ménage concret. Ce que vous recevez, c'est l'amour de Dieu pour les hommes qu'Il a faits à son image. Le mariage nous en fait les serviteurs, les ministres.

Dans le Nouveau Testament, il restait cependant à éclairer cette intimité quand Dieu lui-même, par son Fils Jésus, s'est uni à notre terre et à notre chair. Comment comprendre que Dieu nous ait aimés au point de prendre sur lui, d'épouser, le mot est classique, notre condition d'homme ?

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La première image venue à l'esprit de Saint Paul (Rm 12 et 1 Co, 12) provient de l'univers culturel où il vivait : celle du corps. Vous la connaissez tous, elle est admirable parce qu'elle possède deux avantages. Elle montre l'union entre le corps et la tête qu'est le Christ. La tête, pour les anciens, est la source de la vie, le principe du commandement. C'est elle qui dirige, ordonne, voit où l'on va, elle conduit l'existence. Cette comparaison du corps reste très belle, parce qu'elle montre que l'Eglise - Corps du Christ - est conduite et en même temps remplie de vie par Jésus que Dieu lui donne comme tête de ce corps.

Egalement, cette comparaison a l'immense avantage de montrer l'unité et la diversité. Unité d'un corps : nous sommes de la même Eglise, et diversité des fonctions, des situations, des tempéraments, des caractères, mais tous les membres concourent au bien de tous.

Ce que vous êtes dans l'Eglise, vous l'êtes pour le service et le bien de tous. L'oeil sert à tout le corps, l'oreille sert l'ensemble du corps à entendre. La comparaison est très belle. C'est ainsi que, dans un premier temps, Paul interprète l'intime alliance du Christ et de son Eglise.

Seulement, cette magnifique comparaison garde aussi des inconvénients de sa beauté. La tête ne peut pas exister sans corps. Manifestement, le Christ existe avant l'Eglise. Une tête sans corps, humainement, on ne voit pas ce que cela signifie ; mais un corps sans tête, on en est certain, ne peut pas vivre. La comparaison pose donc un lien indispensable, nécessaire, entre la tête et le corps. Elle ne distingue pas entre eux, mais elle place une nécessité qui fait qu’à la limite l’Eglise et le Christ tendent à se confondre. Or la tradition évangélique garde une distinction.

Par exemple, en Saint Mathieu, dans les mots et les passages où Jésus parle de son Père, il dit : “votre Père”, ou “mon Père”, distinguant soigneusement l'un de l'autre. Car la filiation de Jésus en Dieu est par nature ; notre filiation, à nous, est adoptive par le baptême. Saint Jean écrira : "Je monte vers mon Père et votre Père” (20, 17). Il y a liaison et distinction.

Certes, l’Epître aux Ephésiens (1,22) précise que le Père “place” le Fils comme tête du Corps. Elle indique une différence par l’action du Père. Mais le résultat final reste le même. Ajoutons enfin que tous les membres n’ont pas la même égalité ni la même importance dans un corps.

Pour finir, dans Saint Mathieu, un seul endroit nomme le Père en commun pour nous et pour le Christ, c'est le "Notre Père", la prière que le Christ nous donne.

Comment manifester cette distinction vitale entre le Christ et son Eglise ? Pour cela, Paul (Eph 5, 22-33) reprenant les thèmes de l'Ancien Testament sur le mariage entre Dieu et son peuple, interprète l'intimité du Christ avec l'Eglise sous le mode nuptial, sous le thème du mariage. C'est le Christ époux de son Eglise.

Déjà Jean-Baptiste (Jean 3,29), avait désigné le Messie comme “l'époux” -le Messie-Epoux. Cette prophétie est maintenant réalisée, le Christ a épousé son Eglise.

Interprétant cette intimité, Paul ne voit pas d'autre modèle pour parler de cette union que le mariage. Si vous regardez la finale de Eph 5, 33, c'est du “mystère”, cette intimité inépuisable de l'union du Christ et de son Eglise, dont parle Paul, illustrant cette union par le mariage.

Le mariage devient alors le sacrement du Christ et de son Eglise. Vous rendez visible l'incarnation de Jésus, mieux, vous rendez visible l'union intime, fidèle, unique du Christ avec cette part d'humanité qu'il récapitule et qu'il appelle son Eglise. L’union est alors perçue dans la différence.

Voilà ce que l'Eglise propose. Ne croyons pas que l'Eglise ait été très longue à le comprendre.

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J'aimerais que soit claire pour vous une distinction entre :

• le moment (13e siècle) où le sacrement de mariage a été inscrit dans les sept sacrements. C'est à peu près à cette époque également que le nombre des sacrements a été limité à 7 seulement (Doctrine qui ensuite restera, définie par le Concile de Trente).

