
Le sacrement de mariage
Mgr Albert Rouet |
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1- L'amour est plus qu'un sentiment
2- Amour et société
3- Alliance et réciprocité
4- Consentir à l'autre
5- Ce que Dieu a uni
6- Mystère du Christ et de l'Eglise
7- Sacrement de la Trinité
Nous commençons
nos méditations sur le sacrement de mariage par une méditation de l'Evangile
des Mages venus d'Orient. Spontanément, notre culture, nos habitudes de
penser, ne nous amèneraient pas à parler d'amour, à propos de ce texte d'Evangile.
L’amour est devenu pour nous un sentiment trop personnel.
Cependant, quand on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que ces
Mages ont opéré un déplacement, ils ont effectué une recherche et un échange.
D'abord un déplacement.
Venir de si loin, c'était s'exposer aux dangers des chemins, dangers de
toutes sortes, leurs pratiques étant sévèrement condamnées en Israël (Dt
18, 10). C'était également sortir de soi. Il y a dans l'Evangile de Mathieu,
qui n'est pas tendre quand on le lit attentivement, le contraire même des
Mages. C'est ce jeune homme riche, qui a accompli tous les commandements,
toutes les prescriptions, depuis son enfance et quand le Christ lui dit
: “laisse tout, viens et suis moi", la parole même que Dieu
avait adressée à Abraham, la parole que les Mages ont mise en oeuvre, lui
“s'en retourne tout triste, chez lui” (19, 16-26).
Le Christ est celui qui a opéré un déplacement. Nous fêtons à Noël, sa venue,
sa sortie de Père, comme dit Saint Jean. Je sais bien qu'il n'a jamais été
loin de son Père, puisque : "Le Père et moi sommes un".
Mais, cependant, les évangiles n'arrêtent pas de décrire la naissance de
Jésus dans notre histoire, comme un mouvement, un déplacement, un voyage
et même le Christ, dans Saint Luc, parlera de son exode. Ce voyage qui débute
à Noël, s'achèvera par le retour au Père, en croix.
L'amour commence par les pieds, parce qu'il faut y aller. On ne peut pas
aimer en restant immobile, à sa place, attendant qu'un ou une autre vienne
tomber dans nos filets.
Ensuite, cette marche, pour les Mages, suppose une recherche.
Une quête, de demander où on en est. Ils savent l'événement. Il faut interroger
Hérode, qui interroge les prêtres. Ces responsables arrivent, au bout d'un
moment, à savoir l'essentiel de ce qu'il faut savoir, mais ils ne bougent
pas. Ils n'aiment pas.
Celui qui aime veut connaître, celui qui aime recherche la vérité. On n’est
jamais aussi passionné pour connaître quelqu'un que lorsqu'on aime.
Cela nous renvoie à ce que le Christ dira lui-même dans Saint Jean : “Je
connais mes brebis et comme mon Père m'aime, moi, je les aime" (10,
14).
L'amour veut la vérité. L'amour veut la connaissance. Ce serait, nous allons
y revenir, une dégradation grave, que nous connaissons aujourd'hui, d'avancer
les yeux fermés dans un amour qui refuserait de réfléchir.
Enfin, l'amour des Mages se termine par un échange.
J'en demande pardon à tous ceux qui viennent d'autres cultures, les jeux
de mots sont intraduisibles, en français ! Un jeu de mots extraordinaire
résume ce que nous venons d'entendre. Ils offrent leurs présents au Christ
présent.
C'est parce que le Christ se donne à nous, qu'Il vient, dans sa présence
même, nous rencontrer, que, eux, en réponse, peuvent lui remettre leurs
cadeaux, les symboles de l'immortalité qu'ils recherchent, de la vie qu'ils
désirent : les trois plantes. L'or désigne une plante, la myrrhe également,
l'encens aussi. Les signes de la vie, ils les remettent entre les mains
d'un enfant, qu'Hérode déjà vient de condamner à mort.
Toute la mort et la résurrection du Christ, sont déjà là, accomplies. Dans
l'échange qui se produit à ce moment-là, s'effectue le signe de l'échange
même que Dieu veut accomplir, par alliance, avec nous, lorsque recevant
de Marie notre chair et notre sang, il va nous donner, lui, Fils de Dieu,
sa présence et sa vie.
Nous ne parlons pas d'amour à propos des Mages, alors qu'ils sont le signe
vivant de ce que le Christ accomplit pour nous. Nous savons bien que, si
Jésus a accompli ce chemin, cette recherche même de la brebis perdue et
cet échange avec nous, c'est au nom d'une phrase que Jean place au début
de son évangile. “Dieu a tant aimé le monde, qu'Il a donné son Fils,
non pas pour que le monde soit jugé, mais pour le sauver” (3, 16).
*
* *
Notre civilisation
peine à comprendre cette dimension. Alors que, pour la Bible, l'amour est
essentiellement un lien communautaire, nous en avons fait, nous, une réalité
privée et individuelle. La Bible voit dans la hesed la miséricorde, la tendresse,
l'amour de Dieu, ce qui pousse Dieu à entrer en alliance avec nous. La Bible
voit dans cette générosité divine une bonté et une ardeur qui s'adressent
à l'ensemble du peuple. Dieu crée d'abord un peuple, parce qu'un homme isolé
est un homme mort. Un homme qui est tout seul n'accède pas à sa pleine humanité.
L'amour de Dieu concerne prioritairement l'alliance entre Dieu et l'humanité
toute entière.
L'amour de Dieu pour son peuple ("Tu seras mon peuple et je serai
ton Dieu") est le sacrement, le symbole profond de l'amour de Dieu
pour le monde entier, puisque Israël est signe pour les nations.
Dieu choisit un peuple particulier, parce qu'il veut associer ne serait-ce
qu'une part de l'humanité à son oeuvre d'alliance et à son oeuvre d'amour.
Ainsi, c'est dans un peuple que nous apprenons à aimer.
Nous sommes précédés d'un amour qui est plus large que celui de nos parents,
qui est celui du corps dans lequel nous naissons.
Voilà pourquoi le Christ laisse à son Eglise, comme seul commandement commun,
de nous aimer les uns les autres. Cela est de grande importance. Il nous
faut bien comprendre que la distinction entre autochtone et étranger, n'est
pas une distinction chrétienne. La distinction chrétienne, scellée par le
baptême, se situe entre celui qui est entré dans l'alliance de Dieu, non
pas pour s'y isoler et s'y enfermer, mais parce que, par le baptême reçu,
l'amour de Dieu va atteindre tous les peuples et toutes les nations.
Le baptême fait de nous, un “frère universel”, pour reprendre la
définition même du Père de Foucault. Cela a commencé depuis vingt siècles
: le baptême qui nous introduit dans l’EGsie, nous livre aux autres. L’acte
d’appartenance au Corps du Christ, est un acte qui nous donne comme le Christ.
Il faut être conscients des limites de nos cultures. Notre temps a individualisé
à l'extrême l'amour. L'amour est devenu un sentiment privé qu'un être éprouve
pour un autre être, une personne pour une autre personne. Rien n'est plus
variable qu'un sentiment, c'est pourquoi rien n'est devenu plus fragile
que l'amour.
Si vous permettez cette audace, j'oserais dire qu'aujourd'hui on se marie
pour la pire des raisons : “parce qu'on s'aime !” - Non, on se marie
“pour vivre ensemble”. Ce n'est pas tout à fait la même chose.
Dès lors que vous définissez l'amour comme un sentiment privé, vous réduisez
la perception de l'autre au sentiment que vous en avez. Alors que “vivre
ensemble”, constitue l'exigence et la promesse de créer de l'amour, à partir
des ennuis, des joies, des détresses, des accidents, des espérances, de
tout ce qu'une journée et une vie peuvent apporter.
*
* *
Parce qu'on
a privatisé l'amour à ce point, nous nous sommes enfermés dans un dilemme
sans issue :
• Ou bien, l'amour sera le sentiment que je répands généreusement, dans
un océan surabondant, dégoulinant de sentimentalité, sur l'humanité toute
entière. Sous prétexte d'amour, je tolère tout, je supporte tout, j'accepte
tout. Mais cet amour qui n'a pas de contenu, qui se veut d'autant plus généreux,
universel, large et sans frontière, n'a pas de consistance. Il n'a rien
de spécifique à donner, s'il peut être aussi large. Cet amour-là, en arrive
à supporter l'insupportable, à tolérer l'intolérable, à considérer comme
digne d'amour même ce qui va détruire, humilier et avilir l'homme.
Ce n'est pas aimer, que de laisser faire des circuits financiers qui écrasent
des hommes. Ce n'est pas aimer, comme dans d'autres cultures de laisser
faire des excisions qui mutilent les femmes. Ce n'est pas aimer, que de
laisser s'exprimer des pensées qui blessent la dignité de l'homme. L'amour
dit non, s'il veut un jour dire oui ; sinon, il n'a pas de contenu et aimer
ne veut rien dire, sauf éprouver, vaguement, dans son petit coeur un battement
un peu plus palpitant.
Cette médiocrité nous menace aujourd'hui, au nom d'idées qui se veulent
généreuses et qui sont en fait inconsistantes. L'amour est condamné à voguer,
tel une méduse, au gré des modes et des vagues. On va pétitionner pour le
sud-est et le lendemain pour le nord-ouest... on va défendre des causes
qu'on ne connaît pas, mais parce qu'on est généreux on se fait plaisir à
soi en défendant parfois l'indéfendable.
Cet amour qui se veut d'autant plus large devient, en fait, l'affirmation
de soi, une extension de sa propre personne, de son désir illimité d'être
un saint-bernard universel, car ce qui n'a pas de limite n'existe pas.
Cet amour représente la preuve la plus manifeste d'un égocentrisme terrifiant,
c'est bien pourquoi les gens n'en veulent pas. Une telle générosité se voit
toujours renvoyée chez elle et elle ne comprend pas le manque de reconnaissance
qu'elle n'a pas pu ne pas susciter. Elle est un océan dans lequel on se
noie, une mère abusive. Ce n'est pas aimer que de traiter les hommes en
objets anonymes d'un amour indifférencié.
• A l'inverse, et en réaction en grande partie contre cette première position,
on trouve un certain fétichisme de l'amour.
Je prends le mot fétichisme dans son sens technique, psychanalytique, précis
: c'est le fait de croire que si on s'attache à un détail, on aime toute
la personne, si on s'excite sur une partie minuscule d'une histoire, on
aime la totalité de histoire.
Je me souviens avec compassion, dans un autre diocèse, d'un jeune prêtre.
Il était marqué (c'est un scrupule psychologique terrifiant) par le fétichisme
de la liturgie. Affecté, faute de mieux, à une grande collégiale, il ne
pouvait célébrer qu'à condition de vêtir ses propres ornements qui dataient
de 1932 ; c'était l'année où était mort son grand oncle, dont il avait hérité
les ornements. Ce qui pose déjà un certain nombre de problèmes. Il avait
appris à placer ses doigts je ne sais trop comment, je n'ai jamais réussi
à avoir la même souplesse des pouces... Il célébrait avec un pointillisme
de la ritualité qui est le contraire de la liturgie. Mais il aimait ce formalisme
sécurisant. Il prenait l'expression extérieure pour le signe d'un amour
intérieur. Il se desséchait sur pied. A la fin il n'avait plus que deux
solutions :
- arrêter de célébrer en public, il ne pouvait continuer tant il ignorait
l'assistance, enfermé dans son unique plaisir,
- ou la dépression nerveuse.
Il a choisi la dépression nerveuse. C'est une histoire terrible.
Ainsi, dans un ménage, l’attachement maniaque à un détail peut remplacer
l’élan novateur de l’amour. Nous pouvons remplacer l'amour par les gestes
de l'amour. Nous pouvons (de la même façon que ce pauvre jeune prêtre qui
n'est pas encore tiré d'affaire), remplacer l'amour qui doit imprégner nos
célébrations par le fétichisme des rites.
Même dans un ménage, même dans l'amour d'un pays, nous pouvons remplacer
une générosité par les garanties que nous nous donnons de satisfaire aux
lois qui remplacent l'amour.
Nous oscillons entre une largeur de vue, qui est prête à appeler amour n'importe
quel sentiment entre n'importe qui et sous n'importe quelle condition, ce
qui est une déchéance non contrôlée de l'amour ; et la sècheresse d’appeler
amour un respect de vétilles qui ne sont qu'étroitesse d'esprit destinée
à nous préserver.
Dans les deux cas, c'est le même problème. Ces deux extrêmes ne sont jamais
que la manière de s'affirmer soi-même par une surabondance sentimentale
ou par une rigueur que le sujet s'impose. Je respecte le rite, donc j'existe
! Le moment où, apparemment, ce jeune prêtre s'effaçait derrière les rites
de la liturgie, sa manière de les imposer aux fidèles, sa manière de se
les imposer, faisait qu'il était auto-victimaire d'un scrupule à aimer.
Mais pour aimer il faut d'abord exister dans le don de soi. Donc s’accepter
soi-même.
Comme chrétiens,
au nom de l'Evangile, nous avons quelque chose à dire à notre monde, sur
l’amour même.
Ce sur quoi il faut nous engager, ce pour quoi il faut véritablement nous
lancer en avant, car c'est une urgence, consiste avant tout à nous demander
: quel est le fondement de l'amour que nous professons ?
Nous n'avons pas le droit, de continuer à défendre les réalités les plus
belles dans lesquelles l'amour s'exprime, par des slogans qui datent ! Nous
n'avons pas à poursuivre des combats au nom d'arguments qui n'en sont point.
Si on veut comprendre ce qu'est l'amour, il faut regarder le Christ. Quand
il a dit à ses disciples : “Je vous laisse un seul commandement, aimer”.
Bien souvent, on s'arrête là.
Les deux fiancés qui ont choisi ce texte pour leur messe de mariage en sont
tout heureux, pour une fois ils sont d'accord avec l'Evangile. Quand le
Christ me demande de faire ce que j'aime, je suis plutôt d'accord. On prend
l'Evangile dans son propre intérêt, on ne sort pas de soi.
Mais aimer, c'est d'abord sortir de soi.
C'est quitter ses certitudes, aller à la découverte de l'autre et faire
le chemin des Mages quelle que soit la manière dont on va être reçu.
Aimer, c'est vouloir la liberté de l'autre, fut-ce au prix de ma propre
vie.
Il n'y aura jamais d'autre visage de l'amour que ce Christ livrant sa vie.
C'est pour cela qu'il devait l’offrir à son Père sur la croix (Lc 24, 26).
Le signe de l'amour, est le signe de la Croix.
Là on voit (mais cela on le comprend quinze secondes une fois dans sa vie),
que si on aime vraiment, l'amour demande tout !
Mais nous ne savons pas aimer vraiment. On se donnerait à fond... et se
donner jour après jour, goutte à goutte, demande un courage, une patience
et une espérance extrême.
Le Christ, lui, parce qu'il avait une capacité de liberté apte à se donner
totalement, parce qu'il était l'amour, il aimait complètement, il s'est
livré sans réserve.
Ce soir, voilà ce que l'Eucharistie nous rappelle.
On y voit qu'aimer c'est donner sa vie pour un autre, même si l'autre ne
nous aime pas, aimer les ennemis... “c'est quand nous étions encore païens,
infidèles, que le Christ a donné sa vie pour nous, dit Saint Paul, peut-être
à grand peine donnerait-on sa vie pour un ami, mais alors que nous étions
ennemis, le Christ s'est livré pour nous” (Rom 5, 8).
L'amour au sens évangélique est là.
C'est l'amour de Dieu créant ce monde,
c'est l'amour du Christ venant dans ce monde.
C'est l'amour qui va se donner, sans réserve,
dans la consistance
d'une personne
qui existe parce qu'elle aime,
qui aime parce qu'elle donne
et parce qu'elle se donne, elle vit,
donc elle ressuscite.
C'est parce que, dans le Christ, cet amour a cette consistance qu'il en
existe un sacrement.
“Je vous donne un commandement, continue Saint Jean, nouveau et
ancien” (1 Jn 2, 7). L'amour est votre seule règle, donner sa vie pour
la liberté et le bonheur de l'autre.
Ancien, parce que dès la création il est inscrit au coeur de l'homme. Vous
êtes appelés à aimer comme cela.
C'est pourquoi : quelque soit votre condition,
de marié, de veuf ou de veuve,
de célibataire volontaire ou subissant le célibat,
si vous êtes par vocation consacré
ou si vous êtes dans les ordres,
C'est à cela, tous, sous des formes distinctes, que nous sommes appelés
malgré nos blessures et nos limites, malgré nos déviances et nos péchés
.
Ce commandement ancien est nouveau, parce que dans ce Christ mourant, on
voit enfin ce que Dieu veut, ce que Dieu est : Père, Fils et Saint-Esprit,
le maximum d'intimité dans le maximum de respect des personnes.
Le temps
liturgique ordinaire déroule le plan de Dieu. Il commence par le récit du
baptême du Christ, cela parait normal. En même temps, ce texte de Saint
Jean (1, 29-34) fournit une des meilleures introductions pour continuer
notre méditation sur le mariage.
Nous y trouvons une parfaite illustration de la dimension communautaire,
la dimension du peuple, que, dans l'Ancien Testament, l'amour de Dieu revêt
comme signification première de l’Alliance.
L'alliance est une alliance commune. Deux aspects dans ce récit de Saint
Jean nous mettent sur la piste :
- D'abord, il s'agit de l'Agneau de Dieu. Si l'on sort des bergeries
chères à Marie-Antoinette, l'agneau est un jeune bélier. On pense spontanément
à l'agneau pascal, ce jeune mâle d'un an sacrifié à Pâque.
Aussi bien les évangiles que les épîtres parlent peu de l'agneau pascal.
Les textes parlent beaucoup plus du pain et du vin, c'est-à-dire de la liturgie
du repas pascal. Cette liturgie pascale se retrouve dans la liturgie eucharistique.
Mais on parle peu de l'agneau. Car l'agneau, c'est le Christ. Bien entendu,
ce n'est pas l'animal qui est en cause, mais la réalité même qu'indiquait
l'agneau pascal et que Jésus réalise en donnant sa vie en sacrifice pour
nous.
Il ne semble pas pourtant que l'agneau pascal soit le premier sens de la
phrase de Jean-Baptiste. Rien dans les autres passages où il est question
du Baptiste, ne laisse supposer qu'il ait une vue sacrificielle de Jésus.
Nous avons un nombre important de textes de l'époque de Jean-Baptiste ou
aux alentours, où l'agneau représente un titre royal.
L'agneau désigne ce fils de Roi, le messie attendu. Un texte particulièrement
clair dit que l'agneau vaut plus que tous les rois du monde. C'est donc
l'espérance messianique qui est ainsi désignée. C'est le fait que l'héritier
attendu, l'agneau attendu, devient le bélier de tête, pour conduire le troupeau,
les brebis de Dieu.
On voit immédiatement, cette sorte de mélange, de double sens :
- d’un côté, la signification individuelle : Jésus est véritablement le
Messie attendu, le fils de David désiré et donc le Roi des nations. La nouveauté
apparait quand ce Roi, celui qu'on protège, devient précisément celui qui
donne sa vie.
- En même temps, ce roi, cet agneau unique, ce singulier, est un pluriel,
parce qu'il est l'agneau d'un peuple.
Il est le chef d'un peuple, il est le roi d'un peuple et tout le monde sait
qu'en Orient, le roi faisait corps avec ses sujets . Il était un avec son
peuple. Donc quand on parle de l'agneau de Dieu, on parle aussi du peuple
de Dieu.
Le plus intime est le plus commun. Le plus secret du Christ se déploie pour
constituer le peuple nouveau qui est son Eglise. Peuple dans lequel il accueille
toutes les nations, tous les peuples.
- En signe de ce passage, l'Esprit est donné. Esprit qui planait
à la création. Esprit qui constitue le peuple de Dieu d'Israël, d'où le
symbole de la colombe. On parle bien du coq gaulois ! La colombe représente
l'Esprit constitutif du peuple d'Israël. En venant sur le Christ, ce sont
les attentes messianiques, la promesse de la recréation qui se réalisent.
Jésus est à lui seul, dans cet être singulier éminemment personnel, le peuple
de la nouvelle alliance, l'homme nouveau, l'Adam nouveau dont parlera Saint
Paul. Il est un et multiple.
Il est un universel "concret", selon la formule du Père de Moncheuil.
Concret, car c'est bien une personne. C'est bien Lui qui est l'agneau. C'est
bien Lui qui reçoit l'Esprit.
Il est universel, car le peuple dont il prend la tête est un peuple catholique,
sans frontières et c'est un peuple qui est rempli de l'Esprit-Saint.
On assiste là ainsi à la jonction entre :
- la création à laquelle l'Esprit planant sur les eaux présidait,
- et l'annonce faite à Israël dans son accomplissement, sa plénitude dans
le Christ.
Le plus ancien, pour parler comme Saint Jean (1 Jn 2, 7), devient en même
temps le plus nouveau. Ce qui se réalise sous les yeux admiratifs de Jean-Baptiste
est la révélation, la manifestation, l'épiphanie de ce que Dieu voulait
en lançant dans l'histoire le monde qu'Il créait.
*
* *
Vous avez
peut-être en tête une très ancienne oraison du missel qui, par suite d'un
certain nombre de modifications liturgiques, était passée dans les prières
de l'offertoire. Comme le prêtre la disait tout bas, en secret, peu de fidèles
probablement s'en souviennent :"Dieu, toi qui as créé le monde d'une
manière admirable, mais qui l'as recréé d'une manière plus admirable encore”.
Telle était la prière que disait le prêtre quand il versait la goutte d'eau
dans le calice, à l'offertoire.
Cette prière est l'éclairage indispensable pour comprendre le sacrement
de mariage. Il y a deux mouvements qui se tissent ensemble, se croisent,
s'additionnent, se complètent, inextricablement mêlés.
Il y a le mouvement de la continuité. Le Dieu créateur en son Fils,
est en même temps le Dieu rédempteur par le Christ incarné. Aussi le sens
de la création, le début, l'origine nous ne pouvons les découvrir que dans
l'aube, étonnamment neuve, du matin de Pâque.
Nous voyons, pardonnez-moi cette expression, ce que Dieu avait derrière
la tête quand Il a créé le monde : nous rendre fils, dans son Fils.
Nous avons été créés sans nous, nous ne serons pas sauvés sans nous. Nous
passons de l'ordre de la création où nous arrivons dans un monde déjà là,
au monde de la grâce dont les sacrements et le baptême en premier sont les
symboles.
En même temps, l'autre mouvement, complémentaire, nous explique le secret
de Dieu, le mystère, le plus intime :
- Qui est Dieu ?
- Quelle est notre vocation ?
- Quel est le sens de l'histoire ?
Ce mystère se révèle à nos yeux dans le Christ.
Le plus intime devient le plus universel, le plus commun et le plus publique.
“Ce que vous dites au secret de l'oreille, sera publié sur les toits”
(Mt 10, 27). Cette injonction du Christ, adressée à ses apôtres, décrit
ce que nous-mêmes avons à vivre dans la fidélité au Seigneur.
Par conséquent, si arrivent le monde nouveau, le monde de Pâque, la constitution
d'une création neuve, si quelqu'un est dans le Christ, l'être ancien a disparu.
“C'est une création nouvelle”, écrit Saint Paul aux Corinthiens (2,Co
5, 17).
Cette création nouvelle était désirée, préparée, annoncée dès la première
création. Si le nouvel Adam, esprit vivifiant, écrit Paul, aux mêmes
Corinthiens (1 Co 15, 45), est le Christ, c'est donc le Christ qui éclaire
le vieil Adam, le premier Adam, l'ancêtre.
Nous devons retrouver dans l'ordre de la création une orientation, une ordination.
Le mot n'est pas neutre, c'est le mot technique qu'il est intéressant de
connaître. Quelqu'un qui est ordonné diacre, prêtre ou évêque est quelqu'un
qui est orienté dans toute sa personne vers la réalisation du plan et de
l'ordre de Dieu.
La création tout entière est ordonnée vers le Christ. Elle n'est pas absurde,
elle n'est pas livrée au hasard, elle n'est pas un monde de fureur, de cris,
de larmes et de sang. Elle a un but, un terme : le Christ. Devenir fils,
dans le Fils.
*
* *
Allons au
commencement. Reprenant une très ancienne théologie les catéchismes nous
disaient que le mariage était le seul sacrement (laissons ouverte la question
des sacrements de l'ancienne alliance), le seul sacrement que le péché n'avait
pas détruit. La seule réalité humainement de l’Eden, la seule réalité qui
existait au paradis et qui a continué après, que le péché n'a pas détruite,
même s’il l'a faussée.
La création n'est pas la fabrication, l'usinage par un ouvrier divin du
monde dans lequel nous habitons. Le récit biblique a pour volonté expresse
de nous apprendre le sens, les valeurs et la signification de l'acte créateur
lui-même.
Dans un monde où les mythologies ambiantes estimaient que l'homme était
un être déchu, créé par le mélange du sang d'un dieu désobéissant, condamné
à mort et exécuté, et de la boue. L'homme naissait coupable et esclave.
A l’inverse, la Bible affirme la dignité d'un homme créé à l'image et ressemblance
de Dieu.
Dans un monde où elle représentait fondamentalement une valeur pour les
princes et le service, voire l'esclavage, pour les hommes ordinaires, la
femme ne comptait pas. Dire qu'on l'achetait est un peu excessif, mais les
tractations autour des dots de mariages et ce qui passait quand on répudiait
une épouse... que de soucis d'argent, pour si peu d'amour ! Elle était par
essence, par nature l'inégale de l'homme.
Dans ce monde, la Bible, trente siècles avant nous (on n'a pas encore tout
à fait compris), ose affirmer l'égalité de l'homme et de la femme et voit
l'inégalité dans le péché d'Adam.
Comment ? Par cette scène extraordinaire.
Qu'est-ce-qui fait que l'homme est un vivant ? C'est que son coeur bat,
que sa poitrine palpite au souffle de sa respiration. C'est dans cette vie,
dans l'endroit où la vie est enclose que la femme va naître.
Au moment où Dieu tire Eve du battement vivant d'Adam, Adam est réduit à
l'impuissance, plongé dans la torpeur. Il n'a donc aucun droit à mettre
la main sur celle qu'il appellera son égale : “Os de mes os, chair de
ma chair” (Gn 2,23).
Voilà qu'à la face du monde (qui n'a pas compris il nous faut si longtemps
pour lire la Bible), est affirmé le fondement du mariage : aucun homme n'est
l'humanité !
Il est homme ou femme. Nul n'est tout !
La distinction sexuelle est l'inscription dans la chair d'un homme, qu'il
est une partie de l'humanité, mais pas l'humanité. Nul n'est tout.
Donc, sa compréhension, sa manière de voir les choses, sa manière d'aborder
la création sera toujours limitée et parcellaire. L’être humain est homme
ou femme.
Cette différence radicale est en même temps le symbole inscrit dans notre
chair d'une autre différence encore plus radicale : l'homme n'est pas Dieu,
il est image de Dieu. Ce qui est beaucoup, mais qui n'est pas tout !
La Bible pose cette chose étonnante d'une humanité duelle : homme et
femme ; homme ou femme.
Une humanité frappée d'une finitude, d'une limitation et marquée par une
différence. Là, dans la relation à l'autre, s'inscrit le symbole de la relation
à Dieu qui est le tout Autre.
L'homme est entouré de différences. Ce qui ne veut pas dire que la différence
définisse une qualité. Etre différent ne veut pas dire être meilleur, ni
pire. Etre différent, c'est être autre.
C'est parce qu'il y a cette altérité qu'il va pouvoir y avoir communion.
*
* *
“L'homme
quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme et ils seront chair
unique” (Gn 2,
44). Un couple certes, mais irréductiblement marqué par une différence insurmontable
: la différence des sexes.
Dans l'union la plus intime, l'homme reste mâle et la femme femme. Rien
ne peut enlever cette donnée. En aucun cas il n’est question de rivalité
ou de fusion. Il faut apprendre la communion. En plaçant cette vocation
à l'origine de l'humanité, la Bible en fait l'origine de tout couple.
Ce n'est pas une histoire ancienne, ce n'est pas une histoire passée, ce
n'est pas ce qui est arrivé il y a plusieurs siècles à un ancêtre lointain.
L'origine est présente en chacun d'entre vous. La différence est autant
en Adam et Eve qu'entre vous et votre épouse, vous et votre mari. La communion
de l'homme et de la femme marque la nature même du mariage.
Là s'inscrit un type de relation, entre l'homme et la femme, qui respecte
la différence sans jamais faire que l'un ait du pouvoir sur l'autre. Quand
le Christ explique aux pharisiens qu'on ne peut pas répudier sa femme c'est
précisément sur le pouvoir que porte la question (Mt 19, 3-10). A-t-on du
pouvoir sur l'autre ? Non, répond la Bible au nom d'une égalité dans la
différence qui est structurellement fondamentale.
Mais si l'humanité est cela, le plus intime d'un couple affirme, symbolise
les relations qui doivent exister entre les hommes. Ce que vous vivez dans
un ménage est ce monde de relations respectueuses garantissant les différences.
C'est un monde de communion qui est ici indiqué.
Dans la Bible, il y a une transcription sociale directe de la relation la
plus intime aux exigences communes de l'humanité.
En un mot, le mariage est une prophétie. C'est vivre à deux ce que
Dieu voudrait que l'humanité vive dans son entier : une humanité communionnelle,
réconciliée, où les différences soient respectées comme source d'entente,
d'enrichissement et non comme hostilité ou concurrence.
C'est à ce niveau qu'il faut comprendre pourquoi la cohabitation juvénile
blesse l'amour tel que la Bible l'entend : la prophétie du mariage est rabattue
sur l'histoire propre à deux personnes. C'est tronquer la transcription
sociale de l'amour ; c'est faire que l'amour n'a plus de vocation commune
; c'est faire que la relation de communion entre un homme et une femme ne
dit rien à la société et devient une affaire purement privée, à la mesure
sentimentale de deux coeurs qui s'éprennent l'un de l'autre ; c'est enlever
toute la dimension commune de l'alliance biblique pour la rétrécir aux impressions
partagées de deux affectivités.
La tradition biblique et chrétienne continue inlassablement d’affimer ceci
: quand un homme et une femme s'aiment ,leur amour a un sens pour l'humanité
tout entière.
Cela veut dire aussi autre chose : Vous ne pouvez pas passer directement
d'une vie conjugale à une vie sociale.
En ce sens, il n'y a pas de lien mathématique direct, matériel, entre ce
que peut connaître un ménage et la construction d'une société. Mais il y
beaucoup mieux. Un lien direct serait du domaine du besoin, par conséquent
ne répondrait pas entièrement à ce qu'est l'homme, à sa liberté. Mais, dans
ce qu'il vit de plus particulier et de plus intime, le foyer symbolise
ce qu'une société a pour exigence, au nom de la création, de vivre et de
promouvoir : le respect des différences, le fait qu'une différence n'est
pas une inégalité et que l'endroit des différences devient l'endroit de
la communion.
C'est parce que le ménage est le symbole de l’humanité que Dieu désire,
qu'il est essentiel à la vie sociale. Il y a donc une relation directe entre
l'amour et la société telle que la Bible la comprend. Toucher à ce point
serait rendre insignifiant non seulement toute la dimension d'alliance dont
parle la Bible à propos de l'amour de Dieu, mais également l'ampleur de
ce qu'un homme et une femme sont appelés à vivre.
C'est à cause de cela que l'Eglise reconnaît comme valide le mariage en
dehors de la religion catholique, par exemple ce qu'on appelle du vieux
mot “le mariage entre païens”. Il est valide à cause de cette prophétie,
de cette orientation première de la création.
C'est pourquoi un diacre qui est attaché à l'ordre de la création peut marier.
Sur ce point, sur ce fondement anthropologique, sur lequel nous devons nous
appuyer parce qu'il conditionne la position chrétienne, si peu comprise
aujourd'hui, à propos de la sexualité et du mariage, c'est là où le Christ
conduit ce symbole à son achèvement et en fait un sacrement. La différence
radicale qu'indique le sacrement de mariage, est entre le Fils de Dieu et
l'humanité qu'il épouse.
*
* *
Voilà que
la création, dans ce mariage, devient sacramentelle. Alors l'amour d'un
homme et d'une femme devient l'endroit où se révèle l'amour de Dieu pour
l'humanité, l'amour du Christ pour son Eglise.
Vous avez charge, comme mari et femme, d'aimer comme Dieu et de nous le
faire voir. La vocation du sacrement de mariage est l'épanouissement, l'achèvement,
la perfection de ce symbole premier que la Bible pose en Adam et en Eve.
Il y a dans le sacrement de mariage une réalité qui est pour toute l'Eglise.
Nous y reviendrons. Mais rappelez-vous deux faits par lesquels je vais terminer.
- Quand vous vous êtes mariés, il y avait l'autel, l'assemblée et entre
eux les deux fiancés, émus bien sûr, avec le cierge de leur baptême à côté
d'eux, qui a été le cierge de leur profession de foi, qui sera aussi le
cierge au pied du cercueil. Car la lumière de la foi éclaire toute la vie.
Mais la disposition même de la liturgie vous fait comprendre que ce que
vous recevez du Christ, signifié par l'autel, à travers vous est pour toute
l'assemblée.
Votre amour le plus intime devient significatif pour toute l'assemblée.
Pour lui rappeler quoi ? Cette chose toute simple : Qu'est-ce-que c'est
que l'Eglise ? L'Eglise est le mariage du Christ et de cette part d'humanité
qui croit en Lui. L'Eglise nous la symbolisons encore, vous êtes là, vous
n'êtes pas toute l'Eglise. Avec les prêtres, je serai là de l’autre côté
de l'autel et je ne suis pas toute l'Eglise. C'est ensemble, le sacerdoce
et le peuple de Dieu, que nous signifions cette réalité nuptiale qui est
l'Eglise épouse du Christ.
Cet ordre d'un amour nous introduit au coeur de Dieu, nous fait comprendre
l'alliance fondamentale scellée dans le Christ, entre Dieu et l'humanité.
C'est cette réalité que le sacrement nous donne à vivre.
Vous voyez que, là aussi, ce que vous avez de plus intime, votre alliance
dans le Christ, votre fidélité dans le Christ, possèdent une signification
prophétique pour tous ceux qui vous entourent.
- Ensuite, quand vous vous êtes mariés au pied de l'autel, le oui que vous
avez échangé était, au-delà de vous-mêmes, le oui du Christ à son Eglise
et le oui de l'Eglise au Christ. Vous rendiez présente l'alliance semée
au premier matin de la création, ressuscitée dans la splendeur de Pâque.
Vous étiez le sacrement du Christ et de son Eglise.