• Et la réalité du mariage, réalité symbolique au sens très fort du mot, qui est extrêmement ancienne. Chez les premiers auteurs chrétiens, les Pères de l'Eglise, on a des textes tout à fait clairs, sur la dimension du mariage comme se référant au Christ et à l'Eglise.

Le 13e siècle est ici important, non seulement parce qu'il a été le moment où,

• à partir de liturgies régionales de la Gaule, de Normandie, des pays Saxons.., une même liturgie se constitue autour du consentement des époux, dont il reste aujourd'hui la bénédiction nuptiale donnée aux époux (et pas simplement à la jeune épousée) et ce geste que, messieurs, vous avez sûrement accompli avec beaucoup d'émotion, du père conduisant sa fille à l'autel ; au 12e siècle, il se contentait de la laisser à la porte, vous faites plus !

• mais aussi parce que cette constitution s’est effectuée dans un contexte de grande réflexion, non pas d'abord autour de l'amour courtois (Dieu sait qu'à Poitiers, avec Guillaume le Troubadour, l'amour courtois possède une solide tradition). Cette réflexion s’est développée davantage -et cela on oublie de le dire- à partir d'un nombre impressionnant de commentaires du Cantique des Cantiques. C'est-à-dire que la profondeur, l'affectivité, le sentiment qui unissent un homme et une femme, on les retrouvait pour le Christ et l'Eglise dans ce livre de l'Ancien Testament : Le Cantique des Cantiques.

Les Chartreux et d’autres moines, ont médité pendant très longtemps ce livre, suivis par les Cisterciens. Un magnifique commentaire du Cantiques des cantiques existe sous la plume de Saint Bernard, précisément au sujet de l'Eglise et du Christ.

D'un coup, étaient réunis l'affectivité et la tendresse de l'homme et de la femme. Ne croyons pas que nos ancêtres aient été durs de coeur et insensibles. Ils accédaient à leur manière au symbole commun à toute l'Eglise, suivant lequel, quand un homme et une femme se marient, Dieu lui-même se donne à voir dans son alliance avec l'humanité.

Pendant des siècles, cette méditation de l'union du Christ et de l'Eglise eut des conséquences qui existent encore aujourd'hui sur des points fondamentaux : la défense de la liberté du consentement des deux fiancés, le droit pour la jeune fille de pouvoir contracter librement mariage. Tels furent des points défendus sans arrêt par l'Eglise au cours des siècles.

On dit, dans un certain nombre de livres d'histoire, que l'Eglise a imposé l'indissolubilité du mariage... Mais allez voir de plus près à quel prix évêques et papes ont dû faire passer l'idée de la fidélité du mariage devant des rois de France, à commencer par Philippe Le Bel ; comment ici, à Poitiers, des évêques ont été exilés parce que les fantaisies matrimoniales des Comtes du Poitou, ducs d'Aquitaine, n'étaient pas tolérables pour une vie chrétienne. Guillaume Tempier, que nous fêtons cette semaine, a été littéralement persécuté sans verser de sang, parce qu'il a défendu, comme Saint Pierre II, la dignité de l'échange libre du mariage d'un jeune homme et d'une jeune fille, et surtout la fidélité conjugale. S'il y a un domaine où l'Eglise s'est engagée pour le respect de la liberté et le droit de la fidélité, c'est bien dans le mariage.

Pourquoi ? Parce que, dans le mariage, l'Eglise voit qui elle est. Ce n'est pas simplement une philosophie abstraite, une organisation sociale ni une théologie de bibliothèque que l'Eglise défend. Vous comprenez ainsi l'insistance des prêtres pour donner un contenu au sacrement de mariage. Quand elle marie l’Eglise, voit qui elle est comme Eglise : celle que le Fils de Dieu épouse, elle, issue de l’humanité. Union dans la différence.

Elle voit ce Christ qui l'épouse et qui la constitue comme son propre corps. Elle voit le Christ qui fait son Epouse de cette part d'humanité pécheresse, qui a besoin d'être lavée, qu'il lui efface les rides et les taches, fragile puisqu'elle a besoin d'être nourrie... mais elle voit à quel point le Christ l'a aimée, il l'a aimée à l'épouser, il l'a aimée nuptialement (Ep 5, 26-27).

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J'aimerais vous rendre poètes ! Si on en reste là, tout cela est beau, grand, admirable... mais je ne sais pas si vous sentez que dans ce rapide parcours d'histoire et de théologie, il manque un peu de souffle, un peu d'âme. C'est beau, c'est bien, mais ce n'est pas très enthousiasmant ! Encore que, quand on prend le temps de contempler, on s'aperçoit que ces vues conduisent très loin... Aimer sa femme comme le Christ aime l'Eglise, aimer son mari comme l'Eglise aime son Christ !