Le sacrement
de mariage est l'acte prophétique par lequel le plus intime, qu'échangent
un homme et une femme, est transcrit en symbole d’une humanité réconciliée,
selon le projet et le dessein de Dieu. Cet acte renvoie à la création. Par
là, nous atteignons deux points fondamentaux du mariage chrétien, particulièrement
précis, mais peut-être un peu difficiles à comprendre.
On ne défend pas la beauté du mariage par des slogans ou des arguments faits
d'avance et réchauffés. Nous sommes devant une vérité qui touche au contenu
même de notre foi et qui réclame, de la part de chacun, un peu d'idées claires,
un peu de réflexion, de manière à ne pas succomber à la chaleur vague de
sentiments immédiats.
Renvoyer à la création pour parler du sacrement de mariage veut dire deux
choses :
- premièrement, cela met en cause l'orientation même de la création,
- deuxièmement, cela met en cause l'inégalité de la relation entre le Créateur
et la créature.
Ces deux points qui, à première vue, paraissent très loin de notre sujet,
concernent fondamentalement le mariage et ce que le sacrement donne à vivre.
*
* *
D'abord,
la création et son sens.
Si l'on entend par là, la “fabrication” de ce monde par Dieu, comme un entrepreneur
fabrique une maison ou un artisan une statue, on fait de la création le
produit manufacturé -si j'ose dire- par Dieu à partir d'une matière qu'il
a suscitée pour faire toute la suite des choses.
L'idée est simple, elle est à peu près l'idée que se font la majorité de
nos concitoyens de la création. Pour eux, créer c'est fabriquer, créer de
ses mains, créer dans sa tête. C'est effectuer une œuvre de sa propre initiative.
Tel n'est pas le sentiment de la Bible. C'est la Parole qui crée,
donc avec une distance, celle d’un Dieu qui se distingue de sa création.
Car la parole a besoin d’espace. Et la Parole appelle une réponse. Créer
fait entrer en dialogue. Ce point est tout à fait fondamental pour la raison
suivante. Si créer, c'est fabriquer, vous avez alors une sorte de déterminisme
de la nature et vous devez faire fonctionner la nature -et parlons net la
sexualité-, de manière strictement identique et répétitive, particulièrement
directionnelle, uni-directionnelle même, comme ce micro. C'est-à-dire que
l'homme est lié par un usage unique de sa capacité sexuelle.
Freud nous a appris que la sexualité passait par plusieurs étapes, plusieurs
stades. Dans cette conception évolutive, la génitalité devient pratiquement
obligatoire quelque réserve que Freud lui-même a placée. L'usage de sa sexualité
suit la nature obligatoire qui en est donnée. Mais on sent bien que cette
théorie frise, quelle que soit la beauté des arguments qui l'entourent,
le matérialisme, car à terme, on arrive à être commandé par la biologie.
Le mariage n'est pas la sacralisation de la biologie. Sinon il serait obligatoire
pour satisfaire à l'acte matériel de la création. Et je me demande, nous
qui sommes prêtres et les religieuses qui sont dans l'assemblée, quel sens
pourrait avoir notre statut de célibataire ? Ce n'est pas non plus l'angle
par lequel la Bible aborde ce problème.
Il est préférable de remarquer qu'en créant par sa parole : “Il dit et
ce fut fait”, chante un psaume, la création est une réalité dialoguante.
Lorsque deux personnes sont en dialogue, la parole du premier adressée à
la seconde personne fait que la parole est suscitée chez l’interlocuteur,
qu’elle retentit et revient vers la première. La création est donc la réponse
que Dieu attend à l'acte par lequel Il a posé dans la libre existence les
êtres que nous sommes. La création est une réalité dialoguale, c'est-à-dire
faite pour entendre la parole. Mais une parole qui a besoin d'être écoutée,
comprise, analysée, perçue, pour qu'elle rejoigne notre raison, notre intelligence
et aiguille notre volonté. Cette parole suscite en nous une réponse. La
nature de l’homme n’est saisie que par et dans une culture.
Or la réponse que nous faisons est également multiple et diverse. Un mot
n'a pas exactement le même sens dans toutes les bouches, à part en chimie.
Il ne signifie pas exactement la même chose chez tous les auteurs. Un mot
a du sens, pas n'importe lequel, mais qui est un peu flottant.. D’où l'importance
de ces petits mots ajoutés pour corriger ce que les autres mots ont de rugueux
et de trop précis. Il n’y a pas de langue sans adverbes correcteurs ni qualificatifs
qui ajustent à la pensée.
Qui dit dialogue de liberté à partir de la création, dit aussi que la nature
de l'homme et sa sexualité sont appelées à entrer en réponse, mais que la
réponse elle-même est diversifiée. L'important est qu'elle s'adresse à l'Autre,
avec un grand A, à cette parole fondatrice qui nous a dit : "Il
est bon que tu vives, Je veux que tu vives" comme nous l'avons
médité à propos du sacrement de réconciliation.
Si telle est la nature de la liberté de l'homme, elle échappe au fixisme,
à la biologie sanctifiée dont on nous rabat parfois les oreilles. C'est
dire que la sexualité est beaucoup plus large que son seul usage matrimonial
et qu'elle est effectivement en exercice, non pas par sa génitalité, par
son seul exercice physique, mais par l'affection, les sentiments, l'attention
à l'autre et même par une réalité que Freud avait rayé de son vocabulaire
mais que l'on connait par un certain nombre de lettres au pasteur Pfister
: par la sublimation. Elle signifie que l'homme est capable de prendre son
énergie, ses pulsions, pour créer de l'art, du dévouement, de l'engagement
et même de la religion.
*
* *
Si tel est
le statut d'une nature libre et dialoguante, l'important dans la liberté
sera de faire en sorte que la sexualité exprime réellement ce que cette
liberté veut lui faire dire. La sexualité n'est pas une fatalité biologique
qui télécommande l'homme. Elle est, comme son corps, l'instrument du dialogue.
Tout l'apprentissage, l'éducation d'une morale sexuelle, car il en existe
une, consiste à permettre à son corps, à son affectivité d'être au service
de la rencontre et du dialogue.
Ce n'est pas pour rien qu’en français courant l'expression "faire
l'amour" dit tout, sauf l'amour ! Elle est la preuve que l'on peut
utiliser le corps comme instrument de l'égoïsme et d'une satisfaction propre
où ce qu'on fait est précisément le refus de se donner, le refus du dialogue,
le silence mortel de ces brèves rencontres au coin d'un bois. Caricature
obscène de ce que le corps et le sexe sont appelés à vivre : l'intimité,
la confiance, la marche pour exprimer une réponse dialoguante à la voix
qui nous appelle à vivre.
Si ce dialogue peut ainsi passer par le corps, sans être nécessairement
charnel, d'autres manières d'aimer sont possibles. Nous ne sommes pas obligés
d'utiliser notre génitalité pour devenir un homme accompli. Je crois qu'il
est important d'être clair à ce sujet. La maturité du corps est dans le
dialogue accompli et non pas dans le nombre d'exercices physiques qu'on
peut effectuer. Aujourd'hui, on mélange un peu tout.
C'est la capacité d'entrer en dialogue qui est fondamentale. Dans ce cas,
le célibat des religieux, des religieuses, des prêtres, prend un sens entier.
C'est rappeler, à vous qui êtes mariés, que l'acte du mariage lui-même n'est
pas la totalité de votre relation. Car “faire l'amour” peut empêcher de
parler, l'intimité du corps peut briser la relation du coeur. Il y a une
habitude du corps qui peut décliner en silence mortel pour un ménage, étouffant
l'échange, sclérosant le dialogue et la compréhension. A l’inverse, il peut
y avoir dans un couple une absence de communion corporelle qui endort le
partage et blesse la confiance. Tout est ici question de communication partagée.
Le célibat, dans son acte de don à l'Evangile, rappelle que le mariage a
besoin d'être jugé, a besoin d'un regard critique, non pas pour vous dire
que vous êtes meilleurs ou pires que nous, mais pour qu'on n'enferme pas
la maturité, la liberté, dans le seul statut de conjugalité accomplie. Même
dans le dialogue qu'il pose, l'homme est plus grand que les actes physiques
qu'il accomplit. Il convient de rappeler ici cette condition première :
l'acte physique de l'amour doit rester dialogue d’où l'importance de ce
dialogue au sein du couple, car c'est lui qui constitue la nature première
de l'homme. Cela vous est rappelé par le fait que des hommes et des femmes,
célibataires consacrés, se vouent au dialogue avec Dieu et avec les hommes.
L'amour possède plusieurs visages. Mais le fait a aussi comme conséquence
de rappeler à ceux et à celles qui vivent un célibat subi, que leur vie
n'est pas pour autant un échec. Parce que l'amour est plus grand que l'état
dans lequel on est. Vous comprenez, nous religieux, religieuses, prêtres,
notre célibat volontaire a une raison d'être. C'est le don, c'est le dialogue
avec le Christ, c'est le service accompli, la prière. Il y a un sens très
beau du célibat qui justifie pleinement qu'un homme ou une femme s'y donne.
Mais quand vous voulez vous marier et que vous ne réussissez pas, quand
vous êtes condamné à une solitude que vous n'avez pas choisie, quand vous
n'avez personne à qui vous confier et que votre corps reste inerte parce
qu'il n'a aucun partenaire aimant, une grande peine accable des personnes
qui, malgré elles, contre leur volonté, contre leur désir le plus profond,
ne rencontrent pas l'amour, auquel normalement elles pourraient prétendre.
Il est fondamental pour elles de leur dire que leur vie, malgré cette blessure
réelle, qui mérite un profond respect, n'est pas une vie perdue, parce qu'elles
peuvent aussi dans leur corps, dans leur affection, dans le service qu'elles
rendent, faire de leur vie, un dialogue et une réponse.
La loi de la création est la même pour tous. Si on reprend le vieux mot
de la bible, que nous dirons au coeur du dialogue eucharistique, arrive
le mot d'alliance. Tout a été fait pour l'alliance.
C'est rappeler, quand on se marie, homme et femme, que l'alliance
est fondée sur l'union des différences. Mais quand on ne se marie pas, c'est
rappeler que cette alliance est faite pour le dialogue, le respect et cette
juste distance à laquelle on doit toujours garder l'autre, “à un jet
de pierre”. Car le plus intime reste aussi le plus mystérieux. L'autre
est toujours l'autre.
Dans la Bible nous voyons peu à peu se développer l'appel à participer à
l'alliance des gens dont on riait, dont on se moquait :
- Voilà que le troisième Isaïe appelle à participer pleinement au peuple
de Dieu la femme stérile, celle dont le corps sec rendait contradictoire
le mariage qui, en principe, devait être fécond (Is 54, 1).
- Isaïe appelle au service de l'autel les eunuques, ceux qui ne pouvaient
ni se marier, ni bien sûr procréer (Is 56,4).
- On voit dans Saint Luc l'admirable figure d'Elisabeth
- Dans les Actes des Apôtres, voici le ministre de Candace, reine d'Ethiopie,
qui devint disciple, grâce à Philippe (Ac 8).
Ces êtres ont une fécondité, ils participent à l'amour créateur, ils ont
vocation au dialogue et à aimer.
Le recours à l'acte créateur est un rappel pour chacun de la vocation intime
de tout homme.
Ce premier point permet de bien situer le mariage et de quoi veut parler
le sacrement de mariage : l'alliance faite dans cette création, le corps
appartient à cette création, mais en vue du dialogue. C'est le Verbe qui
se fait chair. Quand Saint Paul écrit : "Le corps est pour le Seigneur
et le Seigneur pour le corps” (1 Co 6,13), il entend bien que le corps
devienne verbe, dialogue et parole.
*
* *
Mais cette
création est fondamentalement inégale. L'alliance elle-même, pour
l'Ancien Testament, est une alliance inégale. Elle est l'acte bienveillant,
généreux, par lequel un empereur octroie à un inférieur, une alliance. La
manière dont les récits bibliques sont construits pour nous parler des grands
thèmes, des grands récits d'institutions d'alliance, suppose d'abord un
choix. La bible dit “trancher”, “couper” une alliance. Ce choix est de la
délibération, de la décision de l'empereur. En ce sens on a pu dire, avec
certains excès mais beaucoup de raisons, que l'alliance biblique était déjà
une sorte de serment de vassalité, une manière de féodalité où le suzerain
devait protection à son vassal et le vassal devait armée, argent et service
à son suzerain. Alliance fidèle dont le résumé est dans cette phrase inlassablement
répétée par les récits bibliques et les prophètes : "Je serai ton
Dieu, tu seras mon peuple".
L'alliance, les épousailles, l'amour entre Dieu et Israël, le prophète Osée
s'en est fait le chantre et le cantique des Cantiques si subtil, en donne
également une magnifique allégorie.
Seulement, si grande, si belle, si généreuse soit cette alliance, parce
qu'elle est inégale, elle met non pas l'amour de Dieu, mais notre amour
en péril.
L'admiration accepte l'inégalité. J'ai connu des femmes, tellement admiratives
de leur mari que tout s'est effondré quand le dit mari a pris sa retraite.
L'admiration est un détournement de l'amour, l'admiration est une manière
de passer à côté de l'autre, de se mettre dans son ombre, voire à ses pieds.
Mais l'amour veut l'égalité, l'amour veut voir l'autre face à face, l'amour
veut pouvoir parler à hauteur de visage.
Comment voulez-vous parler d'amour de Dieu ? Quelle distance ! Ou alors
vous tordez le sens des mots. Comment aimer Dieu si différent, si loin,
si grand, si autre ?
L'amour a vraiment commencé le jour où Dieu se rend notre égal, si j'ose
dire (il faudra revenir sur ce mot). Rappelez-vous ce qu'écrit l’Epître
aux Hébreux à propos du Christ : “Nous avons une nature de sang et de
chair, il en a pris une toute semblable” (2, 14).
Dans ce Christ, à qui nous donnons notre chair, notre sang, que nous introduisons
dans notre histoire, qui est notre enfant par Marie, avec ce Christ, nous
nous retrouvons, d'une certaine manière, sur un pied d'égalité. Homme comme
nous, véritablement homme, né d'une femme, “quand les temps furent accomplis”
écrit Saint-Paul (Ga 4, 4), ce Christ rend possible l'authentique amour
entre Dieu et l'homme. Parce qu'il est allé jusqu'à vouloir l'égalité, même
plus que l'égalité puisqu'il “s'est abaissé se faisant serviteur et obéissant
jusqu'à la mort et la mort de la croix”, il s'est “vidé de lui-même”,
le mot est dans l'Epître aux Philippiens (2, 8).
Seulement, ne nous trompons pas, c'est peut-être là, à mon sens, que se
tient un des pièges le plus subtil, le plus pernicieux, de l'amour. Vouloir
l'égalité, c'est vouloir l'échange. Je te donne et tu me donnes.
Mais l'échange, cette réciprocité indispensable, va peut-être engendrer
l'étouffement. La réciprocité de l'amour n'est pas la réciprocité du même.
Je te donne 100 frs, tu me donnes 100 frs, je te donne un baiser, tu me
donnes un baiser. Cette comptabilité, parce qu'elle s'attache à l'identique,
au même, risque d'étouffer l'amour parce qu'elle oblige chacun à se conduire
selon la ligne de conduite et de décision de l'autre. Elle est un esclavage
déguisé.
Quand le Christ explique à ses disciples qu'un homme n'a pas le droit de
répudier sa femme, la réaction des Apôtres (Mt 19) est admirable. Ils ne
comprennent pas cette parole. “Si telle est la condition de l'homme,
alors il n'y a aucun intérêt à se marier”, disent-ils. Pour eux le mariage
est une question de pouvoir. Il y a bien réciprocité, certes, mais ce sont
les maris qui en commandent la règle, qui en commandent la mesure, les degrés...
Croyant perdre leur pouvoir, ils redoutent de perdre leur puissance.
La réciprocité elle-même peut donc arriver à une sorte d'esclavage et d'étouffement.
Il n'y a pas de mots pires en français, quand on parle de deux fiancés,
que de leur dire qu'ils se “complètent” l'un l'autre. Réfléchissez : un
couvercle complète une boîte parce qu’il s'emboîte. Si vous vous complétez,
cela veut dire que la réciprocité va vous fermer, va vous boucher. Où sera
la découverte ? Où sera l'amour ? Où sera demain, l'imprévu, la création
? “Compléter” cela veut dire que les besoins de l'autre limitent la générosité
du premier. Cette réciprocité, cette parité risque d'être un piège. Toujours
les revendications du plus fort commanderont la réciprocité.
Vous êtes un certain nombre a être mariés depuis un certain temps. Obligatoirement,
car il n'y avait qu'une seule lecture à ce moment là, à la messe de mariage
(Je demande aux plus jeunes de ne pas bondir trop vite), on vous a lu le
texte d'Ephésiens 5, où se trouve cette phrase : "Femmes soyez soumises
à vos maris".
Dans un contexte féministe, vous voyez ce que peut donner ce pauvre Saint
Paul ! D'abord, c'est un énorme contre sens. “Upoménein” signifie : savoir
que le plus court chemin, pour aller de soi à soi, passe par l'autre. L'acceptation
de l'autre, pour me trouver moi.
La réciprocité n'est pas simplement un face à face, comme deux tampons de
locomotive qui se heurtent. La réciprocité, c'est qu’avant de savoir ce
que moi je demande ou donne, je dois d'abord passer par l'autre pour savoir
ce qu'il attend et désire. Dans l'amour il y a cette soumission qui est
par conséquent une sorte d’inégalité.
Vous allez me dire que c'est contradictoire. Comment peut-on désirer être
égaux en amour et se rendre compte que pour aimer il faut toujours passer
par l'autre, faire le détour par l'autre, penser à lui avant de penser à
soi ?