J'aimerais vous conduire un pas plus avant. J'ai fait allusion, tout à l'heure, à l'Eglise épouse du Christ, à partir du Cantique des Cantiques ; avec Saint Paul il est aussi question de cette relation amoureuse du Christ et de son Eglise ; ainsi que dans l'Apocalypse, à plusieurs reprises. Là, l'Eglise n'est pas qualifiée du mot “d'épouse”, avec ce que ce mot peut avoir d'installé, d'établi, de définitivement accompli. Elle y est appelée “la fiancée”. Ici, revient le Cantique des Cantiques.

Si vous lisez attentivement cet ouvrage, vous vous rendez compte que les deux amoureux ne se rencontrent jamais. Ils rêvent qu'ils se rencontrent mais, quand la fiancée dit qu'elle sent la tête de son fiancé sur son bras, trois versets avant, elle est en train de rêver... Quand elle va le rencontrer, il est déjà parti un peu plus loin...

Ce livre s'explique de la manière suivante : quand, au retour d'exil, Israël reconstruit le temple, reprend la terre, rebâtit ses maisons et réinvestit son passé, il pense avoir gagné car “Dieu est avec nous”. Dieu est l'époux de son peuple. Dieu est celui qu'on aime. Entre Dieu et le peuple l'alliance est scellée. C'est signé, c'est entendu, pardonnez-moi : c'est passé devant notaire.

Arrive le Cantique des Cantiques. Instance critique pour dire : Non, vous n'avez jamais fini de vous marier avec Dieu, ne croyez pas que l'amour soit tel qu'on puisse mettre la main sur lui et croire ensuite que tout est acquis, qu'on a résolu le problème, qu'on a tout, qu'on a été jusqu'au bout et qu'on a fait le tour du champ.

Dans ce livre étrange, le nom de Dieu n'est pas prononcé une seule fois (si bien qu'un rédacteur final a rajouté, à la fin du ch 8, Dieu, en abrégé : YAH). Ce livre montre que l'amour est infini, que l'amour ne peut pas s'acheter. Bien sûr, comme il le montre, l’amour est toujours en train de courir. En ce sens-là, on est toujours fiancé, donc on est toujours en train d'espérer un amour à découvrir, à aimer mieux, à aller plus loin, à approfondir, à creuser... Sur cette terre on n'est jamais dans un état définitif où tout serait acquis.

Extraordinaire ! C'est toute la vie mystique qui s'ouvre devant nos yeux. On n'a jamais fini de découvrir Dieu. On n'a jamais fini d'aimer Dieu. On n'a jamais fini d'épuiser l'amour de Dieu. On n'est jamais installé devant Dieu. On est comme cette femme qui se lève en pleine nuit, qui ouvre la porte : l'amant est parti, elle s'en va dans la rue, se fait battre par les gardiens, car ce n'est quand même pas une heure pour sortir ! elle le voit bondissant de colline en colline, l'attirant toujours plus loin. Elle rêve de le tenir dans l'enclos de son jardin secret et il approche. Il est là, derrière le mur mais il s'en va tout de suite.

Amour insaisissable et d'autant plus désiré qu'on ne le possède jamais. Tel est le sacrement de mariage.

Il n'est pas l'installation pour attendre la retraite à deux. Le mariage fait entrer dans la mystique de l'amour. C'est entrer dans ce côté inépuisable de l'amour.

Par conséquent, on peut appliquer à l'Eglise ce qu'une hymne très belle dit de la Vierge Marie, à propos du texte de Saint Mathieu : "Elle est l'épouse inépousée".

Epouse, parce que liée indissolublement au Christ et inépousée parce que l'union parfaite ne se fera qu'au delà, dans le ciel, dans le royaume. Parce qu'on est encore en attente, en espérance et que Dieu, on ne le possède jamais complètement.

Voilà que, dans cette espèce de folie de l'amour (le mot est dans Saint Paul), son infini reflète le visage de Dieu.

Quand on entre dans la logique de l'amour, on entre dans une logique qui vous brûlera et qui ne s'éteint pas. C'est pourquoi la fidélité, jour après jour, le redécouvre neuf, traverse les déserts, part en exode, connait les peines et les sueurs du chemin, court après la brebis perdue. L'amour est inlassable.

Le contenu du sacrement de mariage est cette mystique, cette ardeur du Christ pour son Eglise et, en réponse, à travers tous les ennuis et malgré les déchéances que l'on sait des hommes d'Eglise, c'est quand même cette fiancée qui cherche le Christ.

Beauté du contenu même du mariage.
Loin d'être l'installation, dont trop de caricatures nous fatiguent les yeux, le mariage est l'entrée dans l'infini d'aimer, dans l'illimité de l'amour.

L'amour est d'abord l'Espérance que nous allons partager, puisque les mots de l'Eucharistie sont les mots du mariage. C'est dans son sang que sont scellées les noces... Au moment de la consécration du calice nous parlerons d'alliance.

Regardez-vous, vous qui êtes mariés. L'alliance du Christ est scellée dans un amour donné jusqu'au bout et vous portez cette alliance en signe même de la mort du Christ pour nous et vous y communiez, comme votre couple est une communion de deux personnes différentes, irréductibles l'une à l'autre, mais appelées à s'aimer et à être dans ce monde le visage de l'Eglise, la fiancée du Christ.

L'Eglise est décrite comme la fiancée immaculée de l'Agneau immaculé (Ap 17, 7 ; 21, 2-9 ; 22, 17), que le Christ a aimée, pour laquelle il s'est livré afin de la sanctifier (Ep 5, 26), qu'il s'est associée par un pacte indissoluble, qu'il ne cesse de nourrir et d'entourer de soins (Ep 5, 29) (Concile Vatican II : Sur l'Eglise, 6).

            (sommaire)

 

 

7- Sacrement de la Trinité

 

 

La fête des Rameaux nous offre deux évangiles : celui de l’entrée du Christ à Jérusalem et le récit de sa Passion. Nous suivrons Saint Matthieu.

Remarquons d'abord que ces deux évangiles, comme tout récit, comportent trois éléments.

• Premier élément : il s'agit d’événements, de faits, qui se sont produits et que Matthieu ordonne selon un plan chronologique. Un événement n'est jamais accessible directement, même le lendemain du jour où il s'est produit. Un événement ne prend sens que par une autre composante,

un second élément qui est la signification du fait dont on parle. Nous voyons dans ces textes surgir un conflit d'interprétation au sujet de la signification à donner : d'un côté, Matthieu accumule les références à l'Ancien Testament (à Isaïe, Zacharie, aux Prophètes), pour bien attester la fidélité de Dieu. Ce qui arrive à Jérusalem, c'est ce qui était annoncé, cela devait arriver, les Prophètes l'avaient dit... Face à cette lecture des événements, se dresse la compréhension de ceux qui les dénient ou les dédaignent. La fidélité aux prophéties authentifie la compréhension que l’évangéliste avance sur ce qui s’est produit devant tout le monde et qui concerne “le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée” (20,11).

• Seulement, dans l'Evangile de Saint Matthieu, un troisième élément élargit considérablement les pages que nous venons de lire. Non seulement il fait appel aux textes des prophètes pour éclairer ce qui se passe, il relate l'ambiguïté de Pilate, l'hostilité de la foule, le calcul des responsables... tant d'interprétations différentes des faits et gestes de Jésus de Nazareth, mais en plus, dans son récit, Matthieu introduit deux autres composantes qui retournent les perspectives purement chronologiques.

- La première souligne qu'il existe une logique interne à la vie du Christ : si on prend tel ou tel point, on ne peut le saisir que dans la logique de l’ensemble. Je vous en donne un exemple, quand Jésus accompagné des foules venues de tout le monde connu à l'époque (v.9), arrive à Jérusalem au milieu d’elles ; foules qu'on retrouvera identiques à la Pentecôte, la ville est “en émoi”, c'est le même mot que pour l'arrivée des mages (2,3).

Ces étrangers venus d'Orient sont ceux qui apportent la véritable nouvelle. Comme Marie-Madeleine portera aux Apôtres l'annonce de la résurrection. C'est la Samaritaine qui apprend à ses concitoyens qui est le Christ. C'est l'étranger qui révèle la bonne nouvelle que les habitudes, les connaissances, avaient empêché de découvrir. Voilà une constante de cet évangile.

- Seconde composante : Le Christ parvenu à Jérusalem va plus loin encore : il pénètre dans le temple (v.12). Là, il accomplit ce geste que tout le monde connait : il purifie le temple en chassant les vendeurs, en expulsant les changeurs. Il dépasse la première cour où se tenaient les animaux et les vendeurs et s’approche de la seconde cour du temple. Alors, écrit Matthieu, “il guérit malades et infirmes” (v. 14).

Affirmation étrange, puisque malades et infirmes étaient interdits de séjour à l'intérieur du temple. Toute maladie, tout handicap étant une impureté, ne pouvait donc rendre impur un lieu aussi sacré !

Voilà que Jésus entre dans l'endroit interdit. Donc il entraîne avec lui, à la place des changeurs et des marchands qu'il a exclus, des boiteux, des aveugles, des infirmes, des rejetés et il les place à l'endroit central de la sainteté !