*
* *
Tout l'Evangile
porte sur ce point. C'est peut-être cela le contenu le plus précieux du
sacrement de mariage.
Rappelons cette immense et belle figure : l'obole de la veuve. Voilà des
gens qui donnent des fortunes dans le tronc du temple. Le Christ ne dit
rien. Ils pouvaient donner tout cela, ça ne leur coûtait rien. Mais la vieille
femme, la veuve, en mettant son obole, Marc écrit à son sujet ce mot extraordinaire
: "Elle a mis tout ce qu'elle avait, elle a mis toute sa vie"
(Mc 12, 44). D'un geste humble, modeste, minuscule, inégal, cette femme
donne toute sa vie.
L'égalité dont parle l'Evangile, ne consiste pas à donner la même chose,
le même nombre de baisers ou de caresses, le même nombre de lettres ou de
coups de téléphone... Cela consiste à donner, avec la même générosité, tout
ce que nous pouvons donner. Chacun selon sa mesure.
Là nous rencontrons les inégalités : l'un va parler plus que l'autre, l'un
saura manier le verbe mieux que l'autre, l'un sera plus attentif aux gestes
quotidiens que l'autre... Le problème n'est pas de comparer ce qu'on donne,
mais de savoir si on donne avec une générosité égale.
Il y a dans l'amour une égalité radicale qui est la même pour tous, c'est
l'exigence de se donner. Le commandement est égal, chacun l'accomplit à
sa manière. Il est évident que la mesure est inégale, selon les moments,
selon chacun. Il y a toujours un moment ou l'autre va se donner plus facilement
que son conjoint.
L'exemple vient du Christ, bien entendu. Il se donne plus que nous et mieux
que nous. L'acte de donner sa vie chez le Christ est infiniment supérieur
à l'acte de donner ma vie, chez moi. Pourtant c'est bien le même acte, d'une
exigence égale, accompli dans l'inégalité des possibilités de chacun.
C'est pourquoi le pardon est fondamental, l'espérance est fondamentale.
C'est pourquoi l'amour est toujours une quête, une démarche, parce que j'ai
toujours à apprendre à me soumettre à l'autre comme dirait Saint-Paul. C'est
l'autre qui m'apprend à l'aimer. Il faut donc que je m'y soumette. L'exigence
est la même, elle est égale pour tous. Donnes-toi si tu veux aimer.
L'Evangile n'arrête pas de dire cela. Rappelez-vous quand Jésus dit à Pierre
: “Viens et suis-moi" et à Jean il dit "reste là,"
les deux vont le suivre, mais de manière inégale parce que différente (Jn
21, 22). Il y a un mot qui mériterait à lui seul une autre méditation, qui
revient sans cesse dans l'Evangile, c'est "comme". Soyez
parfaits "comme" votre père céleste est parfait (Mt 5,48).
Si le Christ nous avait dit, soyez parfaits à la mesure du Père, cela ne
nous serait pas possible. La perfection de Dieu est l'adéquation de Dieu
à lui-même. Et la proportion, pour nous les hommes, c'est notre propre adéquation
à nous-mêmes. La relation entre les deux c'est "comme".
Il est fondamental d'apprendre à aimer "comme". Parce que
l'autre ne m'aimera jamais comme je veux qu'il m'aime, je ne l'aimerai jamais
à la mesure qu'il désire que je l'aime. On aime comme on peut, c'est-à-dire
en proportion de ce que chacun peut donner. Là est la loi la plus profonde
du dialogue de la création.
Le sacrement de mariage est le sacrement de ce corps, de cette inégalité
dans l'égalité, du respect de ce que chacun est, avec la même exigence,
celle de la petite vieille qui, donnant son obole, offre toute sa vie. Elle
mise tout sur un don infime.
Aujourd'hui
et la prochaine fois, nous abordons un sujet particulièrement difficile
et délicat, qui risque de toucher tel ou tel d'entre vous. Quand nous sommes
dans l'empirée de la théologie morale, les choses sont relativement simples,
mais nous allons méditer très concrètement le consentement à l'autre et
la fidélité.
Vous qui êtes mariés, vous avez échangé vos consentements. Comme le Christ
l'explique dans l'Evangile de Saint Mathieu : “que votre oui soit oui,
tout le reste vient du mauvais”.
Nous parlerons de la fidélité, de l'indissolubilité du mariage. Ce sont
là deux sujets complexes, non pas tellement sur le plan intellectuel, mais
parce qu'ils touchent tous les deux la vie réelle d'hommes et de femmes.
Vous savez que nous atteignons environ 45 % de divorces par rapport aux
mariages célébrés aujourd'hui, en France. Je pense, pour ma part, qu'un
bon nombre pourraient être évités. Il y a beaucoup de raisons de divorce
qui sont des raisons apparemment superficielles, mais parce qu'elles sont
des raisons symboliques, elles deviennent invivables.
*
* *
Alors, que
faire ?
- Si l'Evêque rappelle la doctrine, on dit qu'il juge. Un certain nombre
de personnes se sentent à tort ou à raison blessées. Le but d'une homélie
est d'essayer de nous convertir et non pas de nous blesser.
- Si l'Evêque ne dit rien, il peut devenir complice de cette déliquescence
des moeurs que, périodiquement, des censeurs inutiles se plaisent à dénoncer.
On dit volontiers que l'Eglise juge. Est-ce si sûr ? Est-ce évitable ? Et
on se réfère, avec une lecture très sélective de l'Evangile, à un Christ
qui n'aurait jamais jugé.
J'aurais voulu, pendant ces années d'homélies, vous mettre en garde contre
des simplismes qui ne confortent que notre paresse intellectuelle. De fait,
le Christ a bien dit dans l'Evangile : "Ne jugez pas et vous ne
serez pas jugés” (Mt 7,1). Et même dans Saint Jean, il va plus loin
encore, quand il affirme : "Moi, je ne juge personne” (Jn 8,15).
Alors se pressent devant nous tant de visages que nous imaginons, et
qui sont réels :
- Marie-Madeleine,
- la femme adultère qu'on allait lapider, cette pécheresse (Jn 8, 3),
- et celle qui vient en larmes arroser les pieds du Christ et les essuyer
de ses cheveux (Lc 7, 38).
Une miséricorde, semble-t-il, sans frontière. Mais ce Christ qu'on aime
tant voir ne pas juger, comment pourrait-il encore être lumière ? Comment
pourrait-il guider une vie, s'il ne nous montre pas un chemin sûr, qui arrive
véritablement jusqu'au coeur de Dieu ?
Si vous renoncez à juger, cela veut dire que vous renoncez à apprécier et
si vous renoncez à apprécier, cela veut dire que vous ne savez pas où vous
allez.
Est-ce que le Christ, pour autant, nous laisse dans le flou sous prétexte
de caresser des coeurs dolents ? Va-t-il mépriser la dignité d'un homme
qui a besoin de savoir si oui est oui, si non est non ?
Car le même Christ est également celui qui a dit : "le Père m'a
remis tout jugement, mais le jugement que j'exerce, il est juste, car je
juge à partir de ce que j'entends” (Jn 5, 30).
Comment concilier la double affirmation d'un Christ qui ne juge pas et d'un
Christ qui est, effectivement, le juge ? On ne peut pas laisser simplement
aux tympans des cathédrales un Christ en majesté, qui attend le moment du
jugement dernier, pour faire savoir où est la vie et où guette la mort,
quel acte rapproche du salut ou en écarte.
Nous posons sans doute très mal le problème, par des oppositions roides
et rétrécies.
Il importe de comprendre aujourd'hui que le jugement du Christ n'est pas
un jugement extérieur. Quand il nous dit : “je juge d'après ce que j'entends”
(Jn 5, 30), il renvoie à cette réponse étonnante que le Roi de la parabole
des talents avec les trois serviteurs, rétorque au troisième, qui a enfoui
son talent, qui n'a rien fait et qui dit à son maître : “je te tiens
pour un maître dur qui récolte là où il n'a pas semé et qui moissonne là
où il n'a pas planté”. Le maître de lui dire : “Serviteur, je te
juge sur ta parole” (Mt 25, 24).
C'est dire qu'en quelque sorte, nous-mêmes instruisons notre propre procès.
Nous faisons à nous-mêmes notre examen et notre jugement. “Notre conscience
nous accuse ou nous disculpe”, écrit Saint Paul (Rm 2, 14-15). C'est
notre parole qui nous juge. Le problème est de savoir quelle parole nous
prononçons. Quand on connaît les subterfuges, les détours, les camouflages
du langage et des mots, quand parlons-nous vraiment ?
Cette question inévitable du jugement ne porte pas simplement sur une distinction
vraie, en gros, mais finalement très superficielle, qui prétendrait que
le Christ ne juge pas les personnes mais juge des actes. Le jour ou vous
aurez rencontré un acte qui se promène sans personne, dépêchez-vous de me
prévenir. Car l'acte est bien l'expression d'une personne. Une personne
qui n'agit pas, qu'est-elle ?
La position évangélique est beaucoup plus subtile, puisque c'est de nous-mêmes,
par l'intérieur, que notre propre jugement, c'est-à-dire notre adéquation
à la volonté de Dieu, est manifeste ou pas.
*
* *
Le livre
du Siracide (15,15) reste encore relativement simple quand il affirme que
devant nous est posé un choix et qu'en ce sens là, dans le problème fondamental
du mariage, notre liberté est en cause et que nul ne peut être infidèle
s'il ne le veut pas, continue le texte. Est-ce si simple ?
Cet homme qui avait librement dit "oui" à son mariage,
par quelle pulsion était-il mené quand, en 15 ans, il a connu, entretenu
avec une sorte d'incapacité de s'en défaire et de choisir, trois liaisons
successives ? A qui a-t-il dit oui ? A sa femme ? Oui.
Pas seulement. Car en examinant, 15 ans après, après des heures de conversation,
la parole qu'il avait dite, ce n'est pas à sa femme qu'il avait dit oui,
mais à sa mère décédée quand il avait 2 ans et qu'il avait inlassablement
recherchée à travers des figures féminines dont, évidemment, aucune ne correspondait
à la défunte.
Qui avait-il vraiment aimé ? Son épouse ou la disparue inlassablement, désespérément
mais inconsciemment recherchée ?
Et cette épouse pas très chrétienne puisqu'elle n'avait pas communié à sa
messe de mariage, mais qui s'est convertie. Avec l'ardeur des néophytes,
elle a épousé une spiritualité du mariage, d'une rigueur, d'une hauteur,
d'un idéalisme qui le rendait impraticable pour son mari. Matériellement,
spirituellement fidèle, elle a rendu la fidélité profonde, invivable et
impossible à un conjoint qui avait épousé une femme mais pas un ange, qui
avait épousé sa conjointe, mais pas une théoricienne de la vie sexuelle
matrimoniale. Elle avait oublié qu'il ne suffit pas de penser juste, il
faut penser de manière acceptable.
Saint Paul (Rm 14,16) écrit cet avertissement que je m'adresse à moi-même
en premier : "Ne faites pas médire de votre bien".
Un prêtre ne peut pas célébrer l'Eucharistie en vous oubliant, sinon il
tue la liturgie ; de la même manière, on ne peut pas avoir des idées sur
le mariage indépendamment du conjoint.
On voit comment,
- d'un côté, une recherche désespérée
- et de l'autre un élan idéaliste impraticable,
bloquent la liberté de la rencontre et de l'échange.
Le temps n'est plus, certes, où l'on arrangeait les mariages. Difficile
liberté. Je sais des femmes qui ont été mariées, sans trop de consentement
de leur part, et qui 20, 25 ou 30 ans après, les enfants élevés, le mari
arrivant à la retraite, se disent : “qu'est-ce-que j'ai fait de ma vie
? J'ai été engagée dans une aventure dans laquelle, au fond, je n'ai jamais
profondément été partie prenante”.
Ne nous y trompons pas, ces obstacles à la liberté se retrouvent dans d'autres
conditions.
Peut-on dire aussi facilement que tels ou tels jeunes qui vivent en cohabitation
juvénile parce que ça se fait.. qui sont reçus par les copains parce que
la bande d'amis s'entend bien... et qui, spontanément, naturellement quand
ils veulent faire un enfant se retrouvent devant monsieur le maire et monsieur
le curé... soient beaucoup plus libres ? Nous avons peut-être changé un
conformisme social par un conformisme groupal.
Quel est la réalité de la liberté ? Avons-nous raison de parler si vite,
en ces domaines, de liberté ? Comme si un moment elle était là, pure, simple,
évidente, nue, entière ! Etre libre ce n'est pas être dégagé des contraintes.
Etre libre c'est, avec ces contraintes, apprendre à se libérer progressivement.
Ils seraient profondément surpris, cet homme aux trois liaisons et cette
convertie, si on leur disait que leur liberté avait progressé sans l'autre.
Nous retrouvons ici le mot fameux si important, mais si méconnu, de Saint
Paul d'être "soumis" les uns aux autres (Ep 5, 21).
Que s'est-il passé dans ces deux cas ? Il s'est passé que chacun a suivi
son propre itinéraire. L'un, inconscient, d'un désir immaîtrisé, et l'autre,
étincelant, d'une conversion individuelle.
Mais l'autre, le conjoint ?
Le problème tout simple, premier, évident du consentement à l'autre n'a
jamais été posé, sinon comme la conséquence d'une autre recherche. Ce n'est
pas le conjoint qui a été recherché, alors que c'est l'objet premier du
sacrement de mariage, mais
- dans le cas de la néophyte la conformité à une théorie spirituelle
- et dans le cas de l’autre homme le suivi d'une quête impossible.
Et le conjoint ?
Au contraire si l'on pose en premier que nous avons à nous libérer, nous
découvrons que l'autre est indispensable à notre propre liberté.
*
* *
Consentir
à l'autre.
Peut-être serait-il sage de reprendre les premiers pas de Saint Augustin
: "J'aime aimer, je m'aime aimant". Effectivement, quand
on aime, on se sent grand, noble, fort et généreux. On a l'impression d'exister.
On est plein de grands sentiments. Aimer fait plaisir. Aimer fait exister
parce qu'aimer donne une bonne conscience de soi.
Mais ce qu'on aime, dans ce cas, Augustin l'a bien montré, ce n'est pas
l'autre, c'est l'image que j'ai de moi-même en train d'aimer l'autre. L'autre
n'est jamais que le miroir dans lequel je contemple la grandeur de mes sentiments
et l'ardeur de ma générosité.
Aimer, comme souligne Augustin, commence par aimer l'image qu'on se fait
de l'autre. Car la première rencontre n'est pas aussi libre qu'on le croit.
Elle n'est jamais réellement par hasard. Si nous savions quelles recherches,
quels désirs gisent au fond de nous, si nous pouvions scruter notre inconscient,
nous saurions que ce n'est jamais par hasard que nous faisons telle ou telle
rencontre. Par conséquent la personne que nous aimons répond à un besoin
que nous avons au fond de nous. Ce que nous recherchons en elle, c'est la
réponse à ce besoin.
D'où inévitablement la bienheureuse et nécessaire crise, qu'on appelait
autrefois “la fin de la lune de miel” : quand on s'aperçoit que l'autre
est "autre", qu’il n'est pas nécessairement la copie conforme
du conjoint que j'avais espéré... que l'autre n'est pas là d'abord pour
satisfaire mes propres besoins inconscients, que l'autre résiste, que l'autre
existe pour lui...
Beaucoup de divorces, ont lieu avant cinq ans de mariage. C'est sur ce premier
obstacle que butent tant de jeunes couples, sur le fait que le conjoint
n'est pas celui ou celle qu'on avait imaginé. Il est "autre" que
moi je m'imagine qu'il soit "autre".
Si c'est moi qui décide comment l'autre doit être, je le dessine, je le
façonne, je le construis, je le recrée à partir de moi. L'autre de moi c'est
encore une façon d'être moi. Mais l'autre, n'est pas comme cela. Il est
lui, il est elle, avec son histoire propre.
Ce à quoi il faudrait consentir en ces conditions, ce qu'il faudrait accepter
et qui est très crucifiant (il y a des larmes), c'est que je ne sais pas
aimer. C'est l'autre qui doit m'apprendre comment l'aimer. C'est à l'autre
de me dire comment il accepte que mon amour le rejoigne, seul l'autre peut
me dire, me révéler qui il est.
L'amour passe alors par une crise qui est celle dont parle Saint Paul quand
il parle de soumission. Si fort que soit mon amour, si ardent mon désir
de l'autre, je dois accepter que l'autre soit qui il est et non pas comme
je le rêve. Je dois accepter, consentir à l'étrangeté de l'autre qui est
cependant le plus proche, le plus aimé et le plus cher.
Cet amour qui se dépouille de ses représentations, de ses images, de ses
idées, suit le même mouvement que la foi qui doit traverser le désert de
la nuit pour rencontrer le Dieu qui nous attend et non pas les idées que
nous nous en faisons.
C'est justement à ce moment-là qu'arrive quelque chose de très fondamental.
Tant qu'il s'agit de paroles, de dialogues, on avance vers l'autre, mais
arrive un temps où les paroles ne suffisent plus. On s'aperçoit que dans
l'échange, dans la relation, d'autres choses se disent de manière plus symbolique.
D'un seul coup, un détail, un rien, une bricole vont prendre une importance
démesurée en comparaison de leur réalité concrète. Ce mari qui, tous les
soirs, en rentrant a besoin de s'asseoir, de jeter un coup d'oeil sur le
journal, pour seulement après, dire bonjour tendrement à sa chère épouse.
Un petit rien sur lequel pendant les deux premières années de mariage elle
avait passé avec tendresse, un jour devient insupportable, invivable. Parce
que la rencontre, la fréquentation font que ces symboles de la vie, ces
minuscules gestes qui, sur le plan verbal et intellectuel, sont de peu de
contenu, traduisent des attitudes existentielles radicales. S’il commence
par lire le journal, c'est qu’il ne m'aime plus, il ne m'aime plus comme
avant !
*
* *
En un sens
tant mieux ! L'amour est obligé de s'approfondir. C'est le seul moyen de
grandir. C'est sur ces symboles que se lèvent tellement d'incompréhensions
et de disputes. A travers ces symboles, qu'il faut respecter très soigneusement
car ils disent plus que les narrations que l’autre fait de son existence,
s’exprime l'important, l'indicible, l'essentiel. Ils révèlent le mystère
de l'autre. Et, d'un seul coup, se montre aux yeux de la personne qui aime,
que l'autre ne sera jamais totalement transparent, que l'amour est une réalité
nocturne parce que, plus il avance, moins il peut pénétrer le mystère, le
secret de cet autre. L'amour se sent terriblement pauvre car ce sont les
gens qu'on aime le plus dont on sait parler le moins bien.
Au début, on remplit des pages, des lettres, des carnets intimes puis arrive
ce moment du silence, parce qu’aimer c'est consentir au mystère de l'autre,
c'est se sentir pauvre devant lui.
Le mariage est le sacrement de cette pauvreté qui contemple un mystère dans
lequel, quel que soit l'échange, la bonne volonté et l'ardeur, le partage
et l'amour, on ne peut jamais pénétrer.
C'est cet élan de l'amour qu’il faut évoquer pour découvrir ce mystère et
laisser l'autre advenir devant nous. Le mariage comme naissance, comme aube,
comme matin de Pâque, quotidiennement renouvelé : Dieu est celui qui naît
à chaque instant.
Ce mariage-là est, dans sa pauvreté, dans cette espèce de fragilité de la
contemplation, à la fois très proche de l'acte de croire et en même temps
le plus vrai.
Il faut se libérer l'un par l'autre pour arriver à cette contemplation du
mystère, à cette acceptation de l'autre comme autre, sur qui on ne peut
jamais mettre la main, qu'on ne peut réduire à son image, ni jamais contraindre
à se révéler contre son gré. Oh ! le problème du pouvoir ! L’amour passe
par la démise de soi.
Dans cette fragilité se tient, me semble-t-il, le chemin qui permettrait
d'éviter tant d'incompréhensions, tant de ruptures inutiles, tant de maux
qu'on se fait l'un à l'autre, tant de méchancetés. C'est s'arrêter qui devient
terrible. On découvre aussi que la fidélité n'est pas l'accaparement et
l'entassement de richesses, mais le dépouillement progressif de ce qu'on
pense, pour que l'autre existe.
*
* *
En quoi ce
sacrement de mariage touche-t-il le Christ ?
On croit, quand on parle du sacrement de mariage, qu'il suffit de parler
du Christ épousant l'humanité, nous en reparlerons. Mais d'abord le Christ
est un avec son Père. L'union la plus intime, la plus personnelle est l'union
du Fils avec le Père, du Christ avec notre Dieu. Le Christ révèle Dieu,
mais sans en violer le mystère intime. Il le révèle comme au-delà des mots,
au-delà de ce qu'il en dit, au-delà des gestes qu'il accomplit, au-delà
des oeuvres qu'il fait.
C'est ce Christ, contemplant le Père dans le silence des nuits dans la montagne
et offrant sa vie au Père dans le silence absolu de sa mort.
C'est ce Christ qui, abandonnant tout, jette sa confiance vers ce Père,
au-delà de tout mot, de toute parole, alors qu'il est lui, le Verbe.
Le sacrement de mariage tient d'abord dans cette union intime que le Verbe
incarné révèle, mais qu'il révèle comme jamais terminée, comme inaccessible,
comme au-delà de nos emprises. C'est là où l'exemple du Christ éclaire le
sacrement de mariage.
Le mariage est d'abord la découverte de l'autre, la révélation commune d'un
homme et d'une femme, dans leur propre mystère, dans leur mystère inépuisable,
jamais terminé, qui est leur propre histoire, avec leur libération pour
accéder à la découverte du mystère de l'autre.
Ce faisant, ce Christ nous enfante à l'autre. Aimez "comme" moi
je vous aime, face au mystère du Père.
C'est à juste titre que ce Christ qui nous apprend à aimer, a été, à cause
de cela, appelé le Christ-Père, par un nombre important de premiers écrivains
chrétiens. Dans un texte célèbre, Origène compare Jésus à Adam. De la même
manière, dit-il, qu'Adam est le père de la race humaine physiquement, le
Christ est notre Père car il nous enfante, il nous engendre à la vie de
Dieu, il nous apprend à aimer : “Le début de chacune des lignées de ceux
qui sont les descendants du Dieu de l’univers, remonte au Christ qui, après
le Dieu et Père de l’univers, est ainsi le père de tous les hommes, comme
Adam est le père de tous les hommes” (Origène : “Des Principes”,
IV, 3-7)
Christ-Père de tout amour.
Christ, fondateur du mariage dans son union au Père. Car le Fils bien-aimé
consent totalement à son Père.
Faites attention
aux oraisons de la messe : elles sont une nourriture de prière beaucoup
plus importante qu'on ne le pense ! Une des liturgies se termine par cette
supplication : "Seigneur, donne-nous toujours soif de la vraie vie".
Nous venons de communier, nous avons donc reçu tout ce que, sur cette terre,
nous pouvons désirer de plus riche, de plus fort, de plus aimant, la présence
même de Jésus en notre coeur. Et au moment où nous remercions Dieu de cette
communion qui devrait nous rassasier, voilà que nous lui demandons : "donne-nous
encore soif" !
L'Eucharistie est un pain qui donne faim, parce que l'amour est insatiable.
C'est justement par ce côté inépuisable du désir d'aimer, que se définit
la fidélité, sur laquelle nous allons méditer aujourd'hui. Fidélité que
l'on dit compromise à notre époque au vu des statistiques du divorce.
*
* *
Peut-on tenir
le registre de toutes les infidélités conjugales ? Aujourd'hui, au moins,
le divorce est un fait public, on peut donc le dénombrer. Mais que dire
de cette littérature de la fin du siècle précédent et du début de ce siècle,
dont le thème favori tournait autour de l'adultère ? Il n'y avait pas de
divorce, certes en ce sens il y avait toujours moyen de se reprendre, il
y avait toujours moyen de revenir. Mais des couples divisés s'installaient
dans deux vies parallèles, partageant non plus la joie, ni même la peine,
mais surtout l'indifférence. Dans les bonnes familles, on essayait qu'il
n'y ait point trop d'hostilité à cette cohabitation matrimoniale, sur mode
de séparation.
S'il y a autant de difficultés à vivre la fidélité aujourd'hui qu'hier,
c'est probablement, pour nous chrétiens, pour des raisons d'ordre spirituel.
Les raisons sociales sont connues. L'isolement des couples est un drame
de notre époque. Mais au manque de fidélité existe une raison spirituelle
que l'on pourrait aborder par cette question probablement surprenante :
fidèle, mais à qui ?
Apparemment, la question va de soi, puisque ceux qui sont fidèles dans le
mariage répondent évidemment : fidèle au conjoint. Les pourfendeurs de la
fidélité qui ne voient dans le mariage qu'un carcan dont il faudrait se
libérer au plus vite, savent également très bien à qui il s'agit d'être
fidèle : au conjoint auquel ils ne veulent pas se lier, fidèles à l’instabilité.
Donc poser cette question, impertinente j'en conviens, ne porte pas sur
le fait de la fidélité mais bien sur son contenu !
Or je ne suis pas sûr qu'aujourd'hui, même entre chrétiens, nous soyons
très au clair sur le contenu de la fidélité. La question mérite donc d’être
posée, comme une soif, c’est à dire comme une prière.
Si l'on aborde le sujet par la négative, on pense immédiatement au côté
volage, au vagabondage sexuel, “aux coups de couteau au contrat de mariage”,
selon l'expression appliquée à Don Juan. Justement, restons un instant sur
Don Juan, un des grands mythes de l'imaginaire de notre culture.
Don Juan est un homme qui promet, promet sans arrêt, mais le corps ne suit
pas. La parole vole, mais jamais le corps ne peut s'attacher. Parce que
le corps ne peut pas s'attacher, la parole, la promesse inlassablement reprise,
ne peuvent que décevoir et décliner. Don Juan est le type même de l'incapacité
d'aimer. Dans ces faillites répétées où il croit dominer les femmes qu'il
berne, en réalité c'est lui-même qui rencontre l'échec, puisque jamais,
manquant au temps, il ne rencontre l'amour. Sa parole échappe au dialogue,
faute de l’engagement du corps.
Don Juan est la parole qui évite de se donner, en quoi il se révèle incapable
de sortir d'une rigidité étonnante. Alors qu'il se présente au dehors pour
un libertin déterminé, il demeure intérieurement lié à une fidélité envers
lui seul. Don Juan ne change pas. Il est étonnamment fidèle, mais à lui
seul.
Fidèle à sa recherche qui est vouée à ne jamais aboutir parce qu'il n'en
prend pas les moyens. Se heurtant, d'impasse en impasse, à l'absence de
l'autre. Don Juan est celui qui cherche quoi ? Probablement à exorciser
la peur et l'angoisse de la solitude qui l'habitent depuis toujours.
A la question de l'infidélité ou de la fidélité, Don Juan doit répondre
qu'il n'est fidèle qu'à sa propre tristesse, en quoi d'ailleurs, il peut
être rapproché de quelqu'un qu'on qualifie de traître, Judas.
Peut-être bien que Judas est le seul qui ait été fidèle ! Ayant rencontré
le Christ pendant trois ans, rien ne l'a fait évoluer. Entré à la suite
du Christ pour un succès messianique matériel, tangible, militairement constatable,
rien n'a fait changer Judas. Il a tout trahi, sauf lui.
Il a abandonné son maître et son ami par un baiser. Mais Judas est resté
implacablement fidèle à son désir de réussir.
*
* *
Si bien que
dans l'errance, dans le côté volage, que l'on interprète parfois très superficiellement,
il peut y avoir une forme étonnante de fidélité qui est en réalité une constance.
Combien de ménages, ayant vieillis l'un à côté de l'autre, sont tellement
endurcis, habitués, alourdis par la poussière des jours, qu'ils sont devenus
parfaitement incapables de se tromper l'un l'autre, tout autant qu'ils sont
devenus incapables de s'aimer réciproquement.
On touche, là, la plus grande des difficultés, cet abîme qui sépare la fidélité
de la constance. La constance demeure intangible, inaccessible, tel qu'on
est. Elle se fige dans une volonté de conjurer le temps et c'est un leurre.
Elle fixe un moment de la durée dans un refus de toute évolution.
La constance est l'infidélité même car elle idolâtre un moment déterminé
de l'existence. Elle sacralise des gestes, des habitudes et elle s'en tient
matériellement à la conservation du même, comme si le temps n'existait pas.
Il n'y a donc pas de contradiction interne entre Don Juan et les Pharisiens.
Ils se prennent pour éternel ; il ne sont que pétrifiés dans l’immuable.
Ceux de l'Evangile, qui croient faire de mieux en mieux, alors qu'en réalité
ils font de plus en plus, parce qu'ils s’attachent à la sauvegarde matérielle
d'un certain nombre de rites, d'attitudes, de pratiques, de règles, ils
prennent leur constance implacable et durcie pour de la fidélité.
Il va donc falloir trouver le chemin de l'authentique fidélité entre deux
excès, par exemple : entre la rigidité de rites codifiés (les heures des
repas du soir dans les vieux ménages) et la surprise d'inviter quelqu'un
à l'improviste ! J’ai fait beaucoup de préparations au mariage. Tous les
couples, tous, voulaient être ouverts et accueillants. Cinq ans après, ce
projet se termine parfois par le bridge du vendredi soir ! Constance. On
se croit ouvert parce qu'on a rétréci ses exigences à l'horizon d'un petit
cercle élu. Ce n'est pas de la fidélité. L’amour y meurt en se sclérosant,
tison éteint d’une ancienne ardeur.
Dans l'adultère, cette altération, selon l'étymologie, du mariage, le corps
trahit et l'on prétend que l'esprit peut rester fidèle. Mais dans la constance,
c'est l'esprit qui trahit, même si le corps ne bouge pas.
Le libertinage et la constance commencent par écarteler le corps et l'esprit,
d'un côté ou de l'autre. C'est pourquoi toute rigidité est une trahison,
une infidélité fondamentale, sous prétexte de fidélité. Le drame est là.
Parce que la vertu peut s'enorgueillir de ne jamais avoir trahi, le conjoint
croit que cette raison suffit pour aimer encore.
Nous avons bien du mal à comprendre cela aujourd'hui et je pense que la
présentation que nous faisons du mariage souffre, dans ce domaine précis,
d'une insuffisance.
La théologie traditionnelle présente le mariage comme un contrat.
Le mot a eu son importance et sa grandeur. Il a servi pendant des siècles
à l'Eglise pour défendre la liberté conjugale des jeunes gens et surtout
des jeunes filles. Nul ne pouvait contraindre au mariage. Le mariage est
un contrat libre entre deux personnes aptes à se marier, car tenues pour
décider d'elles-mêmes. C'est au nom de la théorie du contrat, que pendant
des siècles, l'Eglise à défendu la liberté de se marier, bien souvent contre
des familles.
Mais, aujourd'hui, voilà que cette théorie se retourne contre nous, parce
que le contrat, vous le savez bien, est éminemment privé et celui qui a
pouvoir de contracter, a également pouvoir de rompre le contrat. La liberté
même du contractant se manifeste dans la capacité qu'il a de détruire le
contrat qu'il a pu signer, moyennant certaines conditions, au besoin moyennant
compensations, intérêts, que sais-je ?
A force de s'appuyer sur le contrat, on ne se rend pas compte que, dans
la mentalité contemporaine, l'approche contractuelle fonctionne au détriment
du mariage. Elle l'a soutenu pendant des siècles, puisque elle fournissait
l'assise juridique permettant à des personnes de se marier. Mais aujourd'hui,
un contrat se déchire ou se change. Cette théorie elle-même se retourne.
Je comprends qu'un certain nombre de chrétiens soient désarçonnés, ils continuent
à répéter cette théorie, alors même que ceux qui les entendent ne la partagent
pas ou, plus exactement, la lisent à l'envers.
A la capacité de rompre ou de modifier spontanément un contrat, s'ajoute
que l'amour est devenu un sentiment privé dont les personnes sont maîtresses.
Il se peut que l'époque technicienne qui est la nôtre accentue, par compensation,
le besoin de romantisme et de sentimentalité qui nous caractérise également.
Comme, finalement, à partir d'une théorie majoritaire, seulement majoritaire,
qui, depuis le jansénisme et Pierre Nicole en particulier, fait que les
ministres du sacrement de mariage sont les conjoints et non pas le prêtre,
plus personne ne sait très bien ce qu'on échange en réalité.
Vous abandonnez ainsi, à une époque individualiste comme la nôtre, le contenu
du sacrement, ce sentiment d'aimer, la base du sacrement, le contrat et
le ministre du sacrement, à l'appréciation unilatérale des fiancés devant
l'autel. Comment voulez-vous que le jour où rien ne marche plus, ils ne
décident pas tout seuls de rompre ? Vous leur avez tout donné, vous leur
avez tout remis, ils vont donc mesurer leur fidélité à l'impression qu'ils
en ont.
Voilà comment une théologie, complaisante de fait à une mentalité et à un
temps, abandonne une autre approche qui serait probablement plus nourricière
pour ce temps.
*
* *
Car, pour
le dire rapidement, le sacrement de mariage n'est pas d'abord (il l'est
ensuite, bien sûr), un contrat entre un homme et une femme.
Revenons à la magnifique expression de Tertullien : "Le mariage
est la bénédiction (entendez au sens de consécration), d'un amour déjà né
ou en train de naître".
Quand vous venez célébrer la messe ou y participer, le pain est déjà cuit,
il est là. Donc, ce qu'on présente à l'Eglise, c'est un couple qui s'aime,
un amour déjà constitué et le mariage est plus qu’un contrat entre deux
personnes, une alliance entre un couple et Dieu.
Le coeur du mariage porte sur l'union de l'homme et de la femme, devant
Dieu. S'il y a sacrement, ce n'est pas simplement horizontalement à la mesure
de l'affection que se portent un garçon et une fille, mais bien par l'entrée
de Dieu dans un amour déjà partagé et qui vit.
Dieu est comme un “tiers fondateur” entre un homme et une femme, exactement
comme Il le fut entre Adam et Eve. C'est-à-dire que le mari n'a pas simplement
sa compagne à ses côtés, il a celle que Dieu lui a donnée. La femme n'a
pas simplement un homme avec elle, elle a le mari que Dieu lui a présenté.
Dans le regard de l'autre, à travers le mystère profond de la liberté de
l'autre, c'est Dieu qui se présente et est contemplé.
Se marier, c'est vouloir que l'amour échangé, soit regardé avec les yeux
de Dieu. C'est regarder l'autre comme Dieu le voit. C'est pourquoi, bien
avant d'être un contrat, le mariage est d'abord une alliance. Il est l'alliance
entre un Dieu et un couple.