L'entrée du Christ à Jérusalem se termine par l’acte de rendre à ces hommes estropiés, leur dignité et leurs capacités humaines.

A la fin de la Passion, la même logique intervient : au moment où le Christ meurt, les ténèbres, qui ont recouvert la terre depuis la troisième heure, s'arrêtent. Quand le Christ expire, la lumière apparaît (27, 45) !

Arrêtons tout romantisme et revenons au texte même. Quand Jésus meurt, se lève l'aurore d'un monde nouveau. La preuve : le voile du Temple se déchire, la terre tressaille, les rochers se fendent, les tombeaux s’ouvrent, des morts se lèvent... autant de verbes de naissance ! Cinq verbes exprimant traditionnellement dans la culture du temps, l'exode. On passe à un monde nouveau, monde de vie, monde de résurrection, un monde où les morts se mettent debout. Au moment où le Christ meurt, la terre enfante une humanité régénérée.

C'est cette logique que Matthieu veut nous faire comprendre. Au-delà du conflit des interprétations, il y a ce don premier du Christ qui rend vivants les hommes auxquels on ne penserait pas, les exclus, les boiteux et auxquels on ne penserait plus, les morts si vieux...

En même temps, l'action du Christ échappe à toute interprétation classique, va plus loin que les prophètes. Jésus retourne complètement l'axe de l'attente messianique : le Roi, fils de David, qui mérite le manteau de pourpre, est celui qui va recevoir la chlamyde de la dérision... Le Roi, qu'on doit protéger de son corps dans l'ultime combat, devient l'agneau qui livre sa vie.

Le Christ n'entre à Jérusalem, acclamé et glorieux, que pour faire comprendre la royauté qui est la sienne : celle du service, de la confiance, de l'amour. Ce qu'il fait au matin des Rameaux, il le vit jusqu'au bout, au soir de sa passion.

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Un événement, une interprétation et une logique qui retourne et convertit nos idées. En elle, on voit qui est Dieu. Non pas, le Dieu de nos rêves, le Dieu de nos intérêts, le Dieu qui nous arrangerait peut-être, mais Dieu dans sa vérité : celui qui se donne.

Cette manière d’écrire l'Evangile nous permet de conclure nos méditations sur le sacrement de mariage.

Un événement, oh ! tout simple, que bon nombre d'entre vous ont vécu : imaginez dans cette église, les deux fiancés, émus comme il se doit. Lui, arrive au bras de sa mère. Elle, attend quelque peu, puis l'assemblée se retourne et elle avance, tout de blanc vêtue, au bras de son père, dans la joie. C'est la répétition d'un geste qui a été long à se fixer, à se dérouler ainsi et qui, finalement, constitue la manière dont, aujourd'hui, nous célébrons un mariage. Un événement.

Evénement qui vient de tant de rencontres, de fréquentations, d'échanges, de confidences... et un jour, ils se sont dit : oui. Oui, nous allons bâtir notre vie ensemble. Leur amour, comme sentiment, devient à ce moment-là, la logique de leur existence.

Ils sont là. L'événement est clair. On prend des photos, la presse locale en parle parfois. On montrera les albums aux amis. Quel sens donner à l'événement ? Quel sens donner au fait que, beaucoup plus qu'une bénédiction, l'Eglise, qui est l'épouse du Christ, engage sa nature propre dans l'échange qu'un homme et une femme font de leur promesse mutuelle de bâtir leur existence l'un avec l'autre ?

Il faut donc aller chercher plus loin que l'Eglise même. Si elle engage sa nature propre, comme épouse du Christ, dans le sacrement de cet homme et de cette femme, il faut donc maintenant s’enquérir de la propre source de l'Eglise. Cette source profonde, cette manière de comprendre qui est l'Eglise, repose en Dieu. Elle est à chercher dans la Trinité.

L’Eglise provient du fait que, loin d'être un solitaire, Dieu éprouve en lui-même ce qu'est de se donner à l'autre. La Trinité est le maximum de respect de la personne de l'autre, dans le maximum d'intimité avec cet autre.

Vous qui êtes mariés, vous savez très bien qu'on ne continue pas impunément à dire “je” ou “tu”, mais que l'amour bâtit un esprit commun, un “nous” commun. Ce pronom unit deux destinées dans une même parole. Ainsi l'Esprit unit le Père et le Fils dans une même ardeur, dans un unique amour, l'Unité même. La Trinité est le coeur même du sacrement de mariage.

La différence humaine la plus radicale, la plus fondamentale, est celle des sexes : l'autre est autre que je suis. Il n'est pas simplement un autre homme que moi. Il est la femme que je ne serai jamais et que je ne peux pas être, ma semblable tellement différente, tellement autre.