C'est parce que Dieu est partie prenante de cette alliance, parce qu'il
en est contractant, parce que Dieu lui-même est le fondateur de cette alliance,
que le mariage est indissoluble.
Car il repose, non pas sur l'échange d'un homme et d'une femme, dont on
sait très bien la fragilité. Un amour humain peut être détruit, irrémédiablement
détruit. Si vous faites reposer le mariage uniquement sur les capacités
d'un homme et d'une femme, alors la destruction risque d'avoir un jour raison
des capacités. C'est reconnaître équivalemment, que nul ne peut être fidèle
tout seul.
Au contraire, puisque Dieu est partie prenante de la vie intime du couple,
alors le mari est chemin vers Dieu pour sa femme et la femme est chemin
vers Dieu pour son mari. La fidélité conjugale découle de l’alliance par
laquelle Dieu me donne aujourd'hui le conjoint avec lequel Il me lie. Dieu
se révèle en celui (celle) que j’aime.
On l'a déjà vu à propos des sacrements, dans le cours du temps qui fluctue
et qui passe il y a cette profondeur -kairos-, ce moment fondateur,
qui est présence de l'éternité.
Vous n'êtes pas seulement soumis à la temporalité, à la durée qui s'en va.
Chaque instant à la fois dans le cours du temps et au coeur de l'éternité.
Etre fidèle c'est voir l'autre, apprendre à voir l'autre, dans le regard
que Dieu nous donne pour le contempler. C'est pourquoi la fidélité est une
conversion.
Il ne suffit pas simplement de rester côte à côte, il ne suffit pas simplement
de découcher un soir... La fidélité est un acte créateur, parce qu'il s'agit
chaque fois de découvrir l'autre dans son mystère inépuisable que Dieu donne
de découvrir. C'est apprendre à voir l'aujourd'hui de l'autre dans ce présent
d'éternité.
Détaillons un peu : on se rappelle que l'alliance de Dieu, sans cesse, avance
et progresse. La grande figure en est Elie. Elie persécuté, condamné à mort,
retourne à l'endroit où Dieu est apparu à Moïse.
Qu'est-ce qu'Elie désire ? Comment attend-il la fidélité de Dieu ? Il veut
que Dieu se manifeste, comme Il s'est manifesté à Moïse : dans le fracas
des éclairs et du tremblement de terre. Comme autrefois, à l’identique.
Vous connaissez la scène : Dieu n'est pas dans le tonnerre ni dans le tremblement
de terre. Surprise, la fidélité change, évolue au cours du temps... La fidélité
n'est pas restée comme hier. La fidélité est d'être aujourd'hui, avec l'aujourd'hui
de l'autre. A ce prophète condamné, Dieu se présente comme une brise adoucissante
et apaisante (1 R 19,11-13).
*
* *
On doit donc
dire que la fidélité est une désillusion créatrice.
Désillusion, parce que l'autre évolue, change, l'autre ne sera jamais comme
il a été il y a quinze ans, moi-même aussi j'évolue. Désillusion par la
mort des illusions.
L'autre ne correspondra jamais à l'idée que je m'en fais. Je dois sans cesse
me dépouiller des images que j'ai de Dieu et des images que j'ai de l'autre.
La fidélité passe par la croix, car il est crucifiant de renoncer à ses
propres besoins, à l'idée que l'on se fait de l'autre, à l'envie qu'on a
de lui.
C'est dans cette mort que va renaître véritablement l'autre comme autre,
celui sur qui je ne peux jamais mettre la main, même après cinquante ans
de mariage. Toujours aussi neuf, toujours aussi créateur, toujours aussi
donné.
L'exemple d'Elie est l'exemple de la fidélité de Dieu. Elie est déçu tout
d'abord, car Dieu ne se présente pas comme il l'attendait. Et Elie est comblé
parce que Dieu lui donne l'aujourd'hui dont il avait besoin. Mais il ne
le découvre qu'après.
C'est l'autre qui me donne de lui être fidèle. L'infidélité d'un des conjoints
ne laisse pas l'autre indemne à l'origine. L'autre est souvent fidèle, dans
la mesure où je lui donne de m'être, à moi, fidèle. Telle est la grande
responsabilité, celle de s’ouvrir à demain. Acte d’espérance..
Car cette fidélité est un travail. On n'est pas fidèle aisément. La fidélité
ne consiste pas à traverser sans histoire, sans appendicite ni épidémie,
une vie conjugale. Elle est de se demander, chaque matin, comment mieux
aimer l'autre. Comment le recevoir et le découvrir. Comment contempler son
mystère, que Dieu seul connaît.
Par là, la fidélité est pardon.
Ce qui tue profondément un couple, ce n'est pas toujours une faute réputée
grave, ni un accident, dès lors qu'on accepte de ne pas en faire un drame,
ou plus exactement dès lors qu'on accepte de ne pas prendre inconsciemment
plaisir à en faire un drame. Le plus grave n'est pas dans ces écarts, mais
bien dans le déclin de la fidélité en constance. Parce que là, elle y perd
son goût, son élan, sa soif.
Etre fidèle n'est pas tourné vers l'arrière.
Etre fidèle est tourné vers l'avant, comme l'espérance radicale d'une soif
plus grande d'aimer davantage.
C'est parce que l'autre n'est jamais identique aux torts et erreurs qu'il
a faits, que l'espérance est possible et que le pardon arrive.
Il n'y a qu'à relire l'histoire de l'alliance dans l'Ancien Testament et
jusqu'à la mort du Christ, pour se rendre compte à quel point Dieu a maintenu
une alliance qu'inlassablement des hommes brisaient.
La fidélité n'est pas une œuvre du passé, elle est un travail d'espérance,
un travail quotidien depuis les humbles choses : écrire, téléphoner, être
à l'heure, respecter l'autre... Ce travail de tous les jours, cette petite
pierre, bâtit la fidélité. Ne croyez pas qu'à dédaigner ces détails, on
se prépare le coeur à être fidèle le jour où il y aura gros temps.
En ce sens, la fidélité est révélation de Dieu. C'est cela qu'il nous faudrait
aujourd'hui redire. Si nous défendons la fidélité uniquement autour du passé,
nous ne serons pas crédibles. Nous serons amenés à raconter des slogans
et on se moquera de nous.
Mais si nous parlons de la fidélité en termes d'espérance, parce qu'on n'a
jamais fini d'aimer, qu'on n'a jamais découvert l'autre, que le Dieu qui
m'a donné un conjoint, est un Dieu qui me donne aussi, en même temps, de
pardonner au conjoint, d'espérer en lui, A ce moment-là, la fidélité prend
toute sa splendeur.
Elle est révélation du visage de Dieu, car je comprends ainsi que la seule
raison d'aimer est de ne pas aimer encore assez, pour recevoir de l'autre
la capacité de l'aimer mieux.
C'est l'apprentissage de notre pauvreté.
Il n'y a peut-être que dans la fidélité où l'on touche avec le plus d'acuité
ce fait que nous ne savons pas aimer. Il nous faut l'apprendre, jour après
jour, en acceptant cette humilité d'un amour médiocre, que nous donnons
parfois avec beaucoup de passion, en passant par la croix de ne pas être
capable d'aimer comme on voudrait aimer. Alors l'espérance nous ouvre le
chemin de la rencontre et de la soif.
“Donne-nous Seigneur, d'avoir toujours soif”.
Plusieurs
fois, en parlant du mariage, je vous ai mis en garde contre une sentimentalité
excessive. Le jour est arrivé de s'en expliquer.
Bien entendu, des mariages de raison, on ne peut quand même pas dire qu’ils
soient parfaitement enthousiasmants ! Il faut comprendre la situation dans
laquelle nous nous trouvons. Elle n’est plus celle d’hier où les familles
“arrangeaient” les unions.
La société actuelle fonctionne à partir de la technique, des entreprises,
du commerce et des relations. Technique qui permet de construire des instruments,
technique qui exploite ces instruments, technique financière qui se perfectionne
par l'informatique de jour en jour. Ce monde-là est très dur, car il est
entraîné dans une rotation de plus en plus rapide des choses, de l'argent
et des êtres. Il est dur pour ceux qui sont au chômage parce qu'on n'a plus
besoin d'eux. Il est tout aussi dur pour ceux qui ont du travail et dont
les cadences ne cessent d’accélérer.
Ce monde impitoyable qui impose une croissance escomptée, la bourse et des
rendements financiers. Le reste est projeté dans la sphère privée des individus.
Pourvu que vous soyez convenables au travail, que vous ayez un bon rendement,
protégés par un contrat à durée indéterminée et un profil de carrière, avec
une sécurité sociale qui vous assure contre tous les aléas de la vie et
une retraite qui finira bien par arriver, par ailleurs vous pouvez faire
à peu près ce que vous voulez dans le domaine affectif, sentimental, voire
familial.
*
* *
Une telle
division est tragique parce qu'elle replie les sentiments au sein de la
vie privée. Quelqu'un qui est incertain de son avenir, comme c'est le cas
de beaucoup de jeunes, quelqu'un qui n'a plus sa place dans la société,
comme le ressentent ceux qui sont au chômage ou quelqu'un qui travaille
énormément, tous, pour des raisons contradictoires, vont avoir tendance
à compenser sur le plan affectif et sentimental ce que la société leur refuse
par ailleurs, la conscience d’une responsabilité.
La sphère privée, en tant qu'elle est la sphère du sentimental et de l'affectif,
est devenue une zone totalement réservée, avec une séparation à peu près
étanche avec la fonction et le rôle social.
Cela se ressent par l'exacerbation affective de notre société qui en même
temps que de technique, est avide de sentimentalité. Les versions contemporaines
des romans à l'eau de rose se vendent très bien. Elles répondent au désir
de réussir un amour idéal, sans toujours en savoir les conditions concrètes,
mais un amour devenu aussi fragile que les sentiments. Fragilité envoûtante
des commencements, des aubes et des semailles, sans le poids du jour ni
de la chaleur.
On sait attendre un marché, on sait guetter la bonne occasion. Il y a des
écoles de commerce pour apprendre à vendre. Où y a-t-il des écoles qui apprendraient
à aimer ? Laissés à eux-mêmes avec la variabilité de leurs sentiments, trop
d'hommes et de femmes flottent aujourd'hui au gré des incertitudes.
Alors le mariage, comme signe de la société que Dieu désire, de juste relation,
de la reconnaissance de l'un et de l'autre, sans pouvoir de l'un sur l'autre,
s'estompe, déchiré entre l’aridité de la vie productrice et la chaleur d’émotions
recherchées.
Disons en passant que cette séparation pose, aux prêtres, aux diacres et
à ceux qui préparent au sacrement de mariage, des difficultés parfois insurmontables.
Car le seul moyen de réduire la distance entre le côté technique et productiviste
de notre société et la sphère privée et affective, ce moyen existe, il s'appelle
une bénédiction !
On bénit un bateau quand il est achevé... Une maison quand elle est terminée
et quand l'amour va s'installer, on vient demander à Monsieur le Curé une
“petite bénédiction...”
Une bénédiction comme un droit, voire comme un dû : du moment que je demande
le sacrement, j'y ai droit parce qu'il appartient à ma sphère privée de
recevoir la protection que Dieu est sensé ménager à tous ceux qui l'invoquent.
Mais quel est le sens de cette petite bénédiction, à part la fête, la beauté
des grandes orgues et parfois du tapis rouge. Quel en est le contenu exact
?
Un couple a déjà préparé la salle du restaurant, imprimé les invitations
et, quand il n'y a plus que la question de l'Eglise à résoudre, il vient
demander une bénédiction... Et le prêtre, devant eux, a en tête un sacrement
! Deux logiques inévitablement s'affrontent, que le dialogue pastoral tente,
tant bien que mal, de concilier... Vous sentez la distance qui sépare la
majorité des demandes de mariage à l'Eglise, et ce que l'Eglise propose.
La proposition de l'Eglise opère une inversion de la demande. Bénir reste
insuffisant encore que ce soit un geste respectable, mais on ne bénit pas
un amour comme on bénit une voiture. L’Eglise propose un acte de Dieu, pose
un sacrement sur deux histoires qui unissent leur avenir. Le sacrement est
un don que Dieu fait, donc une grâce qui transfigure l'amour d'un couple
dans cet amour de Dieu lui-même.
*
* *
Pendant longtemps,
dans beaucoup de religions, le mariage de Dieu et des humains a été vénéré,
soit sous la forme d'un dieu masculin et d'une déesse féminine, soit avec
la divinité et le peuple ou les représentants du peuple. Dans à peu près
tous les peuples qui entouraient Israël, l'existence d'une prostitution
sacrée signalait la requête d’assurer la transmission de la vie et la pérennité
du groupe.
On voit bien, sous des formes très diverses, quel en était le but : obtenir
la fécondité. Car le mystère de la vie, à cette époque, plongeait dans l'ignorance
en laquelle se trouvaient les humains sur la manière dont arrivaient les
naissances. Ils savaient bien qu'il fallait être deux pour faire un enfant.
Mais pourquoi à telle époque ou dans telle circonstance, l'union était-elle
féconde et pas dans d'autres ? Mystère !
Il a fallu attendre la fin du 19e siècle (et même pour un certain nombre
de précisions, 1925), pour savoir un peu plus clairement comment s'effectuait
la conception.
Il fallait donc d'assurer la fécondité et prévenir la stérilité. Dans un
temps où la mortalité avoisinait les 50 % avant l'âge de 20 ans, où la moyenne
d'âge restait autour de 30 ans, quelle était la survie de l'homme si le
sacré ne venait pas cautionner l'avenir ?
Israël dans cette situation a bien parlé du mariage de Dieu et de son peuple
:
"Celui qui t’a faite, c’est ton Epoux" (Isaïe 54,5)
"Voici que la femme (le peuple) va entourer l'homme"
c'est-à-dire le Dieu qui l'a créé (Jérémie 31,22).
L'acte du mariage offre donc le lieu où Dieu se révèle.
Mais attention ! Le travail de l'Ancien Testament, toute la réflexion de
la loi, des prophètes et des récits, consistent à désexualiser la relation
à Dieu. Dieu n'est pas envisagé selon le mode masculin ou féminin. L'union
avec lui n'a pas pour objet la fécondité d'un couple, l'avenir matériel
d'un couple. Progressivement Israël découvre que sa joie consiste à connaître
la Parole de Dieu.
C'est dire que Dieu traite l'homme, non pas au niveau de la biologie, mais
il s'adresse à l'homme comme à l’interlocuteur qu'amoureusement Il a élu
et avec lequel Il se lie. La base même du sacrement de mariage réside en
cette union intime, affectueuse, aimante (et là le sentiment retrouve toute
sa valeur), passionnée dira Dieu de lui-même, de Dieu avec son peuple.
Le contenu premier du sacrement de mariage n'est donc pas une bénédiction
qui viendrait se surajouter, pour orner le couple, mais c'est l'entrée d'un
couple dans l'alliance et l'intimité de l'amour même de Dieu. L'amour pour
tous les hommes se signifie à travers ce ménage concret. Ce que vous recevez,
c'est l'amour de Dieu pour les hommes qu'Il a faits à son image. Le mariage
nous en fait les serviteurs, les ministres.
Dans le Nouveau Testament, il restait cependant à éclairer cette intimité
quand Dieu lui-même, par son Fils Jésus, s'est uni à notre terre et à notre
chair. Comment comprendre que Dieu nous ait aimés au point de prendre sur
lui, d'épouser, le mot est classique, notre condition d'homme ?
*
* *
La première
image venue à l'esprit de Saint Paul (Rm 12 et 1 Co, 12) provient de l'univers
culturel où il vivait : celle du corps. Vous la connaissez tous, elle est
admirable parce qu'elle possède deux avantages. Elle montre l'union entre
le corps et la tête qu'est le Christ. La tête, pour les anciens, est la
source de la vie, le principe du commandement. C'est elle qui dirige, ordonne,
voit où l'on va, elle conduit l'existence. Cette comparaison du corps reste
très belle, parce qu'elle montre que l'Eglise - Corps du Christ - est conduite
et en même temps remplie de vie par Jésus que Dieu lui donne comme tête
de ce corps.
Egalement, cette comparaison a l'immense avantage de montrer l'unité et
la diversité. Unité d'un corps : nous sommes de la même Eglise, et diversité
des fonctions, des situations, des tempéraments, des caractères, mais tous
les membres concourent au bien de tous.
Ce que vous êtes dans l'Eglise, vous l'êtes pour le service et le bien de
tous. L'oeil sert à tout le corps, l'oreille sert l'ensemble du corps à
entendre. La comparaison est très belle. C'est ainsi que, dans un premier
temps, Paul interprète l'intime alliance du Christ et de son Eglise.
Seulement, cette magnifique comparaison garde aussi des inconvénients de
sa beauté. La tête ne peut pas exister sans corps. Manifestement, le Christ
existe avant l'Eglise. Une tête sans corps, humainement, on ne voit pas
ce que cela signifie ; mais un corps sans tête, on en est certain, ne peut
pas vivre. La comparaison pose donc un lien indispensable, nécessaire, entre
la tête et le corps. Elle ne distingue pas entre eux, mais elle place une
nécessité qui fait qu’à la limite l’Eglise et le Christ tendent à se confondre.
Or la tradition évangélique garde une distinction.
Par exemple, en Saint Mathieu, dans les mots et les passages où Jésus parle
de son Père, il dit : “votre Père”, ou “mon Père”, distinguant
soigneusement l'un de l'autre. Car la filiation de Jésus en Dieu est par
nature ; notre filiation, à nous, est adoptive par le baptême. Saint Jean
écrira : "Je monte vers mon Père et votre Père” (20, 17). Il
y a liaison et distinction.
Certes, l’Epître aux Ephésiens (1,22) précise que le Père “place”
le Fils comme tête du Corps. Elle indique une différence par l’action du
Père. Mais le résultat final reste le même. Ajoutons enfin que tous les
membres n’ont pas la même égalité ni la même importance dans un corps.
Pour finir, dans Saint Mathieu, un seul endroit nomme le Père en commun
pour nous et pour le Christ, c'est le "Notre Père", la
prière que le Christ nous donne.
Comment manifester cette distinction vitale entre le Christ et son Eglise
? Pour cela, Paul (Eph 5, 22-33) reprenant les thèmes de l'Ancien Testament
sur le mariage entre Dieu et son peuple, interprète l'intimité du Christ
avec l'Eglise sous le mode nuptial, sous le thème du mariage. C'est le
Christ époux de son Eglise.
Déjà Jean-Baptiste (Jean 3,29), avait désigné le Messie comme “l'époux”
-le Messie-Epoux. Cette prophétie est maintenant réalisée, le Christ a épousé
son Eglise.
Interprétant cette intimité, Paul ne voit pas d'autre modèle pour parler
de cette union que le mariage. Si vous regardez la finale de Eph 5, 33,
c'est du “mystère”, cette intimité inépuisable de l'union du Christ
et de son Eglise, dont parle Paul, illustrant cette union par le mariage.
Le mariage devient alors le sacrement du Christ et de son Eglise. Vous rendez
visible l'incarnation de Jésus, mieux, vous rendez visible l'union intime,
fidèle, unique du Christ avec cette part d'humanité qu'il récapitule et
qu'il appelle son Eglise. L’union est alors perçue dans la différence.
Voilà ce que l'Eglise propose. Ne croyons pas que l'Eglise ait été très
longue à le comprendre.
*
* *
J'aimerais
que soit claire pour vous une distinction entre :
• le moment (13e siècle) où le sacrement de mariage a été inscrit
dans les sept sacrements. C'est à peu près à cette époque également que
le nombre des sacrements a été limité à 7 seulement (Doctrine qui ensuite
restera, définie par le Concile de Trente).
• Et la réalité du mariage, réalité symbolique au sens très fort
du mot, qui est extrêmement ancienne. Chez les premiers auteurs chrétiens,
les Pères de l'Eglise, on a des textes tout à fait clairs, sur la dimension
du mariage comme se référant au Christ et à l'Eglise.
Le 13e siècle est ici important, non seulement parce qu'il a été le moment
où,
• à partir de liturgies régionales de la Gaule, de Normandie, des pays Saxons..,
une même liturgie se constitue autour du consentement des époux, dont il
reste aujourd'hui la bénédiction nuptiale donnée aux époux (et pas simplement
à la jeune épousée) et ce geste que, messieurs, vous avez sûrement accompli
avec beaucoup d'émotion, du père conduisant sa fille à l'autel ; au 12e
siècle, il se contentait de la laisser à la porte, vous faites plus !
• mais aussi parce que cette constitution s’est effectuée dans un contexte
de grande réflexion, non pas d'abord autour de l'amour courtois (Dieu sait
qu'à Poitiers, avec Guillaume le Troubadour, l'amour courtois possède une
solide tradition). Cette réflexion s’est développée davantage -et cela on
oublie de le dire- à partir d'un nombre impressionnant de commentaires du
Cantique des Cantiques. C'est-à-dire que la profondeur, l'affectivité, le
sentiment qui unissent un homme et une femme, on les retrouvait pour le
Christ et l'Eglise dans ce livre de l'Ancien Testament : Le Cantique des
Cantiques.
Les Chartreux et d’autres moines, ont médité pendant très longtemps ce livre,
suivis par les Cisterciens. Un magnifique commentaire du Cantiques des cantiques
existe sous la plume de Saint Bernard, précisément au sujet de l'Eglise
et du Christ.
D'un coup, étaient réunis l'affectivité et la tendresse de l'homme et de
la femme. Ne croyons pas que nos ancêtres aient été durs de coeur et insensibles.
Ils accédaient à leur manière au symbole commun à toute l'Eglise, suivant
lequel, quand un homme et une femme se marient, Dieu lui-même se donne à
voir dans son alliance avec l'humanité.
Pendant des siècles, cette méditation de l'union du Christ et de l'Eglise
eut des conséquences qui existent encore aujourd'hui sur des points fondamentaux
: la défense de la liberté du consentement des deux fiancés, le droit pour
la jeune fille de pouvoir contracter librement mariage. Tels furent des
points défendus sans arrêt par l'Eglise au cours des siècles.
On dit, dans un certain nombre de livres d'histoire, que l'Eglise a imposé
l'indissolubilité du mariage... Mais allez voir de plus près à quel prix
évêques et papes ont dû faire passer l'idée de la fidélité du mariage devant
des rois de France, à commencer par Philippe Le Bel ; comment ici, à Poitiers,
des évêques ont été exilés parce que les fantaisies matrimoniales des Comtes
du Poitou, ducs d'Aquitaine, n'étaient pas tolérables pour une vie chrétienne.
Guillaume Tempier, que nous fêtons cette semaine, a été littéralement persécuté
sans verser de sang, parce qu'il a défendu, comme Saint Pierre II, la dignité
de l'échange libre du mariage d'un jeune homme et d'une jeune fille, et
surtout la fidélité conjugale. S'il y a un domaine où l'Eglise s'est engagée
pour le respect de la liberté et le droit de la fidélité, c'est bien dans
le mariage.
Pourquoi ? Parce que, dans le mariage, l'Eglise voit qui elle est. Ce n'est
pas simplement une philosophie abstraite, une organisation sociale ni une
théologie de bibliothèque que l'Eglise défend. Vous comprenez ainsi l'insistance
des prêtres pour donner un contenu au sacrement de mariage. Quand elle marie
l’Eglise, voit qui elle est comme Eglise : celle que le Fils de Dieu épouse,
elle, issue de l’humanité. Union dans la différence.
Elle voit ce Christ qui l'épouse et qui la constitue comme son propre corps.
Elle voit le Christ qui fait son Epouse de cette part d'humanité pécheresse,
qui a besoin d'être lavée, qu'il lui efface les rides et les taches, fragile
puisqu'elle a besoin d'être nourrie... mais elle voit à quel point le Christ
l'a aimée, il l'a aimée à l'épouser, il l'a aimée nuptialement (Ep 5, 26-27).
*
* *
J'aimerais
vous rendre poètes ! Si on en reste là, tout cela est beau, grand, admirable...
mais je ne sais pas si vous sentez que dans ce rapide parcours d'histoire
et de théologie, il manque un peu de souffle, un peu d'âme. C'est beau,
c'est bien, mais ce n'est pas très enthousiasmant ! Encore que, quand on
prend le temps de contempler, on s'aperçoit que ces vues conduisent très
loin... Aimer sa femme comme le Christ aime l'Eglise, aimer son mari comme
l'Eglise aime son Christ !
J'aimerais vous conduire un pas plus avant. J'ai fait allusion, tout à l'heure,
à l'Eglise épouse du Christ, à partir du Cantique des Cantiques ; avec Saint
Paul il est aussi question de cette relation amoureuse du Christ et de son
Eglise ; ainsi que dans l'Apocalypse, à plusieurs reprises. Là, l'Eglise
n'est pas qualifiée du mot “d'épouse”, avec ce que ce mot peut avoir d'installé,
d'établi, de définitivement accompli. Elle y est appelée “la fiancée”. Ici,
revient le Cantique des Cantiques.
Si vous lisez attentivement cet ouvrage, vous vous rendez compte que les
deux amoureux ne se rencontrent jamais. Ils rêvent qu'ils se rencontrent
mais, quand la fiancée dit qu'elle sent la tête de son fiancé sur son bras,
trois versets avant, elle est en train de rêver... Quand elle va le rencontrer,
il est déjà parti un peu plus loin...
Ce livre s'explique de la manière suivante : quand, au retour d'exil, Israël
reconstruit le temple, reprend la terre, rebâtit ses maisons et réinvestit
son passé, il pense avoir gagné car “Dieu est avec nous”. Dieu est l'époux
de son peuple. Dieu est celui qu'on aime. Entre Dieu et le peuple l'alliance
est scellée. C'est signé, c'est entendu, pardonnez-moi : c'est passé devant
notaire.
Arrive le Cantique des Cantiques. Instance critique pour dire : Non, vous
n'avez jamais fini de vous marier avec Dieu, ne croyez pas que l'amour soit
tel qu'on puisse mettre la main sur lui et croire ensuite que tout est acquis,
qu'on a résolu le problème, qu'on a tout, qu'on a été jusqu'au bout et qu'on
a fait le tour du champ.
Dans ce livre étrange, le nom de Dieu n'est pas prononcé une seule fois
(si bien qu'un rédacteur final a rajouté, à la fin du ch 8, Dieu, en abrégé
: YAH). Ce livre montre que l'amour est infini, que l'amour ne peut pas
s'acheter. Bien sûr, comme il le montre, l’amour est toujours en train de
courir. En ce sens-là, on est toujours fiancé, donc on est toujours en train
d'espérer un amour à découvrir, à aimer mieux, à aller plus loin, à approfondir,
à creuser... Sur cette terre on n'est jamais dans un état définitif où tout
serait acquis.
Extraordinaire ! C'est toute la vie mystique qui s'ouvre devant nos yeux.
On n'a jamais fini de découvrir Dieu. On n'a jamais fini d'aimer Dieu. On
n'a jamais fini d'épuiser l'amour de Dieu. On n'est jamais installé devant
Dieu. On est comme cette femme qui se lève en pleine nuit, qui ouvre la
porte : l'amant est parti, elle s'en va dans la rue, se fait battre par
les gardiens, car ce n'est quand même pas une heure pour sortir ! elle le
voit bondissant de colline en colline, l'attirant toujours plus loin. Elle
rêve de le tenir dans l'enclos de son jardin secret et il approche. Il est
là, derrière le mur mais il s'en va tout de suite.
Amour insaisissable et d'autant plus désiré qu'on ne le possède jamais.
Tel est le sacrement de mariage.
Il n'est pas l'installation pour attendre la retraite à deux. Le mariage
fait entrer dans la mystique de l'amour. C'est entrer dans ce côté inépuisable
de l'amour.
Par conséquent, on peut appliquer à l'Eglise ce qu'une hymne très belle
dit de la Vierge Marie, à propos du texte de Saint Mathieu : "Elle
est l'épouse inépousée".
Epouse, parce que liée indissolublement au Christ et inépousée parce que
l'union parfaite ne se fera qu'au delà, dans le ciel, dans le royaume. Parce
qu'on est encore en attente, en espérance et que Dieu, on ne le possède
jamais complètement.
Voilà que, dans cette espèce de folie de l'amour (le mot est dans Saint
Paul), son infini reflète le visage de Dieu.
Quand on entre dans la logique de l'amour, on entre dans une logique qui
vous brûlera et qui ne s'éteint pas. C'est pourquoi la fidélité, jour après
jour, le redécouvre neuf, traverse les déserts, part en exode, connait les
peines et les sueurs du chemin, court après la brebis perdue. L'amour est
inlassable.
Le contenu du sacrement de mariage est cette mystique, cette ardeur du Christ
pour son Eglise et, en réponse, à travers tous les ennuis et malgré les
déchéances que l'on sait des hommes d'Eglise, c'est quand même cette fiancée
qui cherche le Christ.
Beauté du contenu même du mariage.
Loin d'être l'installation, dont trop de caricatures nous fatiguent les
yeux, le mariage est l'entrée dans l'infini d'aimer, dans l'illimité de
l'amour.
L'amour est d'abord l'Espérance que nous allons partager, puisque les mots
de l'Eucharistie sont les mots du mariage. C'est dans son sang que sont
scellées les noces... Au moment de la consécration du calice nous parlerons
d'alliance.
Regardez-vous, vous qui êtes mariés. L'alliance du Christ est scellée dans
un amour donné jusqu'au bout et vous portez cette alliance en signe même
de la mort du Christ pour nous et vous y communiez, comme votre couple est
une communion de deux personnes différentes, irréductibles l'une à l'autre,
mais appelées à s'aimer et à être dans ce monde le visage de l'Eglise, la
fiancée du Christ.
L'Eglise est décrite comme la fiancée immaculée de l'Agneau immaculé
(Ap 17, 7 ; 21, 2-9 ; 22, 17), que le Christ a aimée, pour laquelle il
s'est livré afin de la sanctifier (Ep 5, 26), qu'il s'est associée par
un pacte indissoluble, qu'il ne cesse de nourrir et d'entourer de soins
(Ep 5, 29) (Concile Vatican II : Sur l'Eglise, 6).
La fête des
Rameaux nous offre deux évangiles : celui de l’entrée du Christ à Jérusalem
et le récit de sa Passion. Nous suivrons Saint Matthieu.
Remarquons d'abord que ces deux évangiles, comme tout récit, comportent
trois éléments.
• Premier élément : il s'agit d’événements, de faits, qui se sont
produits et que Matthieu ordonne selon un plan chronologique. Un événement
n'est jamais accessible directement, même le lendemain du jour où il s'est
produit. Un événement ne prend sens que par une autre composante,
• un second élément qui est la signification du fait dont on parle.
Nous voyons dans ces textes surgir un conflit d'interprétation au sujet
de la signification à donner : d'un côté, Matthieu accumule les références
à l'Ancien Testament (à Isaïe, Zacharie, aux Prophètes), pour bien attester
la fidélité de Dieu. Ce qui arrive à Jérusalem, c'est ce qui était annoncé,
cela devait arriver, les Prophètes l'avaient dit... Face à cette lecture
des événements, se dresse la compréhension de ceux qui les dénient ou les
dédaignent. La fidélité aux prophéties authentifie la compréhension que
l’évangéliste avance sur ce qui s’est produit devant tout le monde et qui
concerne “le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée” (20,11).
• Seulement, dans l'Evangile de Saint Matthieu, un troisième élément
élargit considérablement les pages que nous venons de lire. Non seulement
il fait appel aux textes des prophètes pour éclairer ce qui se passe, il
relate l'ambiguïté de Pilate, l'hostilité de la foule, le calcul des responsables...
tant d'interprétations différentes des faits et gestes de Jésus de Nazareth,
mais en plus, dans son récit, Matthieu introduit deux autres composantes
qui retournent les perspectives purement chronologiques.
- La première souligne qu'il existe une logique interne à la vie
du Christ : si on prend tel ou tel point, on ne peut le saisir que dans
la logique de l’ensemble. Je vous en donne un exemple, quand Jésus accompagné
des foules venues de tout le monde connu à l'époque (v.9), arrive
à Jérusalem au milieu d’elles ; foules qu'on retrouvera identiques
à la Pentecôte, la ville est “en émoi”, c'est le même mot que pour
l'arrivée des mages (2,3).
Ces étrangers venus d'Orient sont ceux qui apportent la véritable nouvelle.
Comme Marie-Madeleine portera aux Apôtres l'annonce de la résurrection.
C'est la Samaritaine qui apprend à ses concitoyens qui est le Christ. C'est
l'étranger qui révèle la bonne nouvelle que les habitudes, les connaissances,
avaient empêché de découvrir. Voilà une constante de cet évangile.
- Seconde composante : Le Christ parvenu à Jérusalem va plus loin
encore : il pénètre dans le temple (v.12). Là, il accomplit ce geste que
tout le monde connait : il purifie le temple en chassant les vendeurs, en
expulsant les changeurs. Il dépasse la première cour où se tenaient les
animaux et les vendeurs et s’approche de la seconde cour du temple. Alors,
écrit Matthieu, “il guérit malades et infirmes” (v. 14).
Affirmation étrange, puisque malades et infirmes étaient interdits de séjour
à l'intérieur du temple. Toute maladie, tout handicap étant une impureté,
ne pouvait donc rendre impur un lieu aussi sacré !
Voilà que Jésus entre dans l'endroit interdit. Donc il entraîne avec lui,
à la place des changeurs et des marchands qu'il a exclus, des boiteux, des
aveugles, des infirmes, des rejetés et il les place à l'endroit central
de la sainteté !
L'entrée du Christ à Jérusalem se termine par l’acte de rendre à ces hommes
estropiés, leur dignité et leurs capacités humaines.
A la fin de la Passion, la même logique intervient : au moment où le Christ
meurt, les ténèbres, qui ont recouvert la terre depuis la troisième heure,
s'arrêtent. Quand le Christ expire, la lumière apparaît (27, 45) !
Arrêtons tout romantisme et revenons au texte même. Quand Jésus meurt, se
lève l'aurore d'un monde nouveau. La preuve : le voile du Temple se déchire,
la terre tressaille, les rochers se fendent, les tombeaux
s’ouvrent, des morts se lèvent... autant de verbes de naissance
! Cinq verbes exprimant traditionnellement dans la culture du temps, l'exode.
On passe à un monde nouveau, monde de vie, monde de résurrection, un monde
où les morts se mettent debout. Au moment où le Christ meurt, la terre enfante
une humanité régénérée.
C'est cette logique que Matthieu veut nous faire comprendre. Au-delà du
conflit des interprétations, il y a ce don premier du Christ qui rend vivants
les hommes auxquels on ne penserait pas, les exclus, les boiteux et auxquels
on ne penserait plus, les morts si vieux...