La différence sexuelle annonce l'irréductibilité de l'un à l'autre. Dieu n'est pas simplement l'autre, Il est le Tout-Autre. Il est autre, autrement que je me l'imagine. Autre que celui qui serait mon vis-à-vis, mon semblable, mon égal.

Tout autre, ce que je ne serai jamais et que je ne peux pas, à la limite, comprendre profondément. Non seulement parce que je suis célibataire, évêque et homme - ce qui fait déjà beaucoup d'handicaps pour parler d'une femme ! - mais, c'est ce que je ne peux pas être, radicalement.

De ce que je ne peux pas être, va naître une union. Non pas la confusion, chacun reste qui il est. Mais cette forme d'union spécifique, qui est la communion d'un homme et d'une femme dans un même amour, à l'image de l'amour du Père et du Fils, dans un même Esprit.

Le sacrement de mariage est le visage même de notre Dieu. Il faut aller jusque là... A la condition immédiate d'ajouter ceci : que le plus grand, le plus immense, le plus beau, se vit dans l'ordinaire et le quotidien.

L'Eucharistie, présence du Christ dans son offrande, nous la recevons dans l'humilité d'un petit morceau de pain. La nature même de Dieu, vous la vivez en reprisant les chaussettes, en disant au revoir pour partir au travail, en faisant la vaisselle, en partageant les mille petites choses et les soucis de la vie. Là nous touchons (rappelez-vous ce qu'est un sacrement), le plus grand dans le plus humble, la totalité dans un détail, tout dans un seul geste.

Votre vie ordinaire, simple, est trinitairement marquée puisque vous vivez l'union dans la différence. Union des dialogues, le soir ; union des rencontres, union des actes d'amour, union de la tendresse. Le mariage est trinitairement marqué dans les choses les plus quotidiennes, les plus ordinaires.

Il ne faut pas faire de la théologie du sacrement un idéal inaccessible. Il faut au contraire incarner cette réalité d'un Dieu toujours présent et partageant, dans la vie quotidienne, la plus simple présence.

La Trinité devient la logique de votre vie. Voilà la signification, l'événement, où se situe le retournement.

Avec fidélité, l'évangile de Matthieu nous montre la logique de la vie du Christ. Au-delà des interprétations, il retourne les prophéties, pour nous révéler que le roi attendu, le messie glorifié, sera cet homme livré ! Ainsi le mariage devient le lieu où Dieu se révèle.

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Pour terminer je voudrais vous faire réfléchir au fait que c'est sur ce point, que j'appelle le retournement, qu'il y a, aujourd'hui, le plus de travail à faire.

Souvent le sacrement de mariage est présenté comme la sacralisation de ce qui existe. La famille est quelque chose d'important, donc on la rend sacrée. La famille est le lieu où naissent les enfants, on sacralise cette procréation. La famille est indispensable à une vie sociale, on sacralise la réalité sociale de la famille.

Je vous fais remarquer que cette approche n'est pas spécifiquement chrétienne. Des non-chrétiens peuvent aisément tenir le même langage. Mais surtout par la sacralisation, vous évacuez ce retournement évangélique.

Vous bénissez le mariage, sans le convertir.
Vous exhaussez une réalité humaine au rang religieux et sacré et vous ne faites pas que la foi transfigure le contenu de ce sacrement. Vous ne faites pas que le passage par l’église modifie votre perception du sacrement de mariage. Alors, le sacrement de mariage ne fait qu'avaliser, bénir, renforcer vos propres conceptions, vos propres mentalités, vos propres orientations. Mais il n'y a pas de transfiguration de l'amour. L'évangile ne renverse pas vos perspectives et ne vous apporte pas autre chose qu’au fond vous ne possédiez déjà, mais qu’il bénit ensuite...

En fait, au moment où on croit promouvoir le sacrement de mariage, et pour le défendre, on le banalise, parce qu'on le rend simplement à la condition d'un acte humain, qui recevrait un revêtement sacré lors de sa célébration. Ensuite, on ne peut le justifier que par des argumentations de convenance, tirées de la vie en société, de l'équilibre social, de l'intérêt bien compris d'une politique. Ce sont des arguments humains, terrestres, donc contingents, qui viennent justifier le sacrement que vous avez célébré.

Le sacrement, comme tel, n'offre plus de résistance. C'est la limite la plus grave à cette sacralisation de la perception de la famille lorsqu’on n'opère pas ce renversement évangélique, si manifeste dans les textes d'aujourd'hui et qui sont à ce sujet d'une clarté exemplaire. Il faut partir de Dieu pour comprendre le mariage : la Trinité en pose le fondement.

La famille garde, quoi qu'il arrive, trois fonctions. Par tous les temps, dans tous les âges, trois fonctions indispensables à la vie de l'humanité. Il n'est pas question de les mettre en cause.

• Elle est le lieu de rencontre de sexes différents.
• Elle est le lieu de rencontre de générations différentes.
• Elle est le lieu de rencontre de la vie privée de la cellule familiale et de la vie publique, à laquelle en particulier le père, doit progressivement introduire.

Mais vous concevez, comme moi, que ces raisons tout à fait nobles, légitimes, respectables et défendables, ne sont pas spécifiquement chrétiennes.

Y a-t-il, dans notre situation d'aujourd'hui, des missions spécifiquement chrétiennes, qu'au nom de l'Evangile on doive apprendre à la vie familiale ?
Est-ce que le sacrement de mariage n'est que la bénédiction d'un amour déjà constitué, pour qu'il soit fécond et se maintienne ?
Ou, est-ce qu'à l'exemple du Christ, auquel ce sacrement vous conforme, vous recevez par le mariage des missions propres, en tant que missions chrétiennes ?

Aujourd'hui, notre Eglise aurait le plus grand intérêt à insister sur le contenu chrétien du sacrement de mariage, pour en montrer la pertinence et la grandeur à notre société qui ne sait plus très bien ce qu'est le mariage lui-même.

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Aujourd'hui, au nom de l'Evangile et des textes qu'on vient d'entendre, trois missions propres peuvent être données à la famille. Des missions qui sont particulièrement urgentes dans notre monde.

• La première mission je l'ai appelée, avec un peu de paradoxe forcé, le consentement à la nécessité.

Nous sommes dans un monde individualiste où on rencontre qui on veut, comme on veut, quand on veut. Où les étrangers sont admis quand on a besoin de main-d'oeuvre, expulsés quand on n’en a plus besoin. Où ce sont les variabilités de nos besoins, de nos intérêts qui commandent nos relations. Il n'y a plus de contrainte dans les relations humaines.
Cela nous paraît être signe de liberté, je crois au contraire, que c'est la grande faiblesse de nos libertés. Parce qu'alors nos libertés butinent de rencontre en rencontre, sans jamais tenir quelque chose de suffisamment essentiel et déterminant, qui contraigne la liberté à aller plus loin que l'immédiat, le superficiel et le quelconque. Nos libertés flottent, méduses emportées selon les courants des opinions et des modes.
Or le mariage vit une nécessité. Quand vous avez promis de passer votre vie avec quelqu'un, l'autre est là ! Votre liberté n'est plus souveraine, immature, cherchant à papillonner de-ci de-là. Elle a devant elle celui ou celle qui a été choisi, qui désormais est présent et qui est la contrainte heureuse, de conduire la liberté plus loin qu'elle voudrait aller par elle-même.
Une société, dans laquelle il n'y a plus cette nécessité de reconnaître l'existence de l'autre, est une société, qui, sous couvert de libéralisme, est en fait, fort loin de la liberté.

Une liberté, ce n'est pas être exempt de toute nécessité. Elle consiste au contraire, à livrer cette liberté à la logique de sa vie. Logique qu'on vient de découvrir, dans l'existence du Christ.

Nécessité également : vous n'avez pas choisi vos enfants. Et heureusement ! Quel serait ce monde où l'enfant devrait être exactement copie de ses parents ? Tellement le miroir en plus petit de l'enfant qu'on aurait voulu être, qu'il ne pourrait même plus être lui-même. Il serait prié d'être l'esclave des désirs de ses parents. Or, l'enfant arrive, il n'est pas toujours comme vous l'avez souhaité, mais vous êtes bien obligé de l'accepter. Il y a des jours où il sera votre joie, des jours où il sera vos larmes et puis un jour, il partira. Cette nécessité nous apprend qu'il n'y a pas de liberté sans pauvreté, sans refus de posséder l'autre.

Or, au nom de la liberté aujourd'hui, on voudrait que l'homme devienne maître de l'homme. Depuis l'instant de sa conception jusqu'à l'euthanasie. Maître de l'homme au début et à la fin. Maître de l'homme au milieu de sa vie, parce qu'il est utile ou on l'enlève, on le parque ou on l'expulse.

Quel est ce monde, où au nom d'une liberté inscrite sur ses frontons, il n'y a plus aucune nécessité de l'autre ? L'autre, n'est jamais une exigence pour moi, il doit être à mon sens, à mon bon plaisir, à mon gré, à ma botte ...
Ce problème est grave et sérieux. Le mariage atteste au contraire qu'une société humaine où la liberté va plus loin dans la rencontre, est une société où je ne choisis pas l'autre, mais où il est là, nécessaire, du fait même qu'il existe. J’apprends à consentir à cet autre.