En même temps, l'action du Christ échappe à toute interprétation classique,
va plus loin que les prophètes. Jésus retourne complètement l'axe de l'attente
messianique : le Roi, fils de David, qui mérite le manteau de pourpre, est
celui qui va recevoir la chlamyde de la dérision... Le Roi, qu'on doit protéger
de son corps dans l'ultime combat, devient l'agneau qui livre sa vie.
Le Christ n'entre à Jérusalem, acclamé et glorieux, que pour faire comprendre
la royauté qui est la sienne : celle du service, de la confiance, de l'amour.
Ce qu'il fait au matin des Rameaux, il le vit jusqu'au bout, au soir de
sa passion.
*
* *
Un événement,
une interprétation et une logique qui retourne et convertit nos idées. En
elle, on voit qui est Dieu. Non pas, le Dieu de nos rêves, le Dieu
de nos intérêts, le Dieu qui nous arrangerait peut-être, mais Dieu dans
sa vérité : celui qui se donne.
Cette manière d’écrire l'Evangile nous permet de conclure nos méditations
sur le sacrement de mariage.
Un événement, oh ! tout simple, que bon nombre d'entre vous ont vécu : imaginez
dans cette église, les deux fiancés, émus comme il se doit. Lui, arrive
au bras de sa mère. Elle, attend quelque peu, puis l'assemblée se retourne
et elle avance, tout de blanc vêtue, au bras de son père, dans la joie.
C'est la répétition d'un geste qui a été long à se fixer, à se dérouler
ainsi et qui, finalement, constitue la manière dont, aujourd'hui, nous célébrons
un mariage. Un événement.
Evénement qui vient de tant de rencontres, de fréquentations, d'échanges,
de confidences... et un jour, ils se sont dit : oui. Oui, nous allons bâtir
notre vie ensemble. Leur amour, comme sentiment, devient à ce moment-là,
la logique de leur existence.
Ils sont là. L'événement est clair. On prend des photos, la presse locale
en parle parfois. On montrera les albums aux amis. Quel sens donner à l'événement
? Quel sens donner au fait que, beaucoup plus qu'une bénédiction, l'Eglise,
qui est l'épouse du Christ, engage sa nature propre dans l'échange qu'un
homme et une femme font de leur promesse mutuelle de bâtir leur existence
l'un avec l'autre ?
Il faut donc aller chercher plus loin que l'Eglise même. Si elle engage
sa nature propre, comme épouse du Christ, dans le sacrement de cet homme
et de cette femme, il faut donc maintenant s’enquérir de la propre source
de l'Eglise. Cette source profonde, cette manière de comprendre qui est
l'Eglise, repose en Dieu. Elle est à chercher dans la Trinité.
L’Eglise provient du fait que, loin d'être un solitaire, Dieu éprouve en
lui-même ce qu'est de se donner à l'autre. La Trinité est le maximum de
respect de la personne de l'autre, dans le maximum d'intimité avec cet autre.
Vous qui êtes mariés, vous savez très bien qu'on ne continue pas impunément
à dire “je” ou “tu”, mais que l'amour bâtit un esprit commun,
un “nous” commun. Ce pronom unit deux destinées dans une même parole.
Ainsi l'Esprit unit le Père et le Fils dans une même ardeur, dans un unique
amour, l'Unité même. La Trinité est le coeur même du sacrement de mariage.
La différence humaine la plus radicale, la plus fondamentale, est celle
des sexes : l'autre est autre que je suis. Il n'est pas simplement un autre
homme que moi. Il est la femme que je ne serai jamais et que je ne peux
pas être, ma semblable tellement différente, tellement autre.
La différence sexuelle annonce l'irréductibilité de l'un à l'autre. Dieu
n'est pas simplement l'autre, Il est le Tout-Autre. Il est autre, autrement
que je me l'imagine. Autre que celui qui serait mon vis-à-vis, mon semblable,
mon égal.
Tout autre, ce que je ne serai jamais et que je ne peux pas, à la limite,
comprendre profondément. Non seulement parce que je suis célibataire, évêque
et homme - ce qui fait déjà beaucoup d'handicaps pour parler d'une femme
! - mais, c'est ce que je ne peux pas être, radicalement.
De ce que je ne peux pas être, va naître une union. Non pas la confusion,
chacun reste qui il est. Mais cette forme d'union spécifique, qui est la
communion d'un homme et d'une femme dans un même amour, à l'image de l'amour
du Père et du Fils, dans un même Esprit.
Le sacrement de mariage est le visage même de notre Dieu. Il faut aller
jusque là... A la condition immédiate d'ajouter ceci : que le plus grand,
le plus immense, le plus beau, se vit dans l'ordinaire et le quotidien.
L'Eucharistie, présence du Christ dans son offrande, nous la recevons dans
l'humilité d'un petit morceau de pain. La nature même de Dieu, vous la vivez
en reprisant les chaussettes, en disant au revoir pour partir au travail,
en faisant la vaisselle, en partageant les mille petites choses et les soucis
de la vie. Là nous touchons (rappelez-vous ce qu'est un sacrement), le plus
grand dans le plus humble, la totalité dans un détail, tout dans un seul
geste.
Votre vie ordinaire, simple, est trinitairement marquée puisque vous vivez
l'union dans la différence. Union des dialogues, le soir ; union des rencontres,
union des actes d'amour, union de la tendresse. Le mariage est trinitairement
marqué dans les choses les plus quotidiennes, les plus ordinaires.
Il ne faut pas faire de la théologie du sacrement un idéal inaccessible.
Il faut au contraire incarner cette réalité d'un Dieu toujours présent et
partageant, dans la vie quotidienne, la plus simple présence.
La Trinité devient la logique de votre vie. Voilà la signification, l'événement,
où se situe le retournement.
Avec fidélité, l'évangile de Matthieu nous montre la logique de la vie du
Christ. Au-delà des interprétations, il retourne les prophéties, pour nous
révéler que le roi attendu, le messie glorifié, sera cet homme livré ! Ainsi
le mariage devient le lieu où Dieu se révèle.
*
* *
Pour terminer
je voudrais vous faire réfléchir au fait que c'est sur ce point, que j'appelle
le retournement, qu'il y a, aujourd'hui, le plus de travail à faire.
Souvent le sacrement de mariage est présenté comme la sacralisation de ce
qui existe. La famille est quelque chose d'important, donc on la rend sacrée.
La famille est le lieu où naissent les enfants, on sacralise cette procréation.
La famille est indispensable à une vie sociale, on sacralise la réalité
sociale de la famille.
Je vous fais remarquer que cette approche n'est pas spécifiquement chrétienne.
Des non-chrétiens peuvent aisément tenir le même langage. Mais surtout par
la sacralisation, vous évacuez ce retournement évangélique.
Vous bénissez le mariage, sans le convertir.
Vous exhaussez une réalité humaine au rang religieux et sacré et vous ne
faites pas que la foi transfigure le contenu de ce sacrement. Vous
ne faites pas que le passage par l’église modifie votre perception du sacrement
de mariage. Alors, le sacrement de mariage ne fait qu'avaliser, bénir, renforcer
vos propres conceptions, vos propres mentalités, vos propres orientations.
Mais il n'y a pas de transfiguration de l'amour. L'évangile ne renverse
pas vos perspectives et ne vous apporte pas autre chose qu’au fond vous
ne possédiez déjà, mais qu’il bénit ensuite...
En fait, au moment où on croit promouvoir le sacrement de mariage, et pour
le défendre, on le banalise, parce qu'on le rend simplement à la condition
d'un acte humain, qui recevrait un revêtement sacré lors de sa célébration.
Ensuite, on ne peut le justifier que par des argumentations de convenance,
tirées de la vie en société, de l'équilibre social, de l'intérêt bien compris
d'une politique. Ce sont des arguments humains, terrestres, donc contingents,
qui viennent justifier le sacrement que vous avez célébré.
Le sacrement, comme tel, n'offre plus de résistance. C'est la limite la
plus grave à cette sacralisation de la perception de la famille lorsqu’on
n'opère pas ce renversement évangélique, si manifeste dans les textes d'aujourd'hui
et qui sont à ce sujet d'une clarté exemplaire. Il faut partir de Dieu pour
comprendre le mariage : la Trinité en pose le fondement.
La famille garde, quoi qu'il arrive, trois fonctions. Par tous les
temps, dans tous les âges, trois fonctions indispensables à la vie de l'humanité.
Il n'est pas question de les mettre en cause.
• Elle est le lieu de rencontre de sexes différents.
• Elle est le lieu de rencontre de générations différentes.
• Elle est le lieu de rencontre de la vie privée de la cellule familiale
et de la vie publique, à laquelle en particulier le père, doit progressivement
introduire.
Mais vous concevez, comme moi, que ces raisons tout à fait nobles, légitimes,
respectables et défendables, ne sont pas spécifiquement chrétiennes.
Y a-t-il, dans notre situation d'aujourd'hui, des missions spécifiquement
chrétiennes, qu'au nom de l'Evangile on doive apprendre à la vie familiale
?
Est-ce que le sacrement de mariage n'est que la bénédiction d'un amour déjà
constitué, pour qu'il soit fécond et se maintienne ?
Ou, est-ce qu'à l'exemple du Christ, auquel ce sacrement vous conforme,
vous recevez par le mariage des missions propres, en tant que missions chrétiennes
?
Aujourd'hui, notre Eglise aurait le plus grand intérêt à insister sur le
contenu chrétien du sacrement de mariage, pour en montrer la pertinence
et la grandeur à notre société qui ne sait plus très bien ce qu'est le mariage
lui-même.
*
* *
Aujourd'hui,
au nom de l'Evangile et des textes qu'on vient d'entendre, trois missions
propres peuvent être données à la famille. Des missions qui sont particulièrement
urgentes dans notre monde.
• La première mission je l'ai appelée, avec un peu de paradoxe forcé,
le consentement à la nécessité.
Nous sommes dans un monde individualiste où on rencontre qui on veut, comme
on veut, quand on veut. Où les étrangers sont admis quand on a besoin de
main-d'oeuvre, expulsés quand on n’en a plus besoin. Où ce sont les variabilités
de nos besoins, de nos intérêts qui commandent nos relations. Il n'y a plus
de contrainte dans les relations humaines.
Cela nous paraît être signe de liberté, je crois au contraire, que c'est
la grande faiblesse de nos libertés. Parce qu'alors nos libertés butinent
de rencontre en rencontre, sans jamais tenir quelque chose de suffisamment
essentiel et déterminant, qui contraigne la liberté à aller plus loin que
l'immédiat, le superficiel et le quelconque. Nos libertés flottent, méduses
emportées selon les courants des opinions et des modes.
Or le mariage vit une nécessité. Quand vous avez promis de passer votre
vie avec quelqu'un, l'autre est là ! Votre liberté n'est plus souveraine,
immature, cherchant à papillonner de-ci de-là. Elle a devant elle celui
ou celle qui a été choisi, qui désormais est présent et qui est la contrainte
heureuse, de conduire la liberté plus loin qu'elle voudrait aller par elle-même.
Une société, dans laquelle il n'y a plus cette nécessité de reconnaître
l'existence de l'autre, est une société, qui, sous couvert de libéralisme,
est en fait, fort loin de la liberté.
Une liberté, ce n'est pas être exempt de toute nécessité. Elle consiste
au contraire, à livrer cette liberté à la logique de sa vie. Logique qu'on
vient de découvrir, dans l'existence du Christ.
Nécessité également : vous n'avez pas choisi vos enfants. Et heureusement
! Quel serait ce monde où l'enfant devrait être exactement copie de ses
parents ? Tellement le miroir en plus petit de l'enfant qu'on aurait voulu
être, qu'il ne pourrait même plus être lui-même. Il serait prié d'être l'esclave
des désirs de ses parents. Or, l'enfant arrive, il n'est pas toujours comme
vous l'avez souhaité, mais vous êtes bien obligé de l'accepter. Il y a des
jours où il sera votre joie, des jours où il sera vos larmes et puis un
jour, il partira. Cette nécessité nous apprend qu'il n'y a pas de liberté
sans pauvreté, sans refus de posséder l'autre.
Or, au nom de la liberté aujourd'hui, on voudrait que l'homme devienne maître
de l'homme. Depuis l'instant de sa conception jusqu'à l'euthanasie. Maître
de l'homme au début et à la fin. Maître de l'homme au milieu de sa vie,
parce qu'il est utile ou on l'enlève, on le parque ou on l'expulse.
Quel est ce monde, où au nom d'une liberté inscrite sur ses frontons, il
n'y a plus aucune nécessité de l'autre ? L'autre, n'est jamais une exigence
pour moi, il doit être à mon sens, à mon bon plaisir, à mon gré, à ma botte
...
Ce problème est grave et sérieux. Le mariage atteste au contraire qu'une
société humaine où la liberté va plus loin dans la rencontre, est une société
où je ne choisis pas l'autre, mais où il est là, nécessaire, du fait même
qu'il existe. J’apprends à consentir à cet autre.
Le mariage est le sacrement du consentement à la nécessité de l'autre,
comme étant celui qui ne dépend pas de mon plaisir, dont je ne suis pas
le maître et sur qui je ne peux pas mettre la main.
Je n'ai pas besoin d'expliciter comment cette première mission du sacrement
de mariage est profondément conforme à l'Evangile et absolument urgente
aujourd'hui.
• La deuxième mission pourrait être appelée une mission d'équité.
Le mot n'a pas bonne presse parce qu'on pense que l'équité dispenserait
de la justice et que traiter les gens avec équité serait la manière de les
accommoder au plus juste de nos intérêts.
C'est l'inverse qu'il faut dire. La justice donne à chacun son dû. L'équité
reconnaît chacun comme unique et traite chacun au-delà de la stricte justice,
dans son unicité la plus profonde.
Vous qui êtes parents, vous le vivez. Vous avez plusieurs enfants, il n'y
en a pas deux pareils.Vous les aimez chacun de votre mieux. A chacun vous
adaptez votre relation. Vous adaptez votre attention à ce qu'est chacun
de vos enfants. Vous devez gérer cette exigence extrêmement délicate d'être
à la fois présents et de vivre une préférence adaptée, appropriée à chacun
de vos enfants. Grand signe ....
C'est dire qu'une société humaine n'est pas une société qui donne les mêmes
choses à tout le monde et qui traiterait tout le monde de la même manière.
Elle est une société où chaque personne est reconnue comme unique, à partir
de ce qu'elle est. Où chacun est reconnu pour ce qu'il est devant les yeux
des autres. Quel exemple en donner de plus net que le sacrement de mariage,
où l'unique est choisi et épousé ? Quand la justice peut aplatir,
l’équité promeut. Elle passe du régime unique au respect.
Cet enjeu, dont vous avez fait l'expérience au jour de votre mariage, vous
apprend que si vous voulez traiter l'autre homme tel qu'il est aux yeux
de Dieu vous devez aussi le reconnaître comme unique. Non pas avec des droits
négligés, mais au-delà même d’un droit à surpasser.
Le mariage est l'endroit où une société fait l'expérience de l'équité, c'est-à-dire
de cette justice miséricordieuse où chacun est reconnu pour ce qu'il est,
comme une personne unique, donc différente.
Rappelez-vous cette page d'Evangile où le Christ appelle Pierre à le suivre
et demande à Jean d'aller ailleurs. Où chacun est traité avec l'attention
particulière du Christ et en même temps, dans les yeux du Seigneur, chacun
est aimé pour ce qu'il est (Jn 21, 18-23).
Puis-je faire une parenthèse : Dans notre Eglise si nous le vivions !
Mais combien il nous est difficile de pardonner et de reconnaître que le
pécheur aussi, a droit à l'équité.
Et que donner une permission à l'un, parce qu'il est comme il est et tel
qu'il est, ce n'est pas faire un droit pour tout le monde.
Qu'admettre à la communion une personne et retarder une autre parce qu'elle
n'est pas prête, tel est bien le respect le plus radical de ce qu'est une
personne.
Traiter avec équité dans l'Eglise, c'est reconnaître que chaque frère et
chaque soeur a droit d'être conduit à son pas, comme il est.
• Troisième mission du mariage, le respect des différences, que nous
proclamons beaucoup et qui n'est peut-être pas toujours respecté.
Certes, il y a des différences qu'on n'a pas à respecter. Le fait d'être
différent ne donne pas un droit, ce n'est pas une qualité. Le fait d'être
différent ne permet pas de tout dire, de tout faire. Sans quoi, la tolérance
devient une affaire de statistiques. Elle est ce que supporte le plus grand
nombre. Or, ce n'est pas cela la différence.
Dans l'Ecriture, la différence est le lieu de la rencontre, de l'union,
de l'alliance.
Ne sont donc respectables que les différences aptes à entrer en alliance.
Ne sont supportables que les différences aptes et capables d'engendrer de
la communion.
Sans quoi, au moment même où vous paraissez respecter la différence, en
fait, vous tolérez l'exclusion sous couvert d'indifférence, sous couvert
que tout se vaut donc que rien n'a de réelle importance.
Dans le mariage, où la différence est affirmée, vous montrez que cette différence
n'est pas de l'isolement. Elle ne conduit pas à faire n'importe quoi, mais
cette différence est orientée vers la rencontre, pour la communion, pour
l'alliance.
Il y aurait là une tout autre conception de la société où chacun pourrait
être reconnu dans la mesure où il participerait au bien commun.
Ces contenus sont des contenus évangéliques. Vous voyez aujourd'hui leur
importance comme signe de Dieu même dans notre monde ; comme preuve de ce
Dieu trinitaire dans notre société où tant de gens ont besoin d'être reconnus.
Le mariage est le sacrement de ce monde nouveau, né de la croix et de la
résurrection du Christ.