Le mariage est le sacrement du consentement à la nécessité de l'autre, comme étant celui qui ne dépend pas de mon plaisir, dont je ne suis pas le maître et sur qui je ne peux pas mettre la main.

Je n'ai pas besoin d'expliciter comment cette première mission du sacrement de mariage est profondément conforme à l'Evangile et absolument urgente aujourd'hui.

• La deuxième mission pourrait être appelée une mission d'équité.

Le mot n'a pas bonne presse parce qu'on pense que l'équité dispenserait de la justice et que traiter les gens avec équité serait la manière de les accommoder au plus juste de nos intérêts.
C'est l'inverse qu'il faut dire. La justice donne à chacun son dû. L'équité reconnaît chacun comme unique et traite chacun au-delà de la stricte justice, dans son unicité la plus profonde.

Vous qui êtes parents, vous le vivez. Vous avez plusieurs enfants, il n'y en a pas deux pareils.Vous les aimez chacun de votre mieux. A chacun vous adaptez votre relation. Vous adaptez votre attention à ce qu'est chacun de vos enfants. Vous devez gérer cette exigence extrêmement délicate d'être à la fois présents et de vivre une préférence adaptée, appropriée à chacun de vos enfants. Grand signe ....

C'est dire qu'une société humaine n'est pas une société qui donne les mêmes choses à tout le monde et qui traiterait tout le monde de la même manière. Elle est une société où chaque personne est reconnue comme unique, à partir de ce qu'elle est. Où chacun est reconnu pour ce qu'il est devant les yeux des autres. Quel exemple en donner de plus net que le sacrement de mariage, où l'unique est choisi et épousé ? Quand la justice peut aplatir, l’équité promeut. Elle passe du régime unique au respect.

Cet enjeu, dont vous avez fait l'expérience au jour de votre mariage, vous apprend que si vous voulez traiter l'autre homme tel qu'il est aux yeux de Dieu vous devez aussi le reconnaître comme unique. Non pas avec des droits négligés, mais au-delà même d’un droit à surpasser.

Le mariage est l'endroit où une société fait l'expérience de l'équité, c'est-à-dire de cette justice miséricordieuse où chacun est reconnu pour ce qu'il est, comme une personne unique, donc différente.

Rappelez-vous cette page d'Evangile où le Christ appelle Pierre à le suivre et demande à Jean d'aller ailleurs. Où chacun est traité avec l'attention particulière du Christ et en même temps, dans les yeux du Seigneur, chacun est aimé pour ce qu'il est (Jn 21, 18-23).

Puis-je faire une parenthèse : Dans notre Eglise si nous le vivions !
Mais combien il nous est difficile de pardonner et de reconnaître que le pécheur aussi, a droit à l'équité.
Et que donner une permission à l'un, parce qu'il est comme il est et tel qu'il est, ce n'est pas faire un droit pour tout le monde.
Qu'admettre à la communion une personne et retarder une autre parce qu'elle n'est pas prête, tel est bien le respect le plus radical de ce qu'est une personne.
Traiter avec équité dans l'Eglise, c'est reconnaître que chaque frère et chaque soeur a droit d'être conduit à son pas, comme il est.

• Troisième mission du mariage, le respect des différences, que nous proclamons beaucoup et qui n'est peut-être pas toujours respecté.

Certes, il y a des différences qu'on n'a pas à respecter. Le fait d'être différent ne donne pas un droit, ce n'est pas une qualité. Le fait d'être différent ne permet pas de tout dire, de tout faire. Sans quoi, la tolérance devient une affaire de statistiques. Elle est ce que supporte le plus grand nombre. Or, ce n'est pas cela la différence.

Dans l'Ecriture, la différence est le lieu de la rencontre, de l'union, de l'alliance.
Ne sont donc respectables que les différences aptes à entrer en alliance.
Ne sont supportables que les différences aptes et capables d'engendrer de la communion.
Sans quoi, au moment même où vous paraissez respecter la différence, en fait, vous tolérez l'exclusion sous couvert d'indifférence, sous couvert que tout se vaut donc que rien n'a de réelle importance.

Dans le mariage, où la différence est affirmée, vous montrez que cette différence n'est pas de l'isolement. Elle ne conduit pas à faire n'importe quoi, mais cette différence est orientée vers la rencontre, pour la communion, pour l'alliance.
Il y aurait là une tout autre conception de la société où chacun pourrait être reconnu dans la mesure où il participerait au bien commun.

Ces contenus sont des contenus évangéliques. Vous voyez aujourd'hui leur importance comme signe de Dieu même dans notre monde ; comme preuve de ce Dieu trinitaire dans notre société où tant de gens ont besoin d'être reconnus.

Le mariage est le sacrement de ce monde nouveau, né de la croix et de la résurrection du Christ.

 

